22.2
Hier, après qu’Adoria et Emmanuelle ont passé près d’une heure à courir après Nolwenn sous la pluie, sans succès, nous avons toutes sorti nos tablettes holographiques et passé le test d’admission de l’Académie d’Elthior. La première partie consistait en une série de questions sur nos personnalités et nos connaissances générales. À l’issue de ce premier examen, l’intelligence artificielle scolaire détermine les branches de formation Étoile qui pourrait correspondre à chaque profil. Il nous a fallu ensuite nous coltiner une batterie d'exercices soit-disant personnalisés. Allez savoir pourquoi je me suis retrouvée à devoir calculer des angles et analyser une vieille poésie ! Cette partie-là doit servir à déterminer le cursus idéal de chaque personne : une filière de l’Étoile et une poignée d’options transversales au choix.
Sans surprise, Emmanuelle et Luna se sont vues orienter en finale Sophia, la branche d’études politiques. La première a opté pour des cours transversaux de droit et de sciences, quand l’autre a préféré se rajouter une dose d’enseignement littéraire. Personne ne l’aurait prédit, et pourtant, Faustine a été admise en finale Cosmos, la filière scientifique, celle-là même qu’avait emprunté Papa à son époque. Moi et Adoria, nous ne sommes pas des intellectuelles, mais Papa nous a toujours encouragé à valoriser nos points forts et nos passions. Nous avons toutes les deux été dirigées vers la filière « scène et sport » Spectus. Là où ma sœur n’a choisi que des options sportives, j’ai décidé de m’essayer au stylisme et au chant.
Emmanuelle et Eugénie ont pris en main toutes les formalités.
— Pour réserver vos chambres à l'internat, veuillez contacter le responsable au numéro suivant...
La voix d’Emma s'est éteinte au fur et à mesure qu’elle lisait le formulaire. Même moi, j'ai compris que nous avions un problème.
— Eugén', c'est toi notre père, désormais, l’a taquinée Luna. Du moins, administrativement. J'espère que tu sais comment prendre une grosse voix !
— Ahah. Très drôle. Vous allez réserver vos chambres toutes seules, comme des grandes ! Cela dit, si mes collègues essayent de me joindre, comment je suis sensée les convaincre que je suis Magnus ?
— J'ai peut-être une solution.
Je ne sais pas pourquoi je n'ai pas pu tenir ma langue. J'ai rarement l'occasion d'impressionner mes sœurs. Sur le moment, je me sentais vraiment maligne. Je leur ai expliqué qu'il existait un logiciel d’holopad permettant de modifier sa voix pendant les appels. Il offre un large choix de timbres et, avec ça, Eugénie pourra emprunter autant d'identités qu'elle le voudra. Ma suggestion a fait l'unanimité. J'étais vraiment contente de moi. Enfin, jusqu’à ce qu’Emmanuelle me demande quelle utilité j’avais d’un logiciel-pirate vraisemblablement créé par des escrocs friands d’arnaques téléphoniques.
À moins de s’appeler Luna et de manier aussi bien le mensonge que le laconisme, je ne vois pas comment quiconque pourrait échapper à un interrogatoire d’Emma la têtue ! J’ai eu beau essayer de changer de sujet, on en revenait toujours à ce logiciel louche. Que ce soit devant la télé ou en aidant Cerise à préparer notre dernier repas de famille, ma détective de sœur n’a pas voulu me lâcher et, au dîner, quand elle a commencé à insinuer que j’avais peut-être un rapport malencontreux avec l’assassin de Papa, à bout de nerfs, j’ai craqué sous sa torture. En bref, j'ai dû leur avouer que je m'étais inventé une bonne dizaine de fausses identités. Alors, je n'ai plus eu la possibilité de me défiler. J'ai dû tout leur expliquer : les mensonges que j'ai racontés pour séduire des garçons, les fausses moi que j'ai inventées pour qu'ils ne me retrouvent jamais, tout, jusqu'à la façon dont j'ai monnayé mes charmes par appels vocaux.
