58.2
Les hiérodules ont dégueulé leurs cupcakes et regagné leurs chambres. Il faut se reposer avant les corvées du soir. Retrouver la forme et la volonté. Il ne reste plus qu'une poignée d'entre nous au rez-de-chaussée.
Jeringa tient debout. Elle a l'habitude des cocktails en tout genre et ne tourne jamais de l’œil. Elle seule peut avaler en quantité n'importe quoi sans vomir. Les autres l'admirent pour ça ; moi aussi, je suppose.
Yrwv est évidemment de la partie. On n'a encore jamais vu un robot défoncé. En tout cas, pas comme ça.
Vu comme elle en parlait, j'imagine que Fugu n'a pas profité du buffet. Qui sait où elle traînait. Je suis prête à parier qu'elle a une bonne descente. Elle n'est pas plus grande que moi : on a la réputation de ne pas tenir l'alcool et, dans mon cas, c'est vrai. Mais elle – je ne sais pas. Je me dis qu'une blonde fatale vêtue comme une veuve noire, ça a probablement plus d'un tour dans son sac. C'est juste parce qu'elle fait peur que je me retiens de lui faire des remarques. Trop de noir autour de ses yeux : ça donne à son teint nacré une allure maladive. Sans parler des accessoires douteux qu'elle se pique dans les cheveux : de fausses toiles d'araignées, un nœud satin orné d'un œil bleu globuleux. Qui ça pourrait séduire, ce genre de trucs macabres ? À part quelqu'un d'aussi glauque que Luna ou Faustine. Ses yeux à elle – qui sait. Ses lentilles mauves font de l'ombre aux roses pétantes de Jeringa. Moi, je n'en porte pas. Je suis la seule, avec Gummy. Enfin un point commun !
Nos aînées nous rejoignent au salon. Je me retrouve coincée entre l'infirmière sexy et la vamp ténébreuse sur le grand canapé. L'androïde en mariée n'a pas besoin de s’asseoir, alors elle reste plantée à tenir son bouquet. À nous voir comme ça, on se croirait le lendemain d'une fête costumée qui aurait dérapé. Un pot d'accueil banal au Temple de Vénus.
Gummygun se redresse sur son trône en se trémoussant. Là, elle embraye sur l'indispensable action-ou-vérité de toute bonne soirée pyjama.
— Alors, comment vous vous appelez ? Je veux dire, vos vrais noms ? Parce que franchement, les pseudos, c'est bon pour les clients !
— On n'utilise pas nos vrais noms, la rembarre Jeringa. C'est une règle instaurée par Monsieur Nikonov.
Gummy se renfonce sur son siège avec une moue fâchée.
— D'après Raina, Monsieur Nikonov est un blaireau.
— D'après qui ?
— Raina. Sinij Sapfir, la plus fameuse donneuse d'orgasmes des Terres du Nord. Une vraie célébrité, par chez moi ! Elle a accumulé assez d'argent pour racheter notre agence à Monsieur Nikonov et, depuis, c'est là que les filles de joie sont les plus heureuses au monde ! Ah oui, c'est aussi elle qui s'est occupée de moi, quand ma mère est partie travailler pour l'armée.
— Ça a l'air d'être une sainte, ta Raina...
— Non, juste une femme du métier. Elle connaît nos problèmes et se bat pour nos droits. C'est de gens comme elle qu'on a besoin, à la tête de bordels comme les nôtres. Des employeurs qui paient pour nos soins, assurent nos arrières et essayent de comprendre pourquoi on refoule un client.
— Et ce sera bientôt comme ça, ici aussi ! les interrompt Fugu.
— Et on peut savoir d'où tu tiens ce scoop ? se moque notre infirmière.
— Ce n'est pas un scoop. Un jour, je dirigerai cet endroit et je veillerai à ce que tout le monde y soit traité avec respect, humanité et clémence. Vous recevrez un salaire minimal, ainsi qu'un meilleur accès aux soins. Chaque hiérodule disposera de son intégrité et de son libre-arbitre. Aucun de vos corps ne sera plus maltraité à votre insu. Personne ne sera retenu sous contrat contre son gré par la menace d'un implant explosif. Tout cela, je m'y engage solennellement.
Elle me lance un regard en coin. Un coup d’œil qui affirme ce que personne n'a le droit de dire. Même si c'est en silence, je lui en suis reconnaissante. Rien de plus naturel, docile comme je suis. Admirative aussi. Je ne crois pas que j'aimerais travailler dans le Temple du futur que promet la pute-de-nuit. Par contre, j'aimerais ne pas en être prisonnière. Une pensée aussi creuse et futile que moi.
