76.2

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Le son de la musique couvre nos voix maintenant.

— Et si tu m'interrogeais ? suggère Luna en se glissant face à moi sur le lit du dessous.

Elle esquive soigneusement les reliquats de toile qui pendent du sommier supérieur et m'adresse un sourire étonnamment sincère, qui révèle les deux pointes de ses dents de vampire. J'ignore à quel jeu ma sœur croit me soumettre. Mieux vaut sans doute que je mette les pieds dans le plat, j'aurai tout le temps de comprendre ce qu'elle a derrière la tête.

— D'abord, dis-moi si ton déménagement à Whistlestorm a le moindre rapport avec le meurtrier.

— Par la force des choses, j'imagine. J'ai beaucoup de temps pour moi lorsqu'Hazel est à l'étude ou en consultation. Je ne dois me soumettre à aucun couvre-feu et, surtout, du sommet du Rocher, je prends de la hauteur sur la situation. Tout cela pourrait être bien plus complexe que nous le supposions en fuyant la villa. J'essaye d'avoir une vue d'ensemble.

— Et est-ce qu'avec tout ce temps et toute cette hauteur, tu as abouti à une seule conclusion ?

— Emmanuelle, imaginerais-tu une seule seconde que j'aie pu cesser de guetter le moindre signe de l'assassin ? Tu seras surprise d'apprendre que j'ai effectivement découvert quelque chose. Il se pourrait même que j'aie identifié l'arme du crime. À mes dépends et par pur hasard, mais quand bien même.

— Quelle arme du crime ? Papa a été empoisonné.

— Nous nous demandions par quel moyen le breuvage mortel, longuement infusé, avait pu parvenir dans sa bouteille. Nous supposions que le coupable avait apporté sa propre tisane de datura et arraché une branche de l'arbre de Cerise dans l'espoir de la faire inculper. Cela impliquerait bien sûr que le meurtrier ait déjà eu connaissance des plantations de la serre, et le datura n'est pas une plante commune par chez nous. Toutefois, depuis hier soir, j'ai acquis la conviction que nous faisons fausse route. Le datura de Cerise est bel et bien celui qui a causé la mort de papa et, si l'idée nous a fait sourire autrefois, il se trouve qu'en effet, l'ennemi s'est faufilé chez nous muni de sa bouilloire.

Aucune sorte de malice ne pétille dans ses yeux, Luna est on ne peut plus sérieuse. Ainsi, bien que le ridicule d'une telle scène de crime mette mon scepticisme à rude épreuve, je lui accorde le bénéfice du doute.

— Qu'est-ce qui t'as conduite à cette certitude ?

— J'ai moi-même été la victime d'un empoisonnement, pas plus tard qu'hier. J'ai accidentellement ingéré un thé empoisonné qu'Hazel destinait à sa propre consommation. Évitons pour l'instant de nous attarder sur les détails. Lady Orsbalt souffre beaucoup et certains de ces poisons lui procurent, dit-elle, plus de bien que de mal. En définitive, ce qu'il nous faut en retenir, c'est que le robot fonctionnel de ma jeune maîtresse dispose d'une bouilloire interne et sert le thé, comme on le lui demande, sans faire cas du fait qu'il puisse être fatal.

— RF5 ? tressauté-je.

— Rien ne permet de l'affirmer. Le coupable aurait très bien pu disposer de son propre robot. Dans un cas comme dans l'autre, l'unité RF n'a fait que remplir l'une de ses fonctions de base : remplir un contenant avec une boisson. Elle n'a laissé derrière elle aucune emprunte digitale et, selon son apparence, elle a bien pu passer inaperçue parmi les touristes.

Le déroulement des événements prend vie dans ma tête. Le coupable, chanceux, prélève le poison dans la serre et, alors qu'Eugénie laisse entrouverte la porte du laboratoire, le robot s'y engage, le breuvage infusