19.2
J'ouvre les yeux. Tout est calme. On n'entend que les clapotis de la pluie sur les tuiles, le ruissellement de l'eau dans la gouttière, les gouttes qui tintent dans un seau métallique resté posé sur la terrasse. Le vent siffle entre les branches des arbres de la jungle. La mer charrie les rouleaux qui s'écrasent lourdement sur la plage. Les tempêtes tropicales, j'ai connu ça dans mon enfance. Cependant, à Puertoculto, à l'abri dans la crique, la mer me semblait autrefois moins capricieuse. Depuis mon retour sur l'Île des Nootaks, depuis que je me suis installée sur la plage, à l'orée des sous-bois au pied de la colline, je fais l'expérience de sonorités nouvelles, parfois juste oubliées.
Je demeure un instant couchée sur mon futon, en position fœtale, le poing fermement serré sur ma dague. Toutes les nuits, ce sont les mêmes rêves, incessamment, qui refont surface. À chaque fois que je ferme les yeux, je me retrouve plongée dans le passé, deux années en arrière, au milieu de cet Helheim de sable. La guerre, elle a miné mon esprit. Ces cicatrices-là n'ont rien à voir avec les chutes, les chocs, les impacts que les balles ont laissés sur mon corps, les brûlures ou les plaies causées par les lasers. Ces cicatrices-là, ni ma force, ni le temps n'en sont venus à bout.
Mes yeux glissent sur le cadran de la vieille horloge, dans le salon. Je laisse les battants coulissants ouverts la nuit, à l'intérieur de la cabane. C'est ma façon à moi d'avoir un œil sur tout. Il est passé quinze heures. Émerger à une heure si tardive, je sais ce que Gechina en penserait. L'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt, dit-elle. Mon avenir, pour le coup, il est largement compromis !
Je finis par quitter le lit. Je laisse ma lame à sa place, cachée sous l'oreiller. J'ôte le T-shirt qui me sert de pyjama et je file prendre une douche. Il n'y a pas d'eau courante, sur l'île. Mais chaque habitation dispose d'un système de récupération et de filtration des eaux. La saison des pluies est une bénédiction pour les villageois. Quant à moi, elle m'assure une belle économie sur la facture de ma location. À la saison sèche, un autre système de filtrage permet de traiter l'eau de mer pour la consommation. Une grosse pompe alimente toutes les cabanes de la plage. Je suppose que la villa, en haut de la colline, dispose d'un système analogue. Là-bas, au village, on a des méthodes un peu plus rudimentaires, avec des baquets et des plantes aquatiques, mais le principe est le même.
J'enfile des vêtements propres : un jean et un débardeur, juste de quoi traîner dans la cahute. Un tas de linge sale s'amoncelle dans un coin de la chambre. Je sens que je ne vais bientôt plus rien avoir à me mettre sur le dos ! Alors, j'entreprends de faire une lessive, à la main. Puis je tends une grande corde à travers le salon, jusqu'au coin de la pergola. J'étends dessus toutes mes affaires mouillées. Il pleut toujours dehors. J'ai entrouvert les battants qui donnent sur la terrasse. Et me voilà par terre, devant mon petit réfrigérateur, à grignoter des restes. Dans ces moments-là, c'est l'animal en moi qui vit. L'avenir, je ne le vois pas.
Trois coups cognent le battant dehors. On toque. Aucune surprise pour moi. C'est elle, comme d'habitude. Je me lève et je la découvre, debout sur la terrasse, la capuche de travers rabattue sur sa tête. Ses longs cheveux dégoulinent sur ses joues. Ses jambes nues, sous son short, ont été aspergées par le sable mouillé. Ses baskets en sont couvertes. Elle sourit, comme d'habitude, une guitare sous le bras. C'est la première fois qu'elle ramène un instrument.
Elle reste plantée là, comme si elle attendait que je l'autorise à entrer. Elle devrait le savoir, pourtant, qu'elle n'a pas à demander la permission. Tous les jours, depuis une semaine, Nolwenn vient me rendre visite. Peu importe qu'il pleuve, peu importe qu'il vente. Elle descend la colline et rejoint ma cabane. On ne fait rien de spécial. On flâne dans le salon. Elle touche à tout. Elle pose des tas de questions. On ne s'ennuie jamais. En quelques jours, sa présence est devenue familière. Petit à petit, je me suis mise à attendre ses visites avec un certain enthousiasme.
Je la fais rentrer. Elle retire ses chaussures pleines d'eau et les laisse sur le pas de la porte, puis elle ôte son sweat-shirt trempé. Son T-shirt gorgé d'eau moule le peu de formes qu'elle a. Nolwenn se laisse tomber dans le canapé. Elle secoue sa tignasse à la manière d'un animal qui cherche à se sécher.
— Tu veux quelque chose ? je demande. Je n'ai plus que du thé glacé.