Jeringa applaudit sa rivale. La façon dont elle force en se frappant les paumes en dit long.
— Tu te crois où là, avec tes grands discours ? C'est pas une élection de délégués. On n'est pas là pour écouter ta campagne, ni voter pour toi. Je crois pas une seconde que tu puisses arriver à tes fins, quelles qu'elles soient. Et je crois pas non plus que t'y connaisses grand chose, à l'humanité, Madame le Sushi Vénéneux.
La tension monte d'un cran. Je déteste être là, prise entre deux traînées qui se crêpent le chignon pour savoir qui va être élue Miss Suceuse ce mois-ci. Moi, je ne m'interposerais pas, mais Gummy saute de son perchoir et donne de sa petite voix. C'est une caricature, de la voir les gronder, avec les bras croisés dans sa tenue kawaii.
— C'est ça, la crème du Temple ? Vous me faites honte ! Apprenez à vous respecter... Moi, je m'appelle Katerina Luski et, là d'où je viens, aucune fille n'est traitée comme un bout de viande. C'est pas des pouffes mollassonnes du pays de la mousson qui vont m'apprendre mon métier !
Elle m'a mise sur le cul, et les autres encore plus. Fugu se dresse face à elle pour lui tendre ses doigts gantés. Elle donne l'air de pouvoir empoisonner quelqu'un d'une simple poignée de main. Moi, je ne la serrerais pas. Mais Katerina a plus de cran que nous toutes réunies, alors elle la saisit sans hésiter. Fugu l'en récompense en la complimentant :
— Bienvenue, Katerina Luski. Grâce à toi, cette pitoyable assemblée ressemble déjà moins à un tas de chairs mortes. Puisse ton honnêteté réédifier cette ruine...
— Ça va Shakespeare, pas besoin d'en faire des caisses ! râle Jeringa.
Katerina éclate de rire. Elle m'encourage à suivre l'exemple, d'un regard amical que je ne mérite clairement pas. Moi, j'ai perdu mon rire. J'ai le visage crispé sous ma nouvelle peau : cent pour cent artificielle – attention : possibles résidus d'une personnalité.
Le soir est presque une délivrance. Quelqu'un vient pour moi. Je sers à quelque chose.
Découvrir quelles malformations affligent le client et pour quelle sorte de jeu il va nous déballer : voilà ce qui excite toutes les poupées de chair. Je m'apprête presque toute seule, maintenant. Jeringa fait le tour des chambres pour prendre notre température et vérifier l'hygiène impeccable de notre entre-cuisses. Puis Yrwv passe au crible mes boucles blondes et chaque pan doré de mon déguisement de princesse exotique. Une poupée sexuelle doit toujours être parfaite, parée à satisfaire n'importe quelle exigence.
Certaines hiérodules seulement sont assignées aux fétiches sales, spécialistes des scatos et autres mordus de mycoses. À en croire les ragots, leur alimentation est rigoureusement contrôlée, pour qu'elles défèquent les selles de la texture souhaitée ou qu'elles vomissent une bile à l'odeur désirée. Je n'ai aucun mal à le croire. Le Temple est prêt à tout pour combler ses fidèles.
Moi, j'ai la parure d'or d'une déesse antique. J'incarne une grâce perdue, ou une connerie dans ce genre. La plupart des types qui me louent me traitent comme un objet précieux. Je suis une jarre brisée qu'ils remplissent doucement, un vieux bijou fragile qu'ils enfilent avec toutes les précautions nécessaires, une fresque dissoute qu'ils ne touchent qu'à tâtons, un beau marbre poli qui n'a plus de visage. Il est rare qu'on me prenne, au sens où on l'entend. Moi, je ne prends pas les devants. Je ne suis qu'un accessoire.
— Parfait, valide Yrwn de sa voix monocorde.
J'imagine que l'androïde est équipée d'un genre de système de messagerie car, comme tous les soirs, quelques secondes plus tard, quelqu'un toque à ma porte. C'est l'une des nombreuses enfants du Temple, trop jeune pour exercer, qui aiguille les clients jusqu'à leur hôtesse, dans une tenue correcte. Pantalon couvrant et chemisier ajusté, de la couleur de leur choix. Je ne connais pas leurs noms, j'ignore qui sont leurs mères et je ne veux rien savoir. La pitié, c'est un luxe que je ne peux pas m'offrir.
— Par ici, Monsieur Toscano, murmure l'enfant.
