17.2
Eugénie m'apporte un verre d'eau. J'avale la pilule. Une seconde de répit avant le déchaînement. Soudain toutes mes cellules donnent l'air de s'emballer et mon corps se transforme. La peau de mon dos se déchire douloureusement, entaillée par les ailes qui surgissent de sous ma chair. Tandis que ma peau saigne, un frisson envahit mes membres. Mes bras. Mes jambes. Ma peau enfle et une sorte de grosse veine claire apparaît çà et là, à travers mon épiderme. Mes extrémités s'empâtent. Je me sens poisseuse, comme si j'avais de la glu collée au bout des doigts. Mon pouls s'accélère. Les ailes n'ont pas fini de se déployer derrière moi. Elles continuent de lacérer mon dos le long de ma colonne vertébrale, solidement accrochées à mon squelette. Deux longues antennes pendent devant mon visage. Elles ont poussé sur mon crâne sans que je l'aie senti. Et puis vient le coup de grâce, le moment de la métamorphose le plus insupportable. Le plus ignoble de mes attributs – pire encore que les ailes – prend forme sur mon visage. Ma mâchoire se disloque. Mes dents se déchaussent. Une explosion dans ma bouche qui se répète en série. Enfin les mandibules acérées se dévoilent en caressant le dessous de ma lèvre supérieure.
À ma vue, les yeux d'Eugénie s'emplissent d'étincelles. Elle s'empare d'une languette en bois – Papa en avait toujours pour inspecter le fond de notre gorge, si jamais on prenait froid. Sans me demander mon avis, elle m'ouvre grand la bouche et plaque l'instrument sur ma langue.
— Fais ahhh.
Je m'exécute. Le bâtonnet chatouille mes muqueuses, me retourne les mandibules dans tous les sens. Je ne dis rien.
— C'est fascinant !
Eugénie relève la tête. Le sourire jusqu'aux oreilles et les yeux qui pétillent : mon état la ravit.
— Emma, tes yeux ! Tes yeux sont tous gris ! Est-ce que ça va ? Tu vois bien ? Tu vois toujours les couleurs ?
Je fais aller mon regard. Gauche. Droite. Gauche. Un coup d'œil vers le haut. Un coup vers le bas. Debout près de l'escalier, Cerise assiste à la scène en silence. C'est étrange, comme le monde soudain paraît plus vaste. Plus vaste, mais aussi plus flou. Je perçois presque l'intégralité de la pièce autour de moi. En forçant un peu, je serais bien capable de voir ce qui se situe dans mon dos. Néanmoins, mon large champ de vision est brouillé, comme s'il s'agissait d'un vieil écran, légèrement pixelisé. J'aperçois les formes et les couleurs : la silhouette menue de Cerise et ses cheveux rougeoyants. Plus rougeoyants que jamais. Des teintes, des nuances que je n'avais jamais perçues auparavant se dévoilent désormais. Un vaste flou très contrasté : voilà ce à quoi se résume ma vue à présent.
— C'est flou, comme des pixels, mais je vois. Il y a beaucoup de couleurs, beaucoup plus qu'avant. Je vois très loin sur le côté, presque derrière.
Eugénie pioche un objet coloré dans un pot à crayons. Je pense que c'est une gomme. Elle la jette à travers la pièce. La gomme traverse mon champ de vision et, peu à peu, au fil de sa course, elle me paraît plus nette, par moments tout du moins. Je la vois, d'un instant à l'autre, voler devant mes yeux jusqu'au point précis où elle s'écrase dans le mur.
— Ça donne quoi ? demande Eugénie.
— C'est comme si je voyais au ralenti. C'est toujours un peu flou, mais aussi comme si mes yeux pouvaient capter tous les mouvements, même les plus rapides...
— Très bien. C'est typique des yeux composés. Les libellules en possèdent. Ça vient de là, sans doute. Ne sois pas surprise. Tes yeux sont pleins. Ils sont en train de s'élargir. Ne t'étonne pas s'ils ressortent de tes orbites. Plus tes yeux s'étaleront sur le côté, plus ton champ de vision sera large. Si tu parviens à les développer davantage, tu pourrais peut-être vraiment voir derrière toi. Tes yeux sont composés de très nombreuses facettes. Les libellules en ont à peu près trente mille, donc je suppose que tu n'en es pas loin. Chaque facette a sa propre cornée, ses propres capteurs. Ton cerveau superpose les milliers d'images que tu perçois en même temps et crée une vue d'ensemble. C'est ce qui explique que ta vue soit pixelisée. L'avantage, c'est que ce très grand nombre de facettes te permet de capter beaucoup d'images à la seconde, beaucoup plus qu'un œil simple camérulaire. Ça risque de te donner mal au crâne, au début, mais tu vas être capable de percevoir des mouvements très rapides, quasi invisibles à l'œil humain. En bref, tu es une sorte de radar vivant.