Nolwenn prend un air de profonde réflexion et me répond avec un sérieux absolu :
— Est-ce que tu aurais du thé glacé ? Non, attends... Je crois qu'je vais plutôt prendre un thé glacé !
Je ris.
— C'est ça, moque-toi de moi ! Au moins, je suis certaine que tu ne squattes pas ici pour profiter du frigo !
À vrai dire, je ne sais pas ce qui la pousse à revenir chaque jour. Davantage encore, je me demande pourquoi moi je lui ai ouvert ma porte, pourquoi je la laisse mettre son nez dans mes affaires, pourquoi je ne rechigne pas à répondre à ses questions. Elle est l'ennemie, cette chose contre laquelle je dois me battre. Cette lutte est l'unique raison de mon existence. Alors, pourquoi je me contente de la laisser aller et venir en l'observant ?
J'apporte les deux verres de thé bien frais dans le salon et je m'assieds à côté d'elle.
— Tu joues de la guitare ? je demande.
Nolwenn prend le verre que je lui tends et le vide d'une traite.
— Ouais, dit-elle, je me débrouille. Il y a une chanson que tu aimes ? Dis-moi laquelle et j'essaye de te la jouer !
Je ne me laisse pas le temps de réfléchir.
— Carpe Diem Tsunami, du groupe...
— Je connais, me coupe-t-elle. C'est une chanson du groupe Aka Poliss.
— Tu écoutes ce genre de musique, toi ?
— J'écoute tout ce qui s'écoute.
Elle pince doucement les cordes de son instrument et tend l'oreille pour les accorder. Puis elle se met à jouer et, malgré moi, j'entonne les paroles.
La vie est un fil
Tendu dans le vide.
Pile, face, face, pile...
Faut que tu t'décides
À franchir le pas,
Avant le trépas.
Plus l'temps d'hésiter,
Maintenant faut plonger
Et...
Woaw ! Le temps s'accélère
Vitesse de la lumière.
Là dans l'arène,
Non, t'es pas la reine.
Cours, vite, plus vite ! À en perdre haleine !
Pourquoi donc tu résistes à l'appel des sirènes ?
...
Il faut garder ses amis près de soi et ses ennemis plus près encore, c'est ce qu'on m'a dit un jour, pendant ma formation. Il paraît que ça sort de la bouche d'un grand homme. Si Nolwenn est près de moi, je n'ai rien à craindre d'elle. J'en découvre autant à son sujet qu'elle en apprend sur moi. Ce que je découvre, ça ne m'effraie pas. Il y a de la douceur en elle, et une certaine candeur. Je ne peux pas dire si elle feint ou non cette naïveté presque infantile. Ce qui est certain, c'est qu'elle est loin d'être idiote. Elle saisit les choses en un regard, d'une façon telle qu'on peut observer ce sursaut lorsqu'une idée la traverse. Parfois, je lui demande à quoi elle pense. Chacune de ses réponses me surprend. Nolwenn pense que le café est un médicament pour rester éveillé. Elle dit que ce serait chouette de pouvoir lire les pensées des autres, parce qu'ils pensent à plein de choses auxquelles on ne penserait jamais seul. Elle dit aussi que s'il pleut autant, c'est probablement parce que le ciel est très triste. Rien de ce qu'elle dit n'est idiot.
La main de Nolwenn caresse une dernière fois les cordes et la note finale résonne dans la caisse.
— Tu joues bien, je remarque. Tu as pris des cours ?
Elle secoue la tête.
— J'apprends toute seule. J'écoute une chanson et puis j'ai juste à répéter les notes. C'est pas bien compliqué. Si tu viens à la maison, un de ces jours, je te jouerai un morceau au piano.
Je suis estomaquée par l'humilité avec laquelle elle dit ça.
— Si c'est aussi facile pour toi, tu dois vraiment être douée. Moi, j'ai jamais été capable de sortir une note juste d'un instrument.
— Mais tu as une jolie voix, m'assure-t-elle.
— C'est plutôt quelconque.
— Ne dis jamais que tu es quelconque. Moi, je ne te trouve pas quelconque. J'connais personne comme toi.
Je ne sais pas quoi répondre. Je n'ai pas été habituée à ce genre de compliment. J'esquive.
— Tu sais, Nolwenn, je crois que t'as un don. On appelle ça l'oreille absolue.
— Ah... Et ça veut dire quoi ?
— Que pour toi, c'est naturel de reproduire des notes que tu entends, je crois. Mozart l'avait aussi.
— Ouais, mais lui, il inventait des musiques. Moi, je fais que répéter.
Je pose ma main dans son dos.
— Alors tu n'as qu'à essayer de composer quelque chose.
Et un joli sourire se dessine sur ses lèvres.
Si on m'avait dit il y a deux ans que l'ennemie pouvait être une enfant, comme moi, sans arme, sans hargne, est-ce que j'aurais accepté de pointer ma lame sur elle ? Sans hésitation, j'aurais dit oui. C'était ce que tout le monde attendait de moi.
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