Episode 74.1
Luna
L'autofiacre nous promène à travers la cité. Non satisfaite de la vitre opaque qui occulte à peu près le paysage urbain, je tire les rideaux de satin. Nous voilà aussitôt enveloppées de ténèbres, Faustine et moi. Deux monstres tapis dans l'ombre. À présent qu'Hazel m'a prêté l'une de ces luxueuses voitures, je comprends quel orgueil les nobles peuvent en tirer. À défaut d'être honnête, le masque de la bourgeoise prétentieuse me distrait. J'exulte lorsque je campe ce rôle taillé à ma mesure. Consciente qu'un jour prochain le rideau tombera et sonnera le glas du fantoche qui cabriole sous sa peau d'humain, je jouis sans restriction des plaisirs qui parsèment cette mise en scène fatale. Je me donne en spectacle. J'actionne l'un des leviers de la console de bord et un bras d'automate me verse un thé fumant dans une belle porcelaine.
— Désires-tu boire ou grignoter quelque chose, Faust ?
— Il sort d'où, ce thé ?
— Ce doit être Hazel qui a chargé le réservoir. Ses recettes sont exquises.
D'un geste de la main, ma sœur décline le breuvage.
— T'es drôlement bien entourée, ces temps-ci ! remarque-t-elle sur le ton d'un reproche.
— Je ne crois pas t'avoir demandé de me rendre des comptes, rétorqué-je. Alors abstiens-toi d'analyser ma vie.
Je m'étonne qu'elle n'affecte nullement, à mes mots, d'être vexée. Plutôt que de se renfrogner, elle se redresse sur la banquette. Son dos raidi défie sans le toucher le dossier de cuir rigide, les épaules perpendiculaires, la gorge fière, le menton franc.
Profitant que je porte le thé à ma bouche, l'autre main glissée sous la soucoupe fragile, Faustine coince ses ongles sur mon avant-bras, entre la dentelle noire qui me gante la main et la broderie soyeuse de ma robe. Ses doigts s'écartent et, dans l'espace ainsi laissé, poussent ses griffes. Elle m'érafle. Mes lèvres se tordent. L'infusion immole en travers de ma gorge, anéantit les verbes qui me brûlent la langue. Sous couvert de m'écorcher, Faustine remonte ma manche, légèrement lacérée, et découvre mes stigmates. Je me crispe sur mon siège tandis que sa mâchoire s'ouvre sur mon cou nu. Le long de ma chair humectée par son souffle, sa lèvre sèche repousse le ruban qui maintient mon camé. Ses dents frôlent alors mes hématomes à découvert. « T'es drôlement bien entourée », me répète sans un mot son aura enfiévrée. Ma pensée me dépasse : « Ma vie sexuelle, ça ne regarde que moi ! »
Elle s'écarte. Afin de conserver la bouche inexpressive, j'inspire par le nez l'air qui me calmera. Puis, sentant poindre la gêne, je réfugie ma moue dans la porcelaine tiède. J'ai toujours entrevu les contours de son âme. Par pur égoïsme, je les ai palpés autrefois. Mes regrets seraient vains, aussi je les bannis. Comme je m'efforce de garder ma contenance, cependant, Faustine remue le couteau dans la plaie :
— J'ai couché avec quelqu'un, moi aussi.
Ma plaie ou la sienne, cela je l'ignore. Je m'arme d'un sourire et brandit l’enthousiasme – pourfendeur, je l'espère, de l'abcès qui nous pèse.
— Tu m'en diras tant ! Serait-ce Feng ?
— T'es tordue, hein. Feng, c'est une vraie amie.
— Autant que je suis ta vraie sœur ?
Aussitôt cette question m'échappe-t-elle que je me flagelle intérieurement. J'ai pourtant bien conscience qu'il ne faut jamais déterrer une vérité que l'on ne peut soutenir.
Une colère inouïe irradie ses pupilles cinabre. Le rouge feu de ses yeux me jaillit au visage. Incapable de lui opposer quelque barrage, je lui ouvre les bras et l'étreins. Les regrets pleuvent, amers, sous mes cils pâteux, charrient dans leur torrent le pétrole cosmétique et criblent le col de sa chemise débraillée. Faustine, de sa poigne de fer, me rejette par l'épaule. Me voilà acculée contre le dossier ferme, sous ses paumes implacables et ses ergots pressés.