Je comprends de mieux en mieux ce que ressentait Adoria tout à l'heure. À entendre Eugénie, ce qui m'arrive est absolument formidable. Je me demande si elle s'est transformée, elle. En fait, depuis trois jours, je ne me pose plus réellement la question : je sais qu'elle va se transformer tôt ou tard. Mon petit doigt me dit que c'est déjà chose faite. C'est rare que mon petit doigt me trompe. Cependant, quelque chose ne colle pas. Sa métamorphose est une certitude. Alors pourquoi Eugénie ne s'est-elle jamais montrée sous ce jour nouveau ? Pourquoi va-t-elle jusqu'à prétendre ne pas être atteinte par la transformation ? Elle ment, c'est évident. Pourtant, si nos nouveaux attributs la fascinent à ce point, sa propre mutation devrait a fortiori lui faire ressentir le même émerveillement. Pour le moment, je ne vois qu'une seule explication : les effets de sa métamorphose ne lui paraissent pas aussi satisfaisants que les facultés qu'elle observe chez nous. C'est plutôt clair, à présent : la condescendance dont elle a fait preuve envers Nolwenn doit plus à l'envie qu'au mépris. J'ignore en quoi Eugénie s'est changée, mais elle aurait certainement préféré hériter des aptitudes d'un félin.
— Enlève ton T-shirt, s'il te plaît.
Eugénie s'est plantée devant moi. Elle a l'air sérieuse. Jouer les rats de laboratoire, ça commence à me taper sur les nerfs. Je me risque à briser un tabou.
— Dis-moi Eugèn', tu ne t'es toujours pas transformée ?
Elle secoue la tête.
— Enlève ton T-shirt, Emma. Il faut que je voie tes ailes.
J'enlève tant bien que mal le vêtement, aussitôt entaillé par mes ailes saillantes. J'insiste :
— C'est étrange, tout de même, que tu ne te sois pas transformée. Papa n'aurait donc rien modifié dans ton génome ? Pourquoi ?
Ma sœur est passée dans mon dos. Elle ausculte mes ailes avec minutie. Mes yeux d'insecte répugnants me permettent de la voir, partiellement au moins, s'affairer derrière moi. Je ne peux cependant pas déterminer son expression. Peu importe, ma question a fait mouche. Eugénie ne peut pas faire autrement que d'essayer de me répondre.
— Eh bien, hasarde-t-elle, tu sais, Magnus avait beau être un génie dans son domaine, l'erreur est humaine. Nous sommes des expériences, rien de plus. Il a sans doute effectué des modifications dans mon génome. Je ne sais pas. Je n'ai pas encore pris le temps de décoder ma propre séquence ADN. Mais, tu sais, c'est possible que pour une raison X ou Y les gènes qu'il m'a implantés ne se manifestent pas. Ça arrive, les échecs, même aux plus doués.
Qu'Eugénie se définisse elle-même comme un échec, ce n'est pas du tout son genre. Il ne m'en faut pas plus pour être convaincue que la théorie qu'elle vient de déballer n'est rien d'autre qu'un mensonge inventé sur le tas. Je suis surprise aussi que Nolwenn ne saute pas sur l'occasion pour enfoncer notre sœur et prendre sa revanche. Ce serait bien son genre, ça aussi. Pourtant, je ne vois plus Nolwenn et comme elle ne dit rien, j'en profite pour tâter encore davantage le terrain sans donner l'air de bien comprendre.
— Faustine aussi, alors ? Si elle ne se transforme pas, c'est parce que Papa n'a pas réussi à implanter comme il fallait les gènes qu'il a ajoutés à son génome. C'est ça ?
