Episode 49.1

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Adoria

Un soupir hargneux de Nelly déchire le silence de la chambre. Depuis que nous sommes coéquipières, elle vient quotidiennement faire ses devoirs avec moi, sur le bureau que Roxane a laissé inoccupé.

— Il fait trop beau, Ad', râle-t-elle. Pourquoi est-ce qu'on doit rester enfermées à calculer des tangentes ?

C'est à mon tour de soupirer. Mes doigts jouent frénétiquement avec le crayon-tactile, par-dessus le devoir de math bâclé qu'affiche la tablette de travail.

— C'est pour toi qu'on fait ça, Nel. Moi, je pourrais être en train de m'entraîner au soleil. Mais toi, si ta moyenne augmente pas, t'auras jamais de diplôme.

— La faute à qui ?

Elle a craché ça d'un ton accusateur. Pourtant, je sais que ce n'est pas après moi qu'elle en a, alors je garde mon calme :

— Une prothèse défectueuse.

— Ça correspond à quoi, d'abord, une tangente ? Elle est où, la tangente de mon putain de genou brisé ?

— On s'en fout. Calcule-la.

Une vraie tête de mule ! Quand elle a décidé qu'elle était incapable de faire quelque chose, elle bute sur le problème sans pouvoir le surmonter. J'avoue que je m'en fiche pas mal des mathématiques ; quand j'aurais intégré une classe Spectrus, un entraîneur s'occupera de tout calculer pour moi. En attendant, il faut bien que quelqu'un s'inquiète de l'avenir de Nelly, avec ou sans natation.

Elle a recommencé à se plaindre quand le battant de la porte s'ouvre grand. Faust est entrée sans frapper, Feng à sa suite.

— Tu t'y connais en tangente, Blanche-Neige ? lance Nelly.

— Casse-toi, réplique ma sœur.

Je lève les yeux et cherche vite fait à attraper le regard de Feng, en espérant qu'elle partage mon exaspération. Je n'ai aucune envie de voir ces deux brutes-là se chamailler dans ma chambre. Mais l'acolyte de Faust conserve un sourire serein. Nelly s'est redressée d'une traite, appuyée sur le bureau. Debout sur sa jambe valide, elle mitraille ma sœur, le regard plein de défi.

— Tu vas m'parler autrement, le rat d'laboratoire !

Alors que moi-même je suis sur le point de prendre sa défense, Faustine garde le sang froid.

Cah-soh-toa, répète-t-elle en détachant les syllabes. Vu comme tu grinces des dents, tu ne l'oublieras pas de si tôt. Toa, la tangente : on divise le côté o-pposé par le côté a-djacent. C'est quand même pas compliqué. Ensuite tu rapportes la valeur dans ta table trigonométrique. Tu vas y arriver ou je dois te faire un dessin ?

Nelly fulmine, mais elle se contient et marmonne une sorte de remerciement avant de replonger dans les problèmes de sa tablette.

— Eh ben ! je m'exclame. Depuis quand t'es une as de la géométrie, Faust ?

— Depuis un bail. Les angles ça compte, quand tu tires à l'arc. Quand tu sculptes ton arc. Si tu flanques le viseur n'importe où, tu toucheras jamais rien.

Je reste sans voix. Décidément, elle a toujours su cacher son jeu. Faut dire qu'être futé, ça n'a jamais été un gage de philanthropie. Avec son esprit vif et ses idées fourbes, je me demande quel genre de génie du mal est en phase de devenir ma sœur.

— Vous allez rester enfermées à triturer vos calculatrices ? demande Feng. Ou bien vous venez avec nous faire honneur au soleil ?

— Le soleil, maudit Faustine. C'est bon pour les lézards et les algues vertes...

— Ça te fera pas de mal au teint, chóu ! rétorque sa camarade. Dis-lui, Ad', que ça ne sert à rien de se gaver de fruits si elle ne prend pas la lumière !

Elle serait une version améliorée de moi, disait-elle. Une version qui n'a pas besoin de prendre soin d'elle pour rester en pleine forme. Moi, si je n'étais pas une expérience défectueuse... Ma pensée s'interrompt. Tout d'un coup, je me sens sacrément égoïste. Si je n'étais pas une expérience défectueuse, je serais déjà une athlète de haut niveau, c'est ce qui m'a traversé l'esprit. Une athlète. Un produit de marque. Un petit spectacle humain. C'est vraiment à ça que se réduisent mes ambitions ? Alors que nous étions peut-être destinées à devenir des armes biologiques ; une nouvelle race surhumaine. Moi, j'ai juste envie qu'on m'applaudisse et qu'on me passe des médailles au cou. À ma décharge, en l'état actuel, je ne peux pas rêver plus haut. Au train où vont les choses, si je parviens à mener une vie confortable sans me changer en poiscaille à la moindre goutte d'eau, ce sera déjà une franche réussite !

— Alors quoi ? insiste Feng.

— Je vote pour le soleil, tranche Nelly en refermant violemment sa tablette.

— Et tes triangles ?

— Foutue pour foutue, autant profiter d'ma jeunesse !