— Roxane, s'est inquiétée Cerise, tu as déjà rencontré l'un de ces types ?
— Bien sûr que non. Je me contente de leur parler. Ils payent juste pour entendre ma voix. Ce n'est même pas la mienne, en vérité, puisque j'utilise le logiciel. Je choisis une tonalité sensuelle, je leur dis ce qu'il faut pour les chauffer un peu, pour qu'ils... Enfin, je vais pas non plus vous faire un dessin ! Pour toucher plus de pourboires, je me suis inscrite à l'agence sous trois noms différents.
Mes sœurs ont eu l'air choquées. Seules Faustine et Luna sont restées de marbre. C'est dans ce genre d'instant que j'entrevois ce qui peut les rapprocher. J'ai soutenu leurs airs ahuris, jusqu'à ce qu'Adoria pose sa fameuse question.
— Ça te fait quoi, de savoir que des dizaines de types se masturbent pendant que tu leur parles ?
— Ad' ! s'est écriée Cerise.
— Rien. Ça ne me fait rien. C'est pas comme si c'était moi. C'est Jenn, Cassandra, Désirée. C'est pas comme s'ils savaient quoi que ce soit de moi.
Ça fait des mois que j'ai ce genre d'activité. Ça ne m'a jamais rien fait. À aucun moment je n’ai eu la sensation de mal agir. Ni même la sensation que c'était moi, d'ailleurs, tout ce temps, au téléphone. Mais quand Adoria a posé ce regard-là sur moi et que j’ai décelé du jugement dans sa voix, subitement, j'ai eu honte. Honte comme jamais encore. J'aurais voulu m'enfouir dans un trou, sous terre, et jurer, cracher de ne plus recommencer. Si Luna n'avait pas été là pour remarquer à quel point ma combine d’arnaqueuse allait nous simplifier la vie, j'aurais sans doute fondu sur place.
Luna pose sa main sur mon épaule.
— Nous sommes presque arrivées
Puis elle ajoute à voix basse :
— Essaye de ne pas briser trop de cœurs, une fois en ville, d'accord ?
Je ris, à moitié nerveusement. Luna s'éloigne :
— Je vais tenter de trouver Faustine avant qu'on débarque. Maintenant que je suis responsable de ses actes, il vaut mieux que j'assure mes arrières !
Luna prétend que nous cherchons tous le bonheur ou la paix. Je me demande bien où elle les trouve.
Le soleil est déjà haut dans le ciel lorsque Sancho jette l'encre.
— Mesdemoiselles, bienvenue à Elthior !
Ce n'est pas notre première visite sur l'île. Pourtant, le port d’Elthior me paraît encore plus gigantesque, encore plus animé que toutes les fois précédentes. Où que je pose les yeux, je vois des gens qui s'affairent. Des marins, pour la plupart. Certains portent des caisses, d'autres tirent des filets remplis de poissons. Il y en a qui bâtissent de nouveaux quais, au bout de la jetée. Des femmes qui crient, qui rient, des enfants qui jouent sur les docks en poussant des cris de joie, des hommes qui rient aussi du plus profond de leurs gorges. Et puis encore des hommes, certains le torse nu, qui exhibent leurs muscles, leurs tatouages, leurs cicatrices.
— Eh, oh ! La Terre pour Roxane : en gravitation, le liquide flotte, alors ravale ta bave !
Adoria agite la main devant mon visage. Mes joues virent au rouge.
— Salut Roxane ! Ça va ?
Je tourne la tête sur Zackary, qui m’offre son sourire le plus photogénique.
— Où est-ce que t'étais ? je demande.
— À l'arrière, avec ta sœur. On discutait bateau.
Zackary se tourne vers Adoria. Je rêve ou elle est encore en train de me doubler ?
— J'étais ravi d'te parler, Adoria ! Surtout, s'tu veux passer ton permis de navigation, viens m'voir. J'connais quelqu'un qui donne des l'çons pour pas cher !
Il lui fait un clin d’œil. Adoria descend du bateau en lui adressant tout juste un signe de la main. Non mais je rêve !
