Episode 63 - Souvenirs d'Ystad
Magnus
À dix-sept ans, mes sœurs étaient les jeunes femmes les plus charmantes au monde. Dagmor jouait de son caractère espiègle et, si son entêtement en énervait plus d'un, elle dégageait une force qui lui valait un respect unanime. Tout le monde lui prédisait un bel avenir en politique, mais elle ne perdait pas une occasion de critiquer les classes Sophia et répétait à tout-va qu'elle deviendrait conductrice d'un de ces affreux bateaux qui nettoyaient les côtes de la Mer Baltique. J'étais sans doute le seul à l'y encourager.
De son côté, la douceur d'Ilia s'était transformée en une véritable grâce. Ses camarades l'appréciaient pour sa gentillesse et nombreux étaient ceux qui lui faisaient la cour. Le seul aux avances duquel Ilia semblait sensible, cependant, c'était Simon Löfgren, notre ami d'enfance. Pendant des années, Simon lui a écrit des poèmes, des ballades, lui a sculpté des pendentifs en tout genre, et il a même manqué de se faire fusiller en se faufilant dans le potager d'un voisin pour lui cueillir des fraises. Pendant des années, Ilia a refusé d'être sa petite amie sous prétexte qu'elle avait peur de lui briser le cœur. Dagmor insistait pour qu'elle cède. Même moi, je ne comprenais pas ce qui la retenait. Peut-être aurait-il mieux valu que je ne comprenne jamais.
De Simon Löfgren, je garde l'image d'un garçon sensible et attentionné, probablement le meilleur compagnon que ma sœur pouvait trouver. Ses parents tenaient une épicerie. D'un naturel rêveur et créatif, lui se voyait artiste : graveur ou parolier. Alors que je me prenais de passion pour les sciences, Simon pouvait passer pour mon parfait opposé, mais j'admirais la simplicité et l'honnêteté dont il nourrissait sa passion.
À cette époque, nous commencions à perdre de vue nos vieux amis. Au sortir du lycée, les frères Mörner avaient abandonné le système scolaire pour intégrer le Svettistrumper, un gang de voyous qui faisait parler de lui depuis quelques années. Après avoir effectué son lot de sales besognes, Joel s'était mis les leaders dans la poche et dirigeait à présent sa propre faction. Il régnait sur un tas de trafics : de la drogue aux armes, en passant par les femmes. Sans compter ceux qu'il nous a tus, j'imagine. Lennart le soutenait dans l'ombre, fidèle à lui-même : en retrait. Pendant que son jumeau se pavanait en jouant les caïds, je crois qu'il ramassait les pots cassés, qu'il apaisait les tensions générées par leurs hommes et évitait au Svettistrumper de se retrouver pris dans d'interminables guérillas futiles. Lennart était le genre de type pour qui tout peut se régler autour d'un plateau de shooters. Une sorte de sage pacifiste, dans la peau d'un délinquant juvénile accroc à la vodka. C'est lui que je respectais le plus.
Un jour, Joel nous a fièrement fait visiter leur QG : un complexe agricole délabré au bord d'un chemin de fer à l'abandon. Le nôtre n'existait déjà plus. Quelques années plus tôt, la maison dans laquelle nous jouions avait été rasée pour étendre le domaine des Aspelund et installer leur élevage de ténébrions. Pendant que Joel nous faisait faire le tour du propriétaire, j'ai feint de ne pas voir les sacs de poudre blanche déborder des placards. Il aurait suffi d'une descente pour qu'il finisse sous les verrous, mais les autorités avaient à faire ailleurs. Par chance aussi, notre shérif local avait Lennart à la bonne. On les voyait souvent partager une bière au débit du coin le plus mal fréquenté.
En réaction à la montée du Dogme, le Svettistrumper multipliait les violences à l'encontre des psykos, qu'il prenait tous pour des sanfautes. J'évitais les frères Mörner autant que possible, en particulier Joel. Je désapprouvais le Dogme et les agissements de Klach. Mais la réponse qu'y apportaient les gangs, les milices civiles ou encore l’Église relevait clairement de la persécution et, cela non plus, je ne pouvais le cautionner.
Quand nous remontions à Ystad, Tommy et moi retrouvions plus volontiers Vensel et Inger. Ils n'avaient que peu de temps à nous consacrer. Lui, car il prêtait main forte à son père dans la boucherie familiale. Elle, parce que, suivant nos pas, elle avait entrepris une formation à l'ESS. Inger étudiait la biorobotique et l'idée d'une œuvre commune, au croisement entre l'hybridation et la mécanique, animait nombre de nos conversations. Inger appelait cette chimère « notre bébé », et je la laissait dire pour ne pas l'offusquer.