Ma sœur a souri. Elle tire une pomme de la poche de son sweat : une pomme rouge et bien mûre, pas un fruit du réfectoire. Elle croque dedans, l'air de dire que c'est ainsi qu'elle a la ferme intention de vivre. Tout croquer à pleines dents.

Carpe diem, murmure Feng.

Nous descendons dans le parc. Rapidement, le bol d'air et le bain de soleil virent à la recherche quasi compulsive de quelque chose à faire. L'amie de ma sœur ne tient pas en place. D'abord, elle cueille un bouquet de fleurs. Pas les belles fleurs des parterres, plutôt les mauvaises herbes qui envahissent la pelouse. Puis, à l'approche de la fontaine, elle engage une bataille d'eau en nous éclaboussant. Faustine plisse le front, comme elle l'aurait fait face à Nolwenn, mais elle ne moufte pas.

Nelly râle en clopinant sur ses béquilles : elle peine à suivre, au rythme où nous crapahutons. Je lui offre mon bras en soutien, lorsque nous franchissons le ponton qui enjambe la Targuèze. La rivière se jette dans l'estuaire, derrière le gymnase. À cet instant, mon cœur se serre : l'envie de sauter dans la vase et de nager, comme un poisson, jusqu'à l'océan. Je chasse cette pulsion, honteuse, et me concentre pour aider celle dont les cannes menacent à tout moment de glisser sur les planches humides. Faustine se penche par-dessus la rambarde métallique, toute luisante de reflets solaires.

— Ça frétille, là-dessous !

Je me crispe, agacée par le malicieux coin des lèvres qu'elle étire à mon intention.

— Ah, ce que je donnerais pas pour en pêcher quelques uns ! salive Nelly, à côté de la plaque.

— Ta jambe. Ça, tu risques plus de la donner.

Feng rit de la raillerie de ma sœur avant de flanquer un coup de coude amical à ma coéquipière.

— Allez, rigole ! Détends-toi un peu, mon canard... boiteux.

Une ombre menaçante traverse le regard de Nelly, comme un nuage d'orage balayé d'une bourrasque. Mais l'orage n'éclate pas et la menace se change en cancanement hilare. Peut-être que le bonheur débute par là : quand on choisit d'exploser de rire plutôt que de rage. En silence, mon cœur les remercie pour cette leçon de vie.

Une clameur s'élève du gymnase ; un nouvel événement dont Feng s'excite d'avance. Solidaires de sa curiosité, nous pénétrons dans le bâtiment : un gigantesque bloc de béton à la façade striée de plantes et de panneaux solaires. Au sommet, de longues gouttières et un dôme attrape-nuages récupèrent les eaux de pluies pour arroser le jardin vertical et les parterres du parc à la belle saison. C'est Teodora qui le m'a expliqué, en route pour une session d'escrime avec notre instructeur.

À l'intérieur du gymnase, une allée aux bords ponctués de lumières, comme une piste d'atterrissage, plonge entre les façades vitrées des différents boxes. En avançant le long du couloir, on assiste en simultané à tous les entraînements qui s'y déroulent. À droite, la salle de gym : tapis au sol et barres en tous genres. Alors que nous passons, les yeux de Nelly s'écarquillent à la vue de sa cousine, Candace, qui s'élance et franchit le cheval d'un gracieux grand-écart. Je souffle d'admiration, moi aussi, devant tant de souplesse.

À gauche, le bassin intérieur de la piscine, relié à l'extérieur par un portique isolant. À l'exception de quelques nageurs détendus, il est quasi désert par cette belle journée. Par-delà le portique, en revanche, on peut voir grouiller la piscine dehors, les athlètes piquer du plongeoir, les bras et la tête en avant, et se couler dans l'eau chlorée. Près de moi, Nelly baisse les yeux et, même si elle s'empresse de ravaler sa colère, je remarque sa mine désolée.

Nous avançons vers la clameur, au fond du couloir, de plus en plus proche. Je m'étonne de ne pas entrevoir Diggy dans le box de musculation, ni Teo dans celui d'escrime, en face, livrant duel contre une cible holographique.

Avant que nous ayons atteint le grand terrain, à l'extrémité du complexe, une file d'étudiants nous barre le chemin. Ils délaissent à toute hâte, leurs raquettes à la main, la salle de ping-pong pour traverser le couloir vers la porte opposée. Les exclamations redoublent dans le box de combat. À travers la vitre, on distingue déjà la foule amassée autour de l'un des rings.

— Les dents ! Vise les dents !

— Arrache-lui sa perruque, Gogo !

— Les dents ! Non, les burnes !

— Non mais c'est quoi ça ? C'est pas réglo !

J'aperçois la houppette noire de Teodora, toujours coiffée en brosse, au loin, devant le ring. Je confie sans un mot Nelly à Feng et joue des coudes pour me frayer un passage jusqu'à mon amie.

— Teo ! Qu'est-ce qui s'passe ?

Avant même qu'elle ait répondu, j'ai levé les yeux sur l'estrade où les deux combattants s'affrontent sans retenue.

— Kit a provoqué Diggy en duel. Cette fille est une enragée...