— Combien de fois t'as été honnête avec moi, au juste ? susurre-t-elle.
— Davantage que tu le présumes. Et toi ?
— Y a jamais eu besoin. T'as toujours su qui j'étais, même avant moi.
— Faustine, je te dois des excuses. J'étais curieuse et je me suis servie de toi. Je prends conscience que je t'ai forcée à...
— Personne ne me force à rien. Jamais. C'est clair ? Tout ce que je fais, c'est parce que je le veux bien. Toi, tu me regardes. Toi, tu n'as pas peur. T'oses même me faire tourner en bourrique. Je vais te répondre, Luna. Tu es ma sœur, et vraiment plus. Tu es un monstre, comme moi.
Pour faire montre de ce qu'elle affirme, elle accole son visage au mien, les arêtes de nos nez croisées comme les épées de duellistes vertueux à l'amorce du combat. Son crâne explose, si près de moi que je puis sentir la corne le perforer, les rangées de dents déformer ses gencives. La cendre argileuse de ses orbites coulants suinte sur mes joues, salissent la poudre mate dont je me suis fardée.
Je laisse tomber la porcelaine, dès lors brisée à nos pieds. D'un geste volontaire, la semelle de Faustine réduit en miettes la soucoupe fendue. Une à une, je porte les mains à ma bouche pour en ôter les gants à la force de mes dents, puis je saisis son visage. Je presse mes paumes chaudes sur ses pommettes enflées. J'écaille mon vernis contre son cuir chevelu, ses ramures biscornues. Enfin, j'ose un baiser au bord de cet orbite odieux.
— Tu as raison, admets-je en libérant mes écoutilles velues et mes ailes de velours de mon carcan civil. Nous sommes des monstres. Nos actes sont obscènes ; nous ne donnons pas dans la dentelle. Il est peut-être temps que nous mettions à plat ce que nous taisons depuis des années. Si tu acceptes, j'aimerais commencer.
Son menton ploie en approbation.
— Bien. Je regrette sincèrement de m'être imposée dans ton intimité. Je regrette de t'avoir forcé la main. Je regrette d'avoir privilégié mon propre plaisir, de ne pas avoir pris en considération tes sentiments. Mais je ne regrette pas de l'avoir fait avec toi. Cela dit, je ne recommencerai pas. Ce n'était rien de plus qu'une lubie passagère. Et l'envie m'est passée, définitivement.
— Pfff... Tu changeras jamais, hein. T'es ridicule, des fois. Mes sentiments ? Quels sentiments ? J'ai aucune putain d'idée de ce que je ressens. Je cherche pas à savoir. Tes regrets, je m'en balance. T'es la seule à t'en vouloir pour une connerie qui date d'il y a des plombes. Moi, tout ce que je regrette, c'est de pas y avoir été plus fort avec toi. Si j'avais su que tu voulais qu'on te marque... Enfin, t'encaisserais plus le coup, aujourd'hui. Tu sais, quand j'ai couché avec quelqu'un, j'étais comme ça.
Je la dévisage. Qui résisterait à son corps de démon, à ses muscles saillants, à ses atouts bestiaux ?
— Tu côtoies des personnes bien robustes. Qui était-ce ?
— Je ne te rends pas de comptes. Ma vie sexuelle, ça ne regarde que moi.
Un rire franc me secoue et m'étire les lèvres.
— Soit, je l'ai bien mérité. Maintenant que nous avons vidé nos sacs, j'imagine que l'on peut tourner cette page tortueuse et nous trouver d'autres loisirs communs.
Moins réservée que moi, Faustine laisse exploser une hilarité grasse. L'habitacle de l'autofiacre en est presque saturé.
— Quelle page, Luna ? La vie, c'est pas un livre. C'est une sorte de machine. T'as desserré un vice chez moi, j'ai pété un boulon chez toi. Tu m'as détraquée et je t'ai rendue maso. C'est comme ça. C'est là. Ça ne se tourne pas, on ne s'en détourne pas. Toi et moi, on n'oubliera pas. On se sera éternellement redevables.
Face à ses cornes arquées, à son rictus immense, aux jeux de mots travestis en fourchage de langue, j'ai l'impression soudaine d'avoir inconsciemment passé un pacte avec le Diable.