— Et moi ? je demande, agacée. Tu me propose pas de prendre des cours ?
Zackary me sourit.
— Comme si j'allais t'envoyer prendre des cours avec quelqu'un d'aut' ! lance-t-il. S'tu veux apprendre à conduire un bateau, j't'apprendrai moi-même.
— Tu m’as prise pour qui, Zack ? Je montais sur le bateau de mon père avant de savoir marcher. Comme si j’avais besoin de leçons !
— Dommage, j’t’avais réservé un tarif spécial…
Il me fait les beaux yeux et passe, tout gêné, sa main derrière son crâne. C'est presque trop facile ! Je me détourne avec dédain, remercie Sancho pour la traversée et descends à mon tour du bateau.
— De toute façon, c'est pas comme si ça m'intéressait, tous ces trucs de moteur et de gouvernail.
Je rejoins mes sœurs dans le port. Luna vient d'appeler un taxi. J’ai beau tourner la tête, je ne vois que des porte-conteneurs et des embarcations de pêcheurs.
— Y a pas un yacht dans ce port ?
— Dans le Port des Veuves ? se moque Emmanuelle. Avant, c’était le port de pêche des quartiers pauvres de la vieille ville. Mais aujourd’hui, c’est le plus grand port de commerce de l’archipel. Ne t’attends pas à croiser de riches touristes ici !
— Avec un nom aussi joyeux, c’est sûr, faut pas trop en demander.
— C'est parce qu'avant, les veuves des marins perdus en mer venaient toutes pleurer leur perte sur la jetée. Le surnom est resté, même si aujourd'hui les conditions de travail des pêcheurs sont beaucoup moins dangereuses qu'au dix-neuvième siècle.
— Je dois aller où, du coup, si je veux espérer croiser Tamara Calsen et sa clique sur leur bateau de croisière ?
— Plutôt à l’Est de l'île, sur la zone artificielle. C’est là que se trouve le Port du Soleil de Carcaracosta, où arrivent les touristes. Et puis, tout au Nord, pas loin d’ici, il y a le Vieux Port de Red Hill, où tout le gratin de la vieille ville laisse ses bateaux de plaisance.
— Red Hill ?
— La première ville fondée par les anglais dans l'archipel, intervient Luna. Il paraît que le temps y est figé depuis le dix-neuvième. Il faut absolument que j'aille m’y perdre un de ces jours !
— Bah ce sera sans moi. Les coins vieillots, non merci !
Alors que nous traversons le port en direction de la route, nous croisons un groupe d'hommes installés sur des caisses, en pleine partie de cartes. Quelque chose chez eux retient mon attention, et je vois qu'Emmanuelle aussi les dévisage un instant. Je comprends vite pourquoi. Ils n'ont pas l'air de marins. Ils portent des habits de marques, des vestes en cuir et, du rasage à la coiffure, leur apparence est particulièrement soignée. Je jurerais même que certains se font un soin de la peau, une manucure. Alors que j'admire les ongles impeccables de l'un des malabars, mon regard glisse sur son avant-bras. Un tatouage dépasse sous son blouson : une sorte de petit poisson longiforme muni de moustaches et de minuscules nageoires. Le type lève les yeux sur moi et, s’apercevant que je le fixe, me lance un regard noir. Je recule sans demander mon reste pour rejoindre mes sœurs.
— Ça ne va pas de fixer les gens comme ça ? me sermonne Emmanuele. Surtout ces types-là. Je te parie tout ce que tu veux que ce sont des candirus !
— Des quoi ?
— Allons Roxie, tu n'as jamais entendu parlé de l'Ordre des Nécrophages ? me demande Luna.
Je secoue la tête. Mes sœurs m'expliquent tout. Il s'agit d'un groupe de personnes recrutées secrètement par les nobles d’Agnakolpa pour éliminer les individus qui menaceraient l’ordre dans l’archipel. Avec le temps, ces assassins sont devenus un gang réputé et redouté, bien que leurs liens avec les dirigeants n'aient toujours pas été prouvés. Ce poisson tatoué sur leur bras, m'explique Emmanuelle, c'est un candiru : il est connu pour s'introduire dans le corps de ses proies et se nourrir de leur sang de l'intérieur. Je grimace.
