Episode 56 - Souvenirs d'Ystad
Magnus
En 2074, Tommy Sparre et moi avons reçu une bourse d'entrée à l'École Supérieure des Sciences d'Ystad. Tommy partageait ma passion pour la biologie. Il aimait les oiseaux, auxquels je préférais les créatures marines. À quinze ans, nous nous livrions déjà à toutes sortes d'expériences dans les laboratoires du campus.
C'est à l'ESS que nous avons découvert la théorie de l'hybridation, qui faisait scandale à l'époque. Un fameux savant japonais, le docteur Sekinin – celui-là même qui avait démocratisé la transplantation d'organes de porcs sur des humains – venait de greffer sur une patiente volontaire la queue et les oreilles d'un cochon. L'affaire a fait couler beaucoup d'encre : certains accusaient la rémunération des cobayes de provoquer trop de dérives, d'autres pointaient du doigt le manque d'éthique du docteur et personne ne semblait percevoir les perspectives infinies et sublimes qu'offrait une pareille greffe. Tommy et moi faisions partie des rares à entrevoir l'intérêt d'une telle expérience. Nous nous sommes mis à rêver de soigner les pathologies handicapantes pour l'homme en les compensant par des organes animaux aux propriétés inverses. On ne pensait encore qu'à soigner la myopie en couplant les cellules de l’œil humain avec celles de l'aigle et à allonger l'espérance de vie en utilisant l'ADN de cétacés. Nos folles ambitions ont été malmenées par le rejet de greffe de celle que tout le monde alors appelait Truie-sans-groin, environ trois semaines plus tard.
Malgré les déconvenues du docteur Sekinin, Tommy et moi avons poursuivi nos fantasmes, avides de découvrir le moindre procédé qui rendrait l'hybridation viable. L'été suivant, nous nous envolions pour le Japon, pour suivre les cours d'été dispensés par le département du célèbre chercheur. Nous nous enivrions des théories les plus alambiquées sur le futur de l'être humain. Nous débattions jusqu'à l'aube, sur nos lits superposés : moi le nez en l'air au-dessus du livre que je ne terminerais jamais ; lui la tête en bas, les méninges stimulées par l'afflux de sang qui lui rougissait le cou. Néanmoins, les semaines passant, notre banlieue morne et ses visages familiers commençaient à me manquer. Les querelles bon enfant de mes sœurs, Dagmor et Ilya. Les présents que m'offrait timidement ma chère amie Inger. Les péripéties des frères Mörner, toujours aux prises avec les forces de l'ordre. Les frasques amoureuses hilarantes de Vensel. Ou encore les airs de guitare qu'aimait nous composer ce rêveur de Simon.
Les jumelles m'appelaient chaque soir, me prenant à parti sur la mésentente du jour. Je parvenais chaque fois à les réconcilier. Tommy, de son côté, recevait les appels de Vensel, en quête de conseils de séduction, que nous étions bien incapables de lui prodiguer. Parfois aussi, Inger prenait de nos nouvelles, à l'un ou à l'autre. Nous le savions tous deux : c'est moi qu'elle réclamait – moi qui ne trouvais pas le temps de comprendre ce que je ressentais. Son amitié me comblait ; je n'avais pas l'impression de mériter davantage. Je croyais déjà savoir, à cette époque, que j'aurais éternellement plus soif de connaissances que d'amour. Tommy se moquait de mes « hésitations puériles ». Mais je sais désormais combien Inger aurait souffert dans mon sillage. Combien son souvenir, préservé, m'est demeuré précieux.
Durant les années qui ont suivi, Tommy et moi avons redoublé d'efforts à l'ESS, entourés et soutenus par des proches bienveillants. Les nuits blanches passées au laboratoire nous laissaient, à vrai dire, peu de temps pour autrui. Nous vivions quasiment en huis clos, lui et moi, voués corps et âme à la recherche. Et petit à petit, en théorie, nous effleurions les possibles de l'hybridation. Nous avons commencé à mettre à l'épreuve nos hypothèses, d'abords sur des drosophiles, puis des rats, des lapins, des grenouilles ou des singes. Nos travaux sur la compatibilité des gènes étaient relativement aboutis, lorsque nous sommes sortis diplômés de l’École. Lui major de promo, moi tout juste derrière. La Classe Cosmos de Berlin nous ouvrait grand ses portes et nous y partagions encore et toujours la même chambre. Vensel nous y a rendu visite, une fois – prétexte pour rejoindre l'une de ses conquêtes allemandes.
Je remontais à Ystad presque chaque week-end pour un bol d'air nécessaire. J'avais besoin de les voir, mes deux cadettes. Leurs idées saugrenues étaient la source de toutes mes inspirations. À leur côté, j'ai vite appris que le génie ne valait rien sans fantaisie et, à bien des égards, bien qu'homme de sciences, je n'ai jamais voulu créer autre chose que des chimères. Leurs chimères.
Ilya me taquinait souvent. « Un jour, tu bidouilleras mon ADN ! », disait-elle naïvement. Une fois, je lui ai demandé : « Avec quel animal ? » et il ne lui a pas fallu plus d'une seconde pour me répondre : « Un petit chat ! »
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