Episode 69
Dolorès
J'ai toujours eu le chic pour plomber l'ambiance. Ça fait deux fois aujourd'hui. Entre les histoires d'enlèvements et d'abus sur mineure, c'est sûr que mes belles-sœurs ne doivent pas me trouver très drôle. Tout le monde fait de gros yeux de poisson incrédule. Nolwenn se tortille sur sa chaise à côté de moi, les mains tordues, confuses. Elle marmonne quelque chose.
— Pardon...
Je lui embrasse le front pour la persuader que je ne lui en veux pas.
— Tu n'as pas à t'excuser. C'est sûr, je ne tenais pas franchement à en parler. Mais si ça peut vous éviter de sales mésaventures avec ce vieux mérou...
— Si je le croise, je vais...
Un sanglot colérique lui coupe la parole. Ça me fout les boules, en vérité, qu'elle puisse vouloir sortir les griffes pour moi. Il y a quelques semaines, je lui aurais volontiers planté un couteau dans le dos, parce c'était ma mission. Même en l'emmenant à Puertoculto sous prétexte d'un jeu, je crois que j'espérais raffermir ma volonté. J'espérais que les miens m'insuffleraient les ressources nécessaires, qu'on reconnaîtrait enfin mon potentiel, la rigidité du bouclier qu'on a forgé à grands coups de regards noirs. Et la seule à m'admirer, en fin de compte, c'était elle.
— J'ai déjà réglé mes comptes avec Sancho. Il sait de quoi je suis capable. S'il sait quelque chose, croyez-moi, il me le dira.
J'ai le chic pour ça aussi : m'attribuer des missions qui ne me sont pas destinées et tout faire capoter. Si je n'existais pas, combien de vies auraient été épargnées ? Ma mère serait encore de ce monde. Peut-être que Seiichi aurait pu s'en tirer. La division huit du Commando n'aurait pas été décimée. Le père de ma petite amie ne serait pas mort ; en tout cas pas à cause de moi.
Je n'avais pas le droit de vivre, mais je le gagne en combattant. Je n'avais pas le droit de vivre... Pas plus qu'elles, si j'en crois les gens du village. Ce ne sont que des monstres. Et je suis un monstre, moi aussi, un démon de l'île maudite, un diable-blanc comme Faustine ou la sorcière d'Anakar. Sauf que pas tout à fait, car j'ai les cheveux noirs et les yeux sombres de mon géniteur, la peau un peu plus mat, ou parce que je parle couramment la langue commune.
J'en ai vu, du pays. J'en ai eu, des occasions de me dire « Là, je suis à ma place. », mais c'est le genre de mensonge qu'on se répète pour se rassurer. Je me sentais chez moi à l'école de la violence, entourée de barjots que je pouvais cogner sans me les mettre à dos. J'ai quand même réussi à dépasser les bornes. Je ne faisais pas tache non plus dans le Désert. Tout le monde me répétait que j'étais taillée pour la survie, j'étais un soldat exemplaire. Même le Haut Commandement m'avait à la bonne et m'offrait des médailles. Je les ai toutes perdues quand on m'a mise à pied. Faute grave, ça ne pardonne pas. Mes camarades aussi, je les ai tous perdus en désobéissant.
Il faut croire que c'est vrai, que je suis née avec une sorte de malédiction, une boucle fatale qui m'oblige à détruire tout ce qui me fait du bien. Chaque fois que j'essaye de ne pas décevoir, je brise la vie de quelqu'un. Ça se répète encore. Maintenant, j'en ai ma claque.
Je me sens à ma place parmi les filles du scientifique. Est-ce que c'est une parenthèse ? Je n'en sais rien. Est-ce que j'aime Nolwenn ? Affirmatif. Est-ce que je lui porterais le moindre coup si les Ases me le commandaient ? Je ne crois pas. Est-ce que je protégerais le reste de sa famille ? Dans la mesure du possible. Tant que ça n'interfère pas avec mes intérêts. Quels sont mes intérêts ? C'est simple. Continuer de briller à ses yeux. Garder ma place. Qu'on ne découvre pas que tout est de ma faute.
Je ne mens pas. Je me tais juste, parfois, lorsque c'est nécessaire. Je tais ce qui pourrait faire de moi leur ennemie. Je suis un peu des leurs. J'œuvre surtout pour moi.
C'est pareil pour Roxane. Par déduction, je devine que c'est elle la jolie petite blonde que j'ai croisée dans le port en rentrant au bercail. La seule à savoir que j'ai regagné l'île ce jour précis, ce jour qui fut le dernier pour Magnus. Si elle me reconnaît, il est probable qu'elle fasse le rapprochement et la coïncidence pourrait paraître trop grosse. Le mieux, ce serait qu'on ne la retrouve pas, qu'il soit déjà trop tard. C'est même sûrement le cas, et c'est aussi pour ça que je m'en suis inquiétée : si les autres s'occupent à la chercher, si j'ai l'air d'être de leur côté, sans doute oublieront-elles de se méfier de moi. Cette stratégie-là a déjà fait ses preuves. Le tout, c'est de garder le contrôle, cette fois ; de ne rien laisser se mettre en travers de ma route ; de garder la tête froide.
Un frisson me lézarde le dos. D'instinct, ma main saisit le canif replié dans la poche de mon jean. Je ne promène pas ma dague dans ce genre de quartiers où grouillent les vigiles et les drones-surveillants. Ne pas attirer l'attention, ça a toujours été le maître-mot pour moi. Je dégaine d'un geste machinal, parfaitement ancré dans mon inconscient guerrier. Je fais volte-face et brandit ma lame sous le menton interloqué de Luna. Les Nornes seules savent comment elle a surgi derrière moi, à mon insu. Je rengaine aussitôt.
— Désolée. Vieux réflexe.
— J'imagine qu'une telle réactivité doit faire la différence, sur le champ de bataille.
Une façon j'imagine de m'excuser sans le faire. Ce n'est pas ce qui m'étonne ne plus.
— Tu ne t'es pas écartée, je remarque.
— Il faut savoir faire confiance, soutient-elle avec une moue indescriptible avant de se pencher par-dessus mon épaule.
Elle saisit ma tasse vide pour en scruter le fond.
— C'est reparti ! se moque Emmanuelle.
— Quoi donc ?
— Rien, Luna se prend juste pour la Pythie d'Elthior. Elle va prédire l'avenir dans ton marc de café !
Je déglutis. Ce qui rend Emmanuelle sceptique, moi j'y crois. Les légendes de mon peuple débordent de ce genre de sorcières. De rares psykos peuvent lire l'avenir ; on nous l'apprend dans l'armée.
— Je vois, susurre la gothique d'une voix pleine de mystère. Intéressant... Je te fais entièrement confiance, Dolorès. Pas uniquement pour ce que dit le fond de ton café. J'ai confiance en Nolwenn. Elle te connaît mieux que nous et elle ne doute pas de toi. Voilà qui me semble une raison suffisante.
Luna repose ma tasse. Lorsqu'elle replie son bras, l'un de ses ongles s'aventure à replacer l'une des mèches de mes cheveux, me glisse derrière l'oreille et projette un nouveau frissonnement dans ma nuque. Inexplicablement, sa voix me résonne dans la tête. Cette fois, elle est acerbe et elle me met en garde : « Si tu lui brises le cœur, si tu ne brises qu'une once de son innocence, je t'occirai de mes mains. »
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