Episode 72

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Leahonia

Je sais faire tout plein de choses. Couper une mangue, et même une noix de coco. Pêcher avec une épuisette. Décortiquer mes crevettes toute seule. Je sais nager aussi : la brasse, le crawl, mais pas le papillon. Par contre, je sais faire des papillons en papier ou en tissu. Ça s'appelle des origamis. C'est Dolorès qui m'a montré, mais je ne sais pas faire les autres animaux. Je sais souffler très fort et gonfler une bouée. Je sais jouer à cache-cache, colin-maillard, à la corde, au pakwan, à chat-perché. Papá dit que je grimpe comme un chef... disait. Je sais monter sur le toit et vider la boue de la gouttière.

Je sais faire tout plein de choses, sauf la cuisine, conduire un bateau, manger du piment, parler la langue commune. Est-ce que c'est pour ça qu'on me laisse toujours toute seule ?

Dolorès et Nolwenn ne sont plus mes amies. Elles sont parties sans moi. Palben c'est pareil, ce n'est plus mon ami. Il court tout le temps dans les jupes de sa mère. Il ne désobéit jamais. Il ne joue pas avec moi parce qu'il pleut. Sauf qu'ici il pleut tout le temps. Comme tout le monde est trop nul, j'ai décidé que je ne voulais plus d'amis.

C'est ennuyeux de ne n'avoir personne. Il n'y a rien à faire. Les jeux qui se jouent tout seul ne sont pas amusants. Je déteste vivre ici, chez tante Gechina, et m'embêter tout le temps. Je déteste la pluie aussi. Je crois que j'aimerais vivre dans un pays sec, en Australie peut-être. Mais ce n'est pas possible, parce que je ne parle pas leur langue. On m'a dit que je n'irai nulle part tant que je parle espagnol. Ça me saoule mais c'est vrai.

Alors, j'ai été voir Cristobal. À part Gechina, il n'y a que lui qui parle la langue commune dans ce trou perdu. Cristobal m'a donné des cahiers et des exercices. Il a dit qu'avant il voulait que tous les enfants du village apprennent la nouvelle langue et que c'est pour ça qu'il les avait apportés, mais personne n'a voulu. Du coup, ça a l'air de lui faire plaisir que je vienne une heure ou deux l'après-midis et que je copie des lignes. Ça ne me fait pas plaisir, mais au moins ça m'occupe. En fait, c'est plus facile que j'avais imaginé.

Vu qu'il est content, des fois, Cristobal me laisse remmener un cahier à la cabane pour m'entraîner toute seule. Je me répète des mots ou des phrases à voix basse quand je n'arrive pas à dormir.

« Bonjour. »

« Salut ? »

« Comment ça va ? »

« Oui. »

« Non. »

« Je ne sais pas. »

« Je ne comprends pas. »

« Je suis désolé. »

Je recopie aussi des lignes dans la journée si je m'ennuie. Cristobal m'a dit que quand j'aurais fini ce cahier-là, il m'apprendrait des insultes, alors je travaille plus.

C'est là que tante Gechina débarque dans ma chambre avec son air furax.

— On t'attend à la prière, Leahonia. Qu'est-ce que tu fabriques ?

— Rien, tía, j'arrive.

On va prier. On ne priait presque jamais, à la maison. Papá et mamá racontaient des histoires sur les dieux, sur la mer, sur comment Njord avait appris à nos ancêtres à fabriquer des bateaux. J'ai dit ça à tía et elle m'a répondu que s'ils avaient mieux prié la mer ne les aurait pas pris. Alors je prie avec elle parce que j'ai peur de mourir et que personne ne pleure.

À la fin de la prière, elle me demande de ranger le temple et de nettoyer l'autel. Quand je reviens dans ma chambre, elle a déchiré mon cahier.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? crie-t-elle.

— C'est Cristobal qui ne l'a prêté. J'apprends la langue commune.

Elle chiffonne une page où je m'étais appliqué. Elle se met en colère.

— À quoi cela te servirait, de toute façon ?

— Je ne vais pas lui dire que je veux partir parce que je déteste Puertoculto ou parce que je m'ennuie. J'invente quelque chose comme ça.

— J'irai vendre le poisson à Pantar ou Anakar, comme Cristobal et les marins. Je connais bien les marchés.

— Inutile. Quand on parle en plaques, on n'a nul besoin de parler la même langue pour se comprendre.

— Alors, j'irai à l'armée, comme Dolorès.

— Hors de question. Ta mère ne me le pardonnerait pas. Tu es une fille de marin, sculptée par le sel et le vent, fluide comme la houle, fragile comme un récif. Tu n'as pas l'âme d'un Berseker, et c'est mieux comme cela.

— Prêtresse, alors. Toi, tía, tu parles la langue commune.

— Prêtresse, dis-tu ! Voilà qui devient intéressant... Alors dis-moi, jeune fille, jusqu'où irait ta détermination ?

Elle m'attrape le bras et elle m'emmène au temple, au fond de la cabane. Je suis forcée de m'agenouiller. « Non. »

— Ainsi, ma nièce voudrait me succéder...

« Oui. » Et rester coincée pour toujours dans ce trou. « Je ne sais pas. » Elle m'attrape le menton et sort le fer du feu. Elle l'approche de ma joue. « Je ne comprends pas. » Je pleure.

— Pff... soupire Guechina. Tu es faible, Leahonia. Tu n'es qu'une anguille, une fuyarde. Dolorès et cette mutante t'ont mis des idées en tête, c'est cela ? Tu me déçois. Tu me déçois beaucoup.

« Je suis désolé. »

Tu ne t'adresses à moi qu'en espagnol, jeune fille ! Est-ce clair ? Bien... Sèche ces larmes, c'est pitoyable. La faiblesse n'a pas sa place ici, tu le sais. Tu t'accroches à des chimères, ma nièce. Alors, tu vas prendre ces cartons que tu as rapportés d'Anakar et jeter toutes ces babioles au feu. Suis-je claire ?

— Non, tía... N'importe quoi, mais pas ça...

Elle approche le fer tellement brûlant que le métal rougit.

— N'importe quoi d'autre, dis-tu ?

— Non, pas ça...

— Soit. Je vais faire preuve de clémence, pour cette fois. Tu peux garder tes vieilleries, apprendre la langue que tu veux et manquer au prières, si c'est ce qui te chante, ingrate. En revanche, tu vas devoir répondre à ma question. Qu'est-ce qui se trame avec Dolorès ? Qu'espère-t-elle faire avec ce monstre ?

Je ne veux plus pleurer, je ne veux pas être faible, mais le fer me fait suer. Je ne sais pas mentir. J'ai trop peur que ça brûle et de tout voir brûler.

« Je suis désolée... »

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