21.2

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— Emma ! Eugèn' !

Je déboule en criant dans le salon, mes chaussettes glissent sur le parquet lustré. Un dérapage et un vol plané plus tard, je m’écrase contre l’accoudoir du canapé où Roxane est assise, le dos raide et les jambes croisées. Installée à côté d’elle en tailleur, Adoria tend le cou pour juger les dégâts de mon crash. Alors, je me rends compte qu’elles se sont toutes réunies. Toute, à part Faustine et moi. Eugénie est calée dans le fauteuil de Papa, Emmanuelle et Cerise allongées face à face dans le sofa voisin. Un peu en retrait, Luna s’est recroquevillée comme un chat dédaigneux sur le rebord de la fenêtre. Même le rebot est là, droit comme un piquet devant la porte du labo.

— La question est réglée alors, tranche Eugénie.

On dirait que je débarque au beau milieu d’un débat important. Vexée de ne pas avoir été conviée, je ravale toutes les questions qui forment comme une boule de poil en travers de ma gorge. Mon regard interroge la première dont je croise les yeux, le hasard tombe sur Adoria.

— Fais tes valises, Nono ! On s’en va étudier à l’Académie ! Y a qu’à passer le test d’admission en ligne. Emma vient d’appeler Sancho. Il se ramène demain matin avec le Transit et on met le cap sur Elthior !

— Pardon ?

Ouais, j'ai dû mal comprendre.

— On en a longuement discuté, m’explique Emmanuelle avec la fausse voix douce qu’elle prend quand elle essaye de me ranger à son avis. On ignore où est passé l’assassin de Papa et quel était son mobile. Qui sait s’il reviendra, s’il savait pour nous… C’est trop dangereux de s’éterniser ici. Eugénie restera à la villa pour poursuivre les recherches de Papa, elle continuera d’envoyer les relevés au Comité Océanographique afin de dissimuler sa mort le plus longtemps possible. Cerise sera avec elle pour s’occuper de la maison. Nous autres, on passera le test d’admission de l’Académie. Là-bas, non seulement nous serons sous la protection de la Fédération mais, en plus, on pourra préparer notre avenir. On ne peut plus compter que sur nous-mêmes à présent, alors…

Y a pas à dire, sa voix a autant de douceur qu’une écharpe trop lavée qui commence à gratter. Ça me démange, comme ma boule de questions. Je n’entends même plus ce qu’elle raconte, alors pourquoi se retenir ? Je lui coupe la parole.

— Et moi, personne me demande si je veux m'en aller ?

Emmanuelle me dévisage, je m’emporte.

— Je veux pas partir ! Je veux pas aller à l'Académie, ni penser à l’avenir. Moi ce que je veux, c'est rester ici, avec Dolorès !

— Qui ça ? demande Adoria.

Mais on ne me laisse pas le temps de répondre. Eugénie se lève et m'attrape par le bras.

— Écoute, Nolwenn, me gronde-t-elle, on ne sait pas où a filé le meurtrier de Magnus mais lui, il sait où on est. Alors on ne peut pas rester là à l'attendre. Moi, je n'ai pas le choix : je dois continuer les analyses. Cerise sera utile ici et le module d’auto-défense du robot assurera un minimum notre sécurité. Mais toi, Nolwenn, il n'y a aucune raison que tu restes. Je n’ai pas besoin de toi dans mes pattes et on n’a pas de temps à perdre à te surveiller. Tu veux qu’on te traite comme une adulte ? Alors arrête tes caprices de petite fille et va faire des études !

— Je te déteste...

C'est seulement à moitié vrai, mais Eugénie fait tout pour.

— Calme-toi, Nono, dit Cerise tout doucement. Tu devrais y aller et voir si ça te plaît. Et si ça se passe mal, promis, tu reviendras à la maison. Tu veux bien essayer ?

D'habitude, ça me détend, quand Cerise me parle. Elle ne hausse pas le ton, comme les autres. Mais au fond, je le sais bien, c'est sa façon de m'amadouer. C'est vrai, elle est tellement gentille que je n'ai pas le droit de m'énerver. Mais aujourd'hui, y a pas. Je peux pas me calmer. Je peux pas la laisser décider de tout pour moi juste parce qu'elle est gentille. Je sors les griffes et crie :

— Non ! Je veux pas essayer ! Je veux pas y aller ! Vous comprenez rien ! Personne me comprend, ici, de toute façon ! Y en a pas une ici qui essaye de me comprendre !

Quand je suis en colère, j'y peux rien, je pleure tout le temps. Roxane se lime les ongles, Adoria me regarde d'un air désolé. D'habitude, ça me dérangerait pas, mais aujourd'hui, je supporte pas l'idée qu'elle puisse me prendre en pitié.

— Vous croyez toutes que je suis qu'une gamine, hein ? J'ai pas besoin de vous pour choisir à ma place. J'partirai pas d'ici et personne me forcera.

— Dis pas de bêtises, Nolwenn, contre Emmanuelle. Eugénie et Cerise ne vont pas avoir le temps de s'occuper de toi. Alors s'il te plaît, sois gentille et fais un effort. On sera toutes ensemble, à Elthior, on va bien s'amuser...

— Non. J'ai pas besoin qu'on s'occupe de moi. J'suis pas plus bête que vous. J'peux très bien me débrouiller toute seule.

Je pleure encore, ça ne veut pas s'arrêter. Je serre les poings. Je crie plus fort :

— Je vais vous montrer que j'suis pas une gamine ! J'ai pas besoin de vous ! Vous comprenez rien, de toute façon ! Vous voyez rien. Je vous déteste. Toutes, je vous déteste ! De toute façon, vous êtes plus mes sœurs !

Je traverse le salon sans desserrer les poings. Je baisse la tête et fais en sorte de ne pas croiser leurs regards de pitié. À cause des larmes dans mes yeux, tout est flou. Je manque de me cogner la tête à la rambarde de l'escalier. Eugénie, Emmanuelle, Cerise, elles m'appellent toutes à tour de rôle, tentent de me convaincre. Mais je fais la sourde oreille, je monte m’enfermer dans ma chambre.


Mes affaires sont prêtes. Je ferme mon sac. Je n'ai pas besoin de beaucoup de choses : juste des vêtements, ma brosse à dents, mon chat en peluche et des barres de céréales. Une fois enfilés mes patins à roulettes, je jette le sac sur mon dos et je sors de ma chambre. Une silhouette surgit à ma droite et me fait sursauter.

— Suis-je à ce point effrayante ?

Luna s’appuie sur le balcon de la galerie, les bras en arrière, comme si elle se fichait de basculer sous le puits de lumière. Normal, pour un mammifère volant. Elle n’a rien dit, tout à l’heure, et c’est trop facile de ne pas intervenir. Elle aurait au moins pu prendre ma défense, comme elle sait si bien le faire quand il s’agit de Faustine… Impossible de cacher mon agacement.

— Qu'est-ce que tu veux ?

— Juste te rappeler quelque chose de primordial : tu as le droit de me détester, mais je n’en serai pas moins ta sœur, et ça ne m’empêchera pas non plus de t’aimer. Nous sommes une drôle de fratrie. Nous sommes très différentes, avons du mal à nous comprendre. J’ai conscience que ta position n’est pas évidente et j’espère sincèrement que ton amie, Dolorès, saura te comprendre mieux que nous. Tu as raison, Nolwenn, nous avons tendance à t’infantiliser. La vérité, c'est que je suis jalouse. Aucune de nous n’a réussi à préserver une âme d’enfant aussi pure que la tienne. Alors, quoi qu'il arrive, reste fidèle à toi-même, d'accord ?

Sur le moment, je ne sais pas quoi répondre. J'essaye de comprendre tout ce que Luna veut dire, mais, chaque fois qu’elle s’adresse à nous, la moitié de ses mots m’échappe. Je ne peux pas m'empêcher de me méfier. Je sais bien qu'on est sœurs. Et je sais bien qu'elle m'aime. Même les autres, je sais qu'elles m'aiment. Mais est-ce que ce n’est pas une ultime tentative pour me manipuler ? Luna sait y faire pour prendre les gens par les sentiments. Je tourne sept fois ma langue sous mes babines avant de lui répondre :

— Désolée d'avoir parlé méchamment. Quand vous serez à Elthior, dis bien aux autres que je ne vous déteste pas pour du vrai.

— Tu peux compter sur moi.