Par un hasard douteux, notre voiture fait halte au moment pile où ma sœur met un terme à cette conversation. Le temps, d'ordinaire mon allié, l'a laissée m'imposer ses propres conclusions. À peine le fiacre a-t-il ralenti qu'elle rabat sur son crâne une capuche couvrante, dissimulant sa coiffe calleuse, en pleine rétractation, sa coulée oculaire et le haut de sa bouche soigneusement serrée. Elle ouvre la portière et saute du véhicule. Je la regarde disparaître, happée par une ruelle sinueuse de Red Hill. Je n'en ricane que pour mon plaisir propre :
— C'est qu'on ferait presque dans la dentelle...
Désormais seule à bord, je ressasse mes excès passés. Faustine croit sans doute m'avoir pardonnée, seulement elle ignore ce qu'est le pardon. Si j'espère le mériter, il me faudra être une sœur véritable, à défaut d'un humain exemplaire.
Chemin faisant, je songe à décommander mon rendez-vous avec Awa. Dans la foulée de cette conversation, l'idée même d'une chair autre qui se mêle à la mienne me répugne. Toutefois, mon corps se souvient de la froideur calculée, inhumaine, d'Awashima. Si ce n'est de la chair, si ce n'est que la surface lisse et fade d'un ustensile ambulant – la frigidité convenable d'une poupée de porcelaine ou d'un olisbos cuivré – cela pourrait m'être satisfaisant.
Alors que nous nous côtoyons depuis six semaines, en ce jour, mon amante inflexible a décidé de me surprendre. Elle a tenu à ce que nous nous retrouvions en-dehors du Peccant Passage où nous avons nos habitudes et, par message, elle m'a sommé de la rejoindre à une adresse précise. Sans nul doute chez elle. L'initiative me surprend. Bien qu'elle m'ordonne souvent quelle tenue revêtir, de quel objet me munir ou quelle posture adopter, jamais ne n'aurais cru qu'elle me convierait dans l'intimité de sa propre demeure.
L'autofiacre se range de lui-même dans la rue du lieu-dit, une large allée des faubourgs le long de laquelle des arbres séculaires dressent une haie d'honneur aux véhicules divers. Si les membres de la noblesse habitent traditionnellement Red Hill, aux abords du Rocher, ou les villas espagnoles d'Edén Parque, certains riches propriétaires optent pour des maisons d'architectes aux allures singulières, bâties là où l'espace laisse davantage de place à l'extravagance, et notamment aux abords des faubourgs. Chacune des bâtisses qui bordent la rue exhibe son style unique et ses équipements de pointe. Là, un pavillon de verre produit l'illusion d'une parfaite transparence, trahi par quelques pixels qui, figés, révèlent le subterfuge des volets holographiques. Ici, un autre se présente comme une empilade de cubes pivotants, agençables à souhait.
À l'adresse indiquée par Awashima, je trouve une haute grille dont l'enchevêtrement d'acier inoxydable évoque le foisonnement tortueux de plantes grimpantes figées ; les rugosités suintantes du vivant, ses branches revêches et ses feuilles flétries, détrônées par ce simulacre exempt d'aspérité. À peine ai-je avancé un pas en direction du portail que l'interphone grésille. La voix résolument suave de ma maîtresse falsifie le boîtier en boîte à musique.
— Je t'ouvre. Passe sous la galerie couverte et rejoins-moi à l'arrière. Ne me fais pas attendre.
— Tes désirs sont des ordres.
La pâle palissade coulisse au devant, découpant une percée à peine plus large que moi. Je m'engouffre au travers et, tout aussitôt, j'entends le lierre de fer se refermer sur mes talons. J'emprunte le chemin dallé qui traverse la pelouse. Quelques pas plus loin, une tondeuse automatique effectue sa ronde silencieuse, veillant à ce qu'aucun brin du gazon n'excède la longueur imposée. Par-delà les herbes strictes, clairsemées de bonzaïs coiffés en des sphères impeccables et de sculptures de pierres dont l'apparente décrépitude déguise sans me duper les équipements de surveillance, se dresse la façade bétonnée. D'imposantes poutres noires, squelette d'acier roidi par le perfectionnisme, encadrent les arches anguleuses du rez-de-chaussée. Passé le perron, trois vestibules obscurs se découpent dans la cloison albâtre, au fond desquels scintillent les témoins qu'une vie anime les ténèbres : carreaux des vitres, poignée galvanisée d'une porte entrouverte, plafonnier racoleur, échelle de lumière au lieu des contremarches. Aux étages, un volet-paravent aux boiseries chaleureuses couronne avec panache la devanture éventrée – sepukku rectiligne. Comme ordonné, je n'emprunte pas le chemin de la bâtisse, mais bifurque légèrement sous la galerie couverte qui jouxte la maison. Les poutres nues y supportent le poids d'une terrasse surplombante et de la pergola décorée de verdure. De la vigne alanguie, les rameaux las croulent à l'orée du tunnel. Les moins farouches caressent de leur feuillage frivole la rambarde rouillée des degrés transversaux. Au sortir du passage, un vertige me saisit. J'ignore s'il est dû à la clarté soudaine ou à un autre genre d'éblouissement.