— Oui. Non. Si tu veux. Enfin, c'est un peu plus compliqué que ça. Il ne suffit pas d'ajouter des gènes. L'ADN, c'est un peu comme un puzzle. Le nombre de pièces est déterminé et on peut difficilement le modifier. Ce qu'on modifie, ce sont les pièces elles-mêmes. Mais dans notre cas à nous, c'est encore autre chose. Enfin vous, je veux dire. Vous avez à la fois des gènes humains et implantés. Et les deux sont dominants. Il y a autre chose, en fait : un genre de principe métamorphe. On le trouve aussi dans la composition des gélules. C'est ce qui permet la transformation, mais c'est aussi ce qui vous permet de garder forme humaine. En fait, sans cette substance, votre ADN dégénérerait. Il y a peut-être un problème de dosage du principe métamorphe chez moi ou chez Faustine, qui nous empêche de muter. Je n'ai pas encore étudié la question, mais peut-être qu'une surdose peut inhiber la transformation, ou au moins...
Eugénie est interrompue par un violent fracas métallique en provenance du fond du sous-sol. Cerise se montre plus alerte que nous et, tandis que nous tournons bêtement la tête, surprises, pour essayer d'entrevoir la cause de ce vacarme, notre sœur prend les devants et se hâte en direction du point d'impact. Une fraction de seconde plus tard, mon T-shirt sous le bras, j'emboîte le pas à Eugénie pour constater l'ampleur des dégâts.
Dans un coin reculé du laboratoire que ni les néons ni les écrans ne parviennent à éclairer, s'entassent des caisses en plastique, des coffres métalliques et des étagères en fer sur lesquelles la poussière et l'humidité ont formé une solide couche de crasse. Les étagères sont vides, ou presque. Une plante morte dans un pot en terre cuite. Quelques instruments de verrerie brisés. Des toiles grises et compactes où ne logent plus que les cadavres des araignées. Et, en bas de l'étagère de gauche, des tiroirs en bois – probablement ceux d'un bureau dont il ne reste aucune trace – tellement pleins de papiers qu'ils sont prêts à craquer. L'une des étagères s'est effondrée, couchée en diagonale au milieu du désordre. La tablette du haut se trouve à présent à nos pieds. Voilà l'origine de tout ce tapage. Pourtant, je le sais, et Eugénie le sait, et Cerise elle aussi le sait très certainement, même si elle prétendrait volontiers le contraire, cette étagère-là n'est pas tombée toute seule. Dans la pénombre, au milieu des coffres, des caisses, deux grands yeux luisent.
Elle est là, sur ses fesses. Le buste en arrière. Les bras tendus dans son dos. Les jambes pliées. Comme tombée en arrière. L'air innocent. Avec ses oreilles dressées et la queue qui fouette l'air. Nolwenn nous regarde et, forcément, elle ne sait pas quoi dire. Eugénie va lever la voix dans quelques secondes. Je compte dans ma tête. Trois. Deux. Mais Nolwenn se redresse et tente de détourner l'attention.
— Eh, regardez ce que j'ai trouvé !
Elle pointe du doigt quelque chose, vers le bas, dans l'ombre. Toutes les trois, nous plissons les yeux pour essayer de voir de quoi il s'agit. Nolwenn avance dans le coin. Aucune de nous trois n'ose se risquer à escalader la montagne de désordre qui nous sépare du mur d'étagères. Nous regardons Nolwenn s'enfoncer dans l'ombre. Elle s'accroupit et tente de soulever quelque chose. À l'entendre gémir, je devine que ce qu'elle veut nous montrer est plus lourd que prévu.
— Eh ! Est-ce que l'une de vous voudrait bien venir m'aider ?
Eugénie retrousse ses manches et entreprend de passer par-dessus les coffres, les caisses et l'étagère renversée qui bloquent le passage. Elle parvient tant bien que mal jusqu'à l'angle de la pièce et prête main-forte à Nolwenn. Chacune empoigne un côté du mystérieux objet.
— Ça alors ! s'exclame Eugénie. Pour une fois, Nolwenn, on peut dire que tu as mis la main sur quelque chose !
Ma curiosité s'intensifie. Alors, je les vois passer par-dessus leurs épaules ce qui semble être des bras. Des bras humains. Elles avancent. L'ombre donne l'air de reculer. Elles émergent peu à peu. Au fur et à mesure qu'elles progressent et gravissent l'amas de caissons qui nous sépare, je vois se dessiner entre elles la silhouette qu'elles soutiennent. Une silhouette humaine. Je ne peux réprimer un frisson. Cerise me prend la main. Pas pour me réconforter, non. Elle ne m'a probablement même pas vue frémir. Elle s'est raidie. Les pupilles grandes ouvertes et les membres tremblants. Elle presse ses doigts contre ma paume pour se rassurer. Mis à part pour ce qui est de fendre ma peau avec ses ongles, ce n'est pas très efficace.