En temps normal, elle refermerait la porte derrière lui et il ferait ce qu'il veut de moi. Mais elle la tient ouverte et le client reste planté dans le cadre à m'examiner. Je ne lui donne pas vingt ans, ou alors il fait jeune. Pour un fils-à-papa plein aux as, dont je suis certainement le cadeau d'anniversaire, il ne paye pas de mine. C'est sûrement le seul plouc qui porte encore des cheveux pareils au vingt-deuxième siècle ! Le combo improbable de tout ce qui est capillairement passé de mode : la coupe mulet sauvage jusqu'en bas du cou d'un prof de fitness du vingtième, la teinture blonde-jaunasse d'une bimbo de vieux magazines, un sidecut trop millimétré pour donner l'air rebelle et la longue mèche laquée d'un ado des années deux-mille, bombée en rose pétant à la mode des Jours-de-Paix. Il porte un jean troué, un blaser en cuir noir et un t-shirt de sport. Il a une chaîne au cou, avec en pendentif le logo d'un célèbre super-héros de bandes dessinées dont je ne remets pas le nom.
— Sérieux mec, tu vis à quelle époque ?
C'est sorti tout seul. Et le pire, c'est que j'ai parlé exactement comme si j'étais l'un de ses potes has-been.
— Ok, elle est marrante ! rit-il. Je l'emmène.
— M'emmener ? Où...
Le client est roi et, manifestement, il le sait. Donc il ne me répond pas, il s'avance dans ma chambre en piétinant comme un buffle, il m'empoigne et me tire dans le couloir, l'escalier, puis le hall. Je m'attends à ce qu'un des vigiles l'arrête. Ils sont trois : deux femmes et un homme, mais ce sont aussi des hiérodules. Ils se relaient pour surveiller l'entrer et donner du plaisir aux amoureux de l'uniforme. Celle qui est en poste s'appelle Marianne, je crois. Elle se tient bien droite, parallèle au mur, sa matraque électrique toujours à portée de main.
Le client ne s'arrête pas et je commence à bafouiller, comme une employée-modèle soucieuse de perdre la carrière de ses rêves.
— J'y suis pour rien, je le jure ! C'est cet espèce d'exhib' qui veut faire ça dans la rue !
Marianne dégaine son boîtier de contrôle. Je me demande combien de fois elle a dû astiquer l'autre homme invisible, le fameux Nikonov, pour qu'on lui prête l'un de ces joujoux mortels. J'attends la décharge paralysante, ou pire. Mais, quand je passe devant elle, elle tend machinalement l'engin pour me scanner la puce, comme on scanne le bétail ou les bancs de poissons lors du comptage. Un bip aigu valide je-ne-sais-quelle opération et me voilà dehors, dans la rue pavée de Red Hill qui me narguait depuis des lustres derrière la fenêtre. Dehors. À l'air libre.
L'hurluberlu de client m'ouvre galamment la porte d'une aéromobile stationnée devant le perron. En haut des marches, Marianne nous scrute, prête à presser le bouton du boîtier qui me contrôle. Je grimpe dans la voiture, et le garçon après moi. Il entoure mes épaules de son bras, sur la banquette arrière.
— Allez, on met les gaz !
À son commandement, le pilote automatique démarre au quart de tour.
— C'est autorisé, ça ?
— Tout est autorisé, quand on y met le prix.
Je ne vois rien de la ville à travers les vitres teintées. Le garçon m'offre une coupe de champagne et se présente, poliment, simplement. Vernon Toscano-Laverde, fils unique du leader local du transport ferroviaire. Il ne me brusque pas. Vautrée sur l'assise massante en python de synthèse, à siroter des bulles sous les néons fushia de l'habitacle, je goûte jalousement à la vie que je n'ai pas. Celle que je n'aurai jamais.
Il me demande mon nom, comme si j'étais quelqu'un. Dans ce semblant de normalité trop pailleté, je pourrais répondre tout ce que je veux. Un pseudo qui me plaise, inventé sur le tas. Strassie ou Diamantine. Ou un truc ridicule qui collerait à mon look : Golden Queen, Elizabaise, Aphrodyspareunie. Tout mon vocabulaire lui en boucherait un coin ! Je pourrais simplement lui sortir le nom d'une de mes voix, du temps où mon corps n'appartenait qu'à moi. Ou bien juste mon nom, le vrai. Ça me surprend moi-même quand je réponds :
— Jewel.
Il me reluque et hoche la tête. À croire que ça convient.
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