Lorsque je rentrais chez moi retrouver mes deux énergumènes préférées, Tommy, lui, dormait toujours chez Vensel. Ils étaient inséparables depuis le bac à sable et, malgré l'orientation très différente que prenait leur vie, rien ne semblait pouvoir les diviser.
Je me rappelle très bien la dernière fois que nous avons tous été réunis : les frères Mörner, Vensel, Tommy, Inger, Simon, mes sœurs et moi. C'était au mois d'août 2079, peu avant que j'entame ma troisième année en classe Cosmos.
Nous nous sommes retrouvés à la plage. Joel frimait dans sa nouvelle voiture volée et Lennart avait rempli leur coffre de boissons. La chaleur estivale et un seul verre d'alcool me faisaient tourner la tête. Je n'aimais pas nager, mais je suis resté longtemps à flotter sur le dos, ce jour-là, pour me rafraîchir le crâne, et les idées. Sans savoir pourquoi, j'avais le sentiment que ces instants seraient décisifs. Quand Inger est venue en brassant jusqu'à moi, quand elle a penché sa tête au-dessus de la mienne, avec ses cheveux dorés que le sel et le soleil avaient changés en carton, j'ai pris une décision. J'ai décidé qu'une fois sa formation à l'ESS terminée, quand elle intégrerait à son tour une classe Cosmos, j'essayerais de penser à ce qu'elle ressentait. À ce que je ressentais. À cette date, dans ma tête, il serait temps de savoir.
Nous sommes revenus sur la plage, raillés par Dagmor et Vensel qui nous déclaraient déjà mari et femme. Pendant ma baignade, ma sœur s'était enfilé autant de cannettes de bière que lui et Lennart réunis. Elle pensait à voix haute et jurait comme un charretier.
— Toi en tout cas, tu risques pas de trouver un mari ! lui avais-je rétorqué.
Elle s'en fichait, je crois. Trouver le grand amour ou fonder une famille, ce n'était pas les préoccupations de Dagmor. Si tel avait été le cas, son ivresse nous l'aurait révélé. Saoule, ma sœur démontrait seulement qu'elle n'avait pas besoin de boire pour laisser courir son naturel. Elle riait joyeusement en pointant du doigt les bateaux, au large, rêvant à son futur ramasse-ordure.
Nous avons tous parlé de l'avenir, de nos rêves. La joie au cœur, on s'est promis plusieurs fois de rester soudés, à la vie à la mort. Bien sûr, je savais que je mentais, en trinquant avec les frères Mörner. Même Tommy ou Vensel, je n'étais pas certain de pouvoir demeurer leur ami pour la vie. Inger, faute de l'aimer, je la perdrais peut-être. Tout cela, je le savais mais, si cet instant devait être le dernier que nous partagions tous ensemble, je ne l'aurais gâché pour rien au monde.
C'était un tournant important. Ce soir-là, près du feu de camp, Ilia s'est enfin détendue et a accepté de sortir avec Simon. Je m'en réjouissais sincèrement, et cette joie a occulté tout le reste. Je n'ai prêté attention ni à la hargne qui ravageait Joel, ni à la mine inquiète de son frère, ni aux yeux amoureux d'Inger, ni à la solitude de Tommy, ni au calme inhabituel de Vensel. Tout cela se passait et je le revois clairement, dans mes souvenirs troubles. Mais, à cet instant-là, seul m'importait l'avenir heureux de mes sœurs.
L'hiver suivant, Tommy et moi avons décidé de ne pas rentrer à Ystad pour la Fête des Lumières. Nous approchions, pensions-nous, du succès et nous voulions demeurer dans les laboratoires vacants du Complexe Cosmos pour achever notre œuvre. Le labeur acharné, nos ambitions démesurées, tout cela nous absorbait. Mais, comme toujours jusque là, nous avons échoué. Après des jours sans nuit passés à trafiquer les embryons de créatures en tout genre, nous sommes revenus à notre point de départ : l'hybridation était un échec, nos théories à réviser.