Nolwenn et Eugénie peinent à passer par-dessus l'étagère qui s'est écroulée. Pas après pas, étage par étage, leur progression ralentit. Le corps qu'elles traînent jusqu'à nous est désormais plus net. La tête baissée. Une longue frange qui lui cache le visage. Deux gros lapins blancs accrochés dans ses cheveux. Un de chaque côté du crâne, comme des peluches. Les mains gantées, qui pendent dans le vide. Des courbes féminines. Une petite robe claire, grise, munie de volants, de manches bouffantes et d'un petit col, tous blancs. Deux gros nœuds qui lui décorent les hanches. Et des boutons en forme de cœurs, bleus comme un ciel d'hiver. Et ses jambes nues. Des bottines aux pieds, grises, comme du métal. Sa peau est terne. Je me demande combien de temps un macchabée aurait pu se conserver dans cette cave. À en juger l'état des murs, des toiles, la moisissure qui suinte de partout, probablement pas longtemps.
Nolwenn et Eugénie traînent le corps inerte jusqu'à l'étagère du haut, celle qui se trouve à nos pieds, à Cerise et à moi. Alors, la lumière du néon vient se refléter dans la chevelure grise, dans les gants gris, dans la robe grise, dans les bottines grises, et même dans la peau, grise elle aussi. À ce moment précis, je comprends. Ce n'est pas un cadavre. Ce n'est même pas humain.
Mes sœurs déposent l'humanoïde sur la dernière tablette de l'étagère, devant nous, en position assise, et lui redressent la tête. La bouche fermée. Les yeux clos. Il y a quelque chose de frappant à propos de sa figure. Ce n'est pas sa ressemblance troublante avec un être humain. Ce n'est pas non plus cette étrange coiffure : une sphère de cheveux qui englobe son crâne jusqu'au cou, découpée sur le devant par une longue frange, deux mèches épaisses qui glissent sagement jusqu'à ses clavicules. Ni les deux peluches accrochées sur son crâne. Non, c'est cette marque sur son visage. Une ligne transversale le divise, du milieu de son front jusqu'au milieu de sa joue droite. Par-delà cette ligne, toute la partie droite de son visage est plus sombre, plus rigide : à cet endroit, la fine peau grise qui recouvre sa carcasse métallique a été arrachée.
— Ce truc a dû coûter une fortune ! remarque Eugénie.
— Quel usage Papa avait-il d'un robot ? je demande.
Personne ne me répond. Cerise serre un peu plus encore ses ongles contre ma paume.
— Je n'aime pas trop ça, déclare-t-elle.
Nolwenn, qui n'a pas quitté des yeux l'humanoïde, approche doucement sa main du col de la robe. Elle pose l'index sur le bouton qui le décore et l'enfonce.
— Nolwenn ! gronde Eugénie.
Au même moment, le robot redresse le menton dans un petit grincement. Ses yeux s'ouvrent. Deux énormes iris, jaunes et luisants. Sa bouche s'ouvre aussi. Une voix féminine s'en échappe :
— Bonjour, je m'appelle RF5 : Robot Fonctionnel Cinquième génération. J'ai été créée par la Compagnie Hirata afin de fournir aux utilisateurs un confort de vie plus optimal. Ma mémoire centrale a enregistré des gestes quotidiens indispensables qui font de moi une aide ménagère précieuse. Étant dotée d'une intelligence artificielle développée, je suis prédisposée à la conversation. Je suis une fille modèle, une amie fidèle et une amante hors pair Il vous est possible de modifier mes données mémorielles et caractérielles via les cartes mémoires situées dans ma nuque. Nous allons maintenant procéder à l'initialisation. Veuillez indiquer de façon claire et audible le nom du propriétaire légal.
Le robot se lève alors, face à nous. La main de Cerise glisse de la mienne. À côté de moi, ma sœur recule, chancelle et s'écroule à terre.
— Cerise !
— Cerise, répète le robot. Nom du propriétaire légal enregistré. Veuillez confirmer cette donnée via contrat digital.
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