Sur le revers de la maison, le jumeau replié du volet-paravent révèle les fenêtres de papier traditionnelles. Un pavillon au toit courbé recouvert de tuiles sombres surplombe le domaine à l'extrémité des étages. Une arche circulaire ouvre sur son balcon, de même qu'une autre, en bas, semble scruter le jardin de son orbite aveugle. J'avance prudemment au-devant de l’œil. Le défilé fiévreux des arcades lacunaires me transit. Ma tête tourne.
— Approche, appelle la voix grave d'Awashima.
Je me détourne, titubante, de l'enfilade voûtée et m'oriente vers ses mots. Le volte-face me confronte à ce qui m'avait aveuglée en premier lieu : le miroir glacé d'un plan d'eau étendu, comme posé sur l'herbe. Aucune ondulation ne trouble la surface, au creux du jardin clos préservé par les vents. Ma semelle foule les pas de pierre qui serpentent sur les eaux jusqu'à l'îlot central. Là, je surprends les mains gantées d'Awashima, absorbées à prélever des boutures de camélias.
— Enfin te voilà. Peut-on savoir ce qui t'as pris autant de temps ?
— C'est un sacré domaine que tu occupes, Awa.
— C'est la propriété de mon père. Mon frère vit avec nous.
— Ils sont absents ?
— Mon frère est là. Mais il ne nous dérangera pas.
Délaissant les fleurs, mon amante ôte froidement son gant de jardinage et le laisse choir au sol. Sa paume glisse sous ma joue et y sème un frisson, non pas exalté, mais bel et bien frisquet.
— Ainsi, tu jardines ? Tu t'entendrais à merveille avec ma sœur, Cerise.
— Je n'en suis pas si sûre.
— Crois-moi, elle aime tout le monde.
— C'est à cause de ta sœur que tu arrives si tard ?
— Entre autre. J'avais des affaires à régler en ville. Un organisme du nom de Fate s'est fait connaître aujourd'hui. En as-tu entendu parler ?
— Vaguement. Mais ça ne m'inquiète pas. Quelqu'un se chargera vite de faire taire ces fauteurs de trouble.
Les paupières closes, je laisse aller ma bouche contre sa main gelée.
— J'étais étonnée que tu me convies chez toi. Y a-t-il une raison ?
— Pas spécifiquement. J'ai senti que c'était adéquate. À ce stade, mieux vaut lever un peu nos mystères, tu ne crois pas ? Tu m'as fait confiance un peu trop facilement. Tu m'as laissé faire tout ce que je voulais de toi. Je me suis demandé si tu te méprisais ou si, au contraire, tu étais trop confiante. Je n'en sais toujours rien. Mais je ne pouvais pas te poser la question. C'était à mon tour de te livrer un aperçu de qui je suis. Alors, voilà. Bienvenue chez moi.
Mes lèvres contiennent in extremis un rire jubilatoire.
— Tu me portes plus d'égard que tu veux bien l'avouer.
— Ça se pourrait. En tout cas, ça tombe plutôt bien.
— C'est-à-dire ?
— Quelque chose me dis que tu n'es pas d'humeur pour nos petits jeux. Alors, une fois de temps à autre, soyons deux filles ordinaires. Ou peut-être pas.
Elle ponctue sa formule d'une œillade amusée. Alors que je m'écarte d'elle pour mieux retrouver le chemin de ses lèvres et de sa langue, aujourd'hui étrangement bavarde, un haut-le-cœur ébranle jusqu'à ma gorge. J'inspire un souffle, sitôt endigué. Mon corps désarticulé. Un voile noir sur l'horizon. Effondrée.
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