Le soir des Lumières, Tuuli et Hiram nous ont conviés au repas. Je n'ai plus jamais mangé de mouton par la suite ; la simple odeur du fumet dans les ruelles de Pantar me donnait la nausée. À mon grand étonnement, ce soir-là, la mère de Tommy n'a pas monopolisé sa ligne téléphonique, comme elle avait coutume de le faire pour toutes les occasions. Son mari n'était pas mort, mais c'était tout comme : personne ne savait où était passé le père de Tommy. Aussi Mme Sparre vivait seule et couvait son unique fils. Contrairement à lui, elle souffrait de la séparation. Mon ami haussait les épaules et soufflait : « Elle doit me faire la gueule, parce que je suis resté. Elle crois quoi ? Que je vais foutre le camp, comme mon père ? Parfois, ça me démange... ». Tuuli le sermonnait et même les enfants Olesk le grondaient en lui rabâchant qu'une maman c'est sacré.
Entre le plat et le dessert, Tuuli a sorti le cellulaire qu'elle délaissait souvent — elle aimait nous rappeler comme elle était « présente » — pour projeter le discours de son Oracle local sur leur écran plasmique. À ce moment-là, quelque chose s'est brisé. D'abord en elle. Ses yeux se sont figés dans la lumière de l'écran et une plainte effroyable a tordu le sourire que nous lui connaissions. Puis notre tour est venu. Elle a laissé glisser son cellulaire sur la table, entre la bûche glacée et les raisins confits, entre Tommy et moi. Mon ami s'est levé en titubant, a renversé sa chaise et s'est jeté sur son propre appareil, avec l'espoir idiot de démentir l'intox. Ça n'en était pas une.
Je suis resté pétrifié, incrédule. Moi non plus, je ne voulais pas croire à ce que j'avais sous le nez. Je me suis réfugié dans une bulle, hors du temps, pour séparer les faits de ma réalité ; les amputer au réel dont je n'acceptais pas qu'ils puissent faire partie. Voilà ce que j'ai pensé : « Ce n'est pas vrai ! », et ma réaction en disait long. On ne se crispe pas face à l'inexistant. C'est ce qui m'a toujours permis de distinguer le vrai du faux. À ce moment-là, je me mentais sur tous les plans. Je ne maîtrisais pas le temps, comme Tuuli par exemple, et même si je souffrais, le monde tournait toujours. La tragédie qu'annonçait les médias avait bel et bien eu lieu. Dix attentats simultanés dans dix villes d'Europe, sur les places bondées où des familles chantaient en chœur et allumaient des bougies. Des milliers de morts revendiquées par les fidèles du prophète Klach. C'était à Ystad qu'on déplorait le plus de victimes.
Ce soir-là, Tuuli a fondu en larmes, honteuse de ce qu'elle était. Tommy a composé sans relâche le numéro de sa mère, incapable d'admettre qu'elle ne l'embarrasserait plus. J'ai actualisé compulsivement ma messagerie vide, en espérant bêtement. Je me répétais, juste pour me rassurer, que quelqu'un me préviendrait, s'il arrivait quoi que soit à ma famille. Au fond de moi, je savais qu'on ne m'en dirait rien, pas tout de suite, pour ne pas m'accabler. Alors, je n'ai même pas tenté de les joindre. Peut-être aussi pour nier l’inévitable.
C'est seulement le lendemain, en écumant la liste des noms, que j'ai découvert les victimes. Nos amis Lennart et Vensel. Mes parents, la mère de Tommy et bien d'autres. Ma sœur Ilia.
Beaucoup de mes amis avaient tout perdu et j'aurais dû me sentir chanceux que ma cadette, Dagmor, s'en tire avec une vilaine commotion cérébrale. Elle m'a parfois confié comme elle aurait aimé céder sa place à sa jumelle. J'éprouvais moins de remords à le souhaiter aussi. Privés d'Ilia, nous avons réalisé comme elle nous avait soudés, sans le savoir. Plus rien n'a jamais été pareil. Ma relation avec Dagmor s'est bâti sur la souffrance commune que nous éprouvions, dans le deuil infini de celle que nous aimions plus que n'importe qui.
Nous nous sommes perdus de vue, ces vingt dernières années, et je ne le regrette pas. Nous nous rappelions l'un l'autre la béance qui nous rongeait. Un beau jour, j'ai simplement cessé d'être Gustav Lassen, le frère de Dagmor et Ilia. J'ai porté bien des noms, jusqu'à devenir Magnus. Chacun de mes alters poursuivait le récit qui noyait mon chagrin. Le bonheur dont le vieux continent a privé Gustav, l'Archipel du futur l'a offert à Magnus. Il a été un père aimant, reconnaissant. Un père coupable aussi d'avoir donné la vie pour de mauvaises raisons dans un monde à feu et à sang. Maintenant que je m'éteins et que le monde subsiste, je n'ai plus de regret. Elles sont le produit de mes rancœurs passées, un présent qui me dépasse, mon offrande à l'avenir.
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