Maintenant, c'est le moment. Je n'ai pas envie de pleurer en disant au revoir. Alors, sans un mot de plus, je descends l’escalier par la rambarde, j'attrape ma guitare dans le salon et quitte la villa.

Emmanuelle et Adoria s’élancent à ma poursuite en me criant de revenir. Je pleure encore, toujours, mais je ne change pas d'avis. Grâce à mes roulettes, je prends une bonne avance. Leurs voix s'éloignent. Au bout de quelques secondes, je ne les entends presque plus. Elles n'ont sans doute pas encore dépassé le grand arbre, je n'ai pas la force de regarder en arrière. Je suis déjà en bas de la colline, sur la plage. Je prends le chemin du lotissement de la Baleine.

Les roulettes laissent des traces dans le sable encore humide. Je slalome d’abord entre les cabanes pour brouiller ma piste. Et puis je m'assieds sur la terrasse de la numéro 53, retire mes patins, les accroche par une sangle à mon sac. C’est le moment d’appeler le chat en moi. Une fois les griffes sorties, j'escalade la cabane. Je saute de toit en toit sur les tuiles glissantes. Je ne suis pas encore aussi agile qu'un félin, je dérape une fois sur trois et atterris sur une terrasse voisine. Mais, comme un chat, je retombe sur mes pattes, alors je me dépêche de regagner les toits.

Je traverse les lotissements de la Tortue et du Cerf. Quand j'atteins celui du Dugong, la queue en gouvernail, je ne me laisse presque plus avoir par les tuiles mouillées. Je repère plus facilement les zones les moins glissantes, les morceaux de charpente ou les gouttières auxquels je peux me rattraper en cas de chute. Au final, il me faut deux fois moins de temps que d'habitude pour atteindre le lotissement du Tarsier, celui de Dolorès. Je regagne le sol, cinq baraques avant la sienne. Il ne faudrait pas qu'elle voie mes vibrisses ou ma queue qui fouette l’air moite. Je marche jusqu'à chez elle, les pieds nus dans le sable mouillé, en veillant bien à renvoyer dormir tout du chat qui sommeille en moi.

Comme d’habitude, je grimpe sur sa terrasse. Mais cette fois, je ne toque pas. Il n’y a pas un bruit et j’ai peur d’interrompre ce silence inquiétant. En m’avançant à pas légers vers le battant entrouvert, j’entrevois Dolorès, assise dans le canapé et penchée sur sa table basse. Elle plie une feuille de papier ; une grue, puis une autre, qui rejoignent aussitôt les dizaines d’origamis amoncelés entre son cendrier et sa canette de thé. Je fais un pas à l'intérieur.

— Tu m'apprends ?

Dolorès lève la tête.

— Nolwenn ? Tu ne devais pas rentrer ?

Je dépose mon sac, ma guitare et m’assieds près d'elle. Dolorès regarde le sac, me regarde. Son sourire me réchauffe, son pouce caresse ma joue.

— Tu as pleuré, devine-t-elle. Qu'est-ce qui se passe ?

— S'il te plaît, apprends-moi à faire des origamis.

Dolorès n'insiste pas. Elle me glisse une feuille entre les mains et me guide dans les pliages. J'ai du mal à me concentrer. Je ne suis pas très douée. Mais Dolorès se montre patiente. Quand je me trompe, elle passe doucement ses doigts entre les miens et refait le pli à ma place. Au bout d'un bon quart d'heure, ma grue bien amochée rejoint les autres sur la table. Au milieu des jolies confections de Dolorès, elle ressemble au vilain petit canard. Je lui fais la remarque.

— Ne te tracasse pas, rit-elle, je suis sûre que ça deviendra un joli cygne !

Voyant que je ne suis toujours pas dans mon assiette, elle passe un bras dans mon dos et me frotte timidement l’épaule. Ça me réconforte un peu.

— Tu restes ici, ce soir ? propose-t-elle. Tu peux dormir sur le sofa.

Je hoche la tête. Elle continue :

— Il va falloir que je fasse à manger. Qu'est-ce que tu préfères ? J'ai des nouilles instantanées, ou bien des nouilles instantanées !

Je ris. Et puis je pleure. Les deux à la fois. Dolorès finit par dénicher un mouchoir.

— Vas-y, chuchote-elle, il faut que ça sorte.

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