Devant nous, Armando, Koma et Elias hurlent des encouragement furieux à mon ami. Je n'ai encore jamais vu le frère de la déléguée aussi débridé. À croire que le double masculin de Dayanara n'est finalement pas une copie exemplaire de sa jumelle ! Ce n'est pas l'envie de me joindre à leur ovation qui me manque. Seulement, l'appui tacite de Teodora, me laisse sans voix. De ses seuls yeux braqués, sans jamais lâcher notre camarade du regard, elle a l'air d'opérer comme un transfert de force, focalisée pour lui partager sa vigueur. Et si ce n'était que ça ! Un dilemme est en train de me prendre en étau – un dilemme comme je n'en ai jamais connu : prendre le parti de Degory, mon ami, ou celui de sa rivale, dont j'ai dû intégrer l'équipe.

Rester loyale, ça demande des choix. Parfois des sacrifices. Mon cœur balance lorsque, soudain, la porte du box claque et la voix criarde de Dayanara étouffe la clameur ambiante.

— Où est-ce que vous vous croyez ? Ce n'est pas un zoo, ici ! Dispersez-vous ! Et plus vite que ça !

Des zoos, il n'y en a plus depuis longtemps. Une bombe a détruit le dernier. Emma était en larmes, le jour où Papa nous a raconté ça.

— Ça suffit, séparez-vous ! Vous êtes quoi, des animaux en rut ?!

La déléguée a beau crier, Kit et Degory restent fermement accrochés l'un à l'autre à se malmener, à se tordre les membres, à se rouer de coups. Poing dans le ventre. Diggy encaisse et riposte d'une belle frappe au menton. Les lèvres de Kit se crispent, entre douleur et plaisir. Comme si elle prenait son pied à se faire tabasser ! Croche-pied. C'est petit, comme coup-bas. Mais Degory garde l'équilibre avant de faire voler l'autre sournoise par-dessus son épaule.

Il est bel et bien révolu, le temps des animaux en cages.

— Descendez de ce ring !!!

La voix de Dayanara résonne dans le box qui se vide, amplifiée par la hauteur de plafond. Il ne reste que des visages connus. Teodora, imperturbable. Les trois lascars qui devant moi se sont calmés et ont tous pris un air penaud : à baisser les yeux, croiser les bras ou remuer du pied. À l'entrée de la salle, Candace a pris le relais de Feng auprès de Nelly. Ma sœur et sa coloc ont avancé à ma hauteur. Dans l'ombre, de l'autre côté du ring, la petite Shell serre les dents. Elle paraît encore plus frêle que d'habitude, recroquevillée sur elle-même à suivre d'un œil anxieux la lutte de son amie. Pourtant, malgré l'anxiété, je ne décèle pas chez elle toute la ferveur amicale que j'ai senti chez Teodora. Un instant même, j'en viens à me demander si Shell a peur pour Kit, ou si elle a peur de Kit.

La déléguée s'avance vers les combattants déchaînés et entreprend d'escalader l'estrade. Son pied glisse. Inutile de lui dire qu'elle ne fera pas le poids : elle ne m'écouterait pas. Alors, profitant qu'elle se redresse, je lui grille la priorité. Mon choix est fait. Je bondis sur le ring et enjambe la corde. Quand ils me voient approcher, les agressions mutuelles des deux lutteurs se font moins brusques, comme si, d'un commun accord, ils évitaient de me gratifier d'une beigne perdue. Heureuse de constater qu'ils me donnent raison, je me risque à m'interposer entre eux. Ils persistent à cogner l'un contre l'autre, mais presque soigneusement, tâchant toujours de m'esquiver.

— Arrêtez, dis-je.

J'essaye de garder mon calme, de m'en tenir au ton le plus posé possible. Le monde semble s'être arrêté de tourner. Tous les autres sont figés autour, excepté Feng qui murmure en riant à l'oreille de ma sœur, aussitôt interloquée. Les deux acharnés continuent de se tirer les cheveux autour de moi mais Feng, aussi calme que je m'efforce de l'être, me rejoins sur le ring en se glissant sous la corde.

— Vous n'avez rien de mieux à faire, vous deux ? lance-t-elle, les mains sur les hanches, comme on gronderait des enfants.

Outrés, ils s'écartent et répliquent, comme des enfants.

— C'est elle qui a commencé !

— C'est lui qui me prend pour une faible !

Feng sourit et, dans le silence honteux qui s'installe, tous deux comprennent qu'ils viennent eux-même de se décrédibiliser.

— Vous voulez jouer les durs ? jubile la daronne d'un instant. Les durs, ça se plie aux règles, ça ne se chamaille pas n'importe comment. Moi, je connais un jeu beaucoup plus amusant. D'ailleurs, on devrait tous y jouer. Plus on est de fous, plus on rit !

— Jouer à quoi ?

Emmanuelle fait irruption dans la pièce, escortée par la paire de jumeaux du club de criminologie.

— Ah, vous arrivez juste à temps ! Mes petits enquêteurs en herbe, je sens que ce jeu-là va vous plaire !

— Quel jeu ?

Cette fois, c'est moi qui m'impatiente.

— Là d'où je viens, on appelle ça le cercle aux secrets.

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