— C'est répugnant !
— Moi, je trouve ça cool, déclare Faustine.
Ça faisait longtemps que nous n'avions pas entendu le son grave de sa voix. On s'en serait sans doute passé. Mais plus personne ne s'étonne des goûts étranges de Faustine. Je hausse les épaules :
— Dans tous les cas, ces mecs n'ont aucune raison de s'en prendre à moi. C'est pas comme si j'étais une menace. La politique, c'est bien un domaine qui ne m'intéresse pas du tout !
Enfin notre taxi arrive. Adoria et Emmanuelle se triture les méninges pour résoudre le casse-tête qui consiste à faire rentrer nos six valises dans le coffre étriqué de l’aéromobile
— Sincèrement, Roxie, t’étais obligée d’emporter toute ta chambre ?
— Oh, arrêtez de vous plaindre. J’ai pris que le strict minimum.
Adoria peste contre mon prétendu matérialisme pendant les trente minutes du trajet qui nous amènent à l’Académie. Venant de la fille qui a embarqué sa raquette de tennis, des altères et un putain de sabre d’escrime, c’est quand même l’hôpital qui se fout de la charité ! Mais je n’ai pas de temps à perdre en chamaillerie, c’est maintenant que commence mon fabuleux destin.
Il n'est pas encore huit heures lorsque nous arrivons. Celle qui nous accueille s'appelle Naomi Diez, une trentenaire énergique avec un maquillage léger qui porte sa chemise nouée autour de la taille et ses cheveux relevés dans une queue de cheval. Sa voix est fluette et elle parle rapidement. Elle est à peine plus grande que nous. D’après le curriculum vitae qu’elle nous débite aussi vite que le reste, elle serait responsable du dortoir et référente de parcours. Pas que j’aie la moindre idée de ce que cela implique… Le courant semble passer d’emblée entre Adoria et elle. À croire que leurs piles sont branchées sur la même fréquence. Ma sœur l’inonde de questions sur les programmes sportifs de l’Académie, ce à quoi Naomi Dize promet de la recevoir plus tard dans son bureau pour en discuter en détail. Pour le coup, je suis soulagée de ne pas avoir à me farcir le catalogue des clubs de sport du campus. Cette accalmie n’est cependant que de courte durée. Alors qu’elle nous conduit à nos dortoirs, l’intendante nous récite sans un seul cafouillage le règlement intérieur. Tout bien considéré, aucune des règles qu’elle énonce n’est surfaite ou injuste. Alors pourquoi ai-je l’impression de dire adieu à ma liberté ? Parce que j’ai grandi sur une pile avec mes rêves pour seule limite. Maintenant, la seule idée d’obéir à un règlement me paraît assommante.
Un soupir m’échappe. Naomi Diez fronce les sourcils.
— On ne vous a pas appris la politesse, jeune fille ?
Je porte ma main à la bouche et lui présente timidement des excuses. Elle n'a pas l'air d'y prêter attention, ni réellement de m'en tenir rigueur.
— La rigueur, scande-t-elle, c'est le mot d'ordre, ici. Veillez à toujours donner le meilleur de vous-mêmes, sans quoi l'Académie ne vous fera aucun cadeau. Nous sommes particulièrement à cheval sur le respect d'autrui. En tant qu'internes, je vous engage également à ne pas dépasser le couvre-feu. Chaque faux pas vous vaudra un avertissement. Si votre comportement laisse à désirer, l'Académie n'hésitera pas à vous exclure, alors tâchez de faire profil bas et de respecter les règles. Vos chambres sont au troisième étage.
Je ne sais pas comment font mes sœurs pour garder leur sang-froid. Après ce discours, je sens mes veines bouillir. Je ne sais même pas bien ce qu’est ce sentiment. Pas de la colère. Plutôt une sorte d’aigreur. Plus oppressée que jamais, je commence à douter. Et si je n’étais pas à la hauteur ? Et si je foirais tout ? J’ai tout à coup l’impression d'être un paquet de fond de teint mal appliqué dont la couleur contraste avec la teinte de la peau. Et on a beau frotter, frotter, impossible de me fondre parmi les pores avec la bonne nuance !
Il faut croire que mon malaise est apparent, que j’en deviens toute pâle, puisque mes sœurs me dévisagent et que l’intendante s'inquiète :
— Vous vous sentez bien ? Il ne faut pas vous mettre dans cet état, vous savez. Avec un peu de bonne volonté, je suis sûre que vous vous adapterez très vite.
Elle m'adresse un sourire franc, j'essaye de me convaincre que ce qu'elle dit est vrai. Je me ressaisis, au moins le temps d'arriver jusqu'à la chambre, où je déplie ma valise.
Je serai en colocation avec Adoria. À cette nouvelle, je sens déjà comme un poids délivrer ma poitrine. Dans le fond, je pense que j'espérais cohabiter avec elle. Même si nous sommes très différentes, c'est sans doute avec elle que je suis le plus complice.
Parce que, comme nous, elles seront dans la même classe, Luna et Emmanuelle partagerons également une chambre. Faustine, quant à elle, fera dortoir commun avec une inconnue. Ma première pensée va à Luna : « On verra combien d’heures tient ton pari insensé ! »
Un peu après huit heures, Naomi Diez nous conduit jusqu'à nos classes respectives. Adoria puis moi nous présentons devant nos nouveaux camarades. Je profite de mon bref passage sur l'estrade pour scruter les garçons de la classe. Pas un beau mec en vue. C’est quoi cette promotion ?
On me fait asseoir à côté d'une dénommée Kit : une grande fille à la peau noire et au regard sombre. Ses iris, légèrement rosés, ne cessent de faire des allées et venues entre moi et l'écran sur lequel le professeur vient d'entamer son cours sur l’histoire des médias. D'abord, cela m'insupporte, puis je réalise que je suis, moi aussi, en pleine introspection. Ce qui m'intrigue, en tout premier, ce sont ses longs cheveux blonds, coiffés en dreadlocks. Puis, c'est cette espèce de sweat vert, à manches courtes, qu'elle a enfilé par-dessus sa chemise. Le tissu n'est pas commun : à mi-chemin entre le coton et l'imperméable. Il y a ce grain de beauté, juste sous son œil droit, qui ajoute encore à la dureté de son regard. Et puis ses ongles, ses longs ongles qu'elle s'amuse à faire crisser sur le rebord de la table, les bracelets en éponge qui lui enserrent les poignets, ou ce ras-du-cou en métal qu’on prendrait pour le collier électronique d’une détenue en permission. J'essaye, vraiment, mais je ne peux pas m'empêcher de la scruter du coin de l’œil.
Plusieurs fois, j'ai comme l'impression qu'elle va parler, me dire quelque chose. Mais elle ne le fait pas.
Au bout de deux heures de supplice, enfin, sonne l'heure de la pause salvatrice. Je retrouve Adoria, lui demande quelles sont ses premières impressions.
— C'est trop top ! s'exclame-t-elle. Enfin, pour être franche, j'ai pas tout saisi aux cours. Mais bon, c'est que le premier jour. Et toi, Roxie, comment tu le sens ?
Mal. Terriblement mal. Je ne sais pas comment je vais affronter les deux prochaines heures en attendant la pause de midi. Mais je relativise :
— Pas trop mal.
— T'es assise à côté d'un beau gosse ?
— Non. Une fille bizarre.
— T'en fais pas, j'te présenterai mon voisin. Je sais pas si c'est ton genre, mais... Eh ! Degory !
Le fameux Degory vient à notre rencontre. Il a le teint doré et de grands yeux ternes. Ses cheveux couleur châtaigne sont ébouriffés sur le sommet de son crâne. Une petite tresse glisse le long de son cou derrière son oreille gauche. Sous ses lèvres sèches, se dresse un menton pointu, couvert par une barbe de trois jours. Ses épaules sont carrées, ses bras musclés. Sa chemise cintrée est mal repassée. Il me tend la main.
— Degory Trageser. Enchanté.
Il a la voix rauque d'un fumeur de longue date. Je serre la main qu'il me tend. Degory nous demande d'où nous venons. Je lance un regard paniqué à Adoria qui répond tout naturellement :
— L'Île des Nootaks. On a grandi là-bas.
— Y a une école là-bas ? demande Degory.
— Non. On a eu un enseignement... particulier.
— Je vois, lâche-t-il en portant un chewing-gum à sa bouche. Moi non plus, j'ai pas beaucoup fréquenté l'école avant d'arriver ici. On bougeait toujours beaucoup, à cause du boulot de mon vieux. 'Fin, j'vais pas vous faire ma biographie, non plus. C'était juste pour vous dire, je sais c'que ça fait d'arriver ici et de s'dire : « Bordel, où est-ce que j'suis tombé ? ». J'sais c'que c'est. Faut surtout pas laisser les gens de ce bahut vous dire qu'vous êtes pas à vot' place. Compris ? Si y'en a un qui vous cherche, dites-le-moi. J'irai lui en coller une.
Le regard que je lance à Adoria a tout d’un appel à l’aide, cette fois. Si je ne sais pas quoi répondre à la petite brute qui nous propose aimablement de casser des mâchoires pour nous, ma sœur n’est visiblement pas plus avancée que moi.
— Euh... Merci ? bégaie-t-elle. C'est sympa de savoir qu'on peut se serrer les coudes, mais on va éviter de t'attirer des ennuis, Diggy...
— Des ennuis ? Comme si ! L'Académie a bien plus besoin de moi que l'inverse...
— Ah oui ? intervient une voix aiguë.
— Tiens, tiens, Madame la déléguée !
Degory adresse à la nouvelle venue un sourire ouvertement hypocrite et s'éclipse, les mains dans les poches de son jean.
La déléguée se joint à nous. Elle a la peau aussi blanche que la nacre et les yeux aussi verts que deux belles pistaches. Ses cheveux roux, quasiment rouges, sont fermement maintenus dans deux grosses couettes. Une frange bien droite retombe sur son front, parallèlement à la monture de ses lunettes. Elle est petite, trapue et quelque chose – peut-être la façon dont elle serre la mâchoire, garde les lèvres pincées ou encore le froncement de ses longs sourcils – me laisse penser qu'elle est du genre autoritaire. Derrière elle, se tient son double au masculin : un garçon de sa taille, avec la même couleur de cheveux, la même mâchoire carrée, la même silhouette petite et trapue, les iris aussi verts et l'air aussi sérieux. Tous deux portent des vêtements sobres : elle, un t-shirt dont le col jaune rappelle la couleur de sa jupe ; lui, une chemise blanche et un pantalon noir. Tous deux ont exactement la même cravate marron, nouée autour du col. Le garçon, cependant, a l'air plus réservé.
— Je m'appelle Dayanara Laverde Reyes, dit la fille. Et voici mon frère, Armando. Je suis votre déléguée, alors n'hésitez pas, si vous avez besoin d'une quelconque information. Cela dit, je préfère vous prévenir, je fais partie du Comité de Discipline et je serai intransigeante en ce qui relève du règlement.
— Ravie de te connaître, Daye !
Devant la main que lui tend Adoria, la déléguée s'écarte.
— J'oubliais, ajoute-t-elle. Pas de familiarités.
Sur quoi, elle nous laisse en plan, Armando sur ses talons. J'échange avec Adoria un regard sceptique.
— J'ai comme l'impression qu'on ne va pas être amies.
— Laissons-lui une chance, insiste ma sœur, toujours trop indulgente. Elle passe peut-être juste une mauvaise journée.
À ce moment-là, j'ai l'intime conviction que mon succès fulgurant ne va pas être une mince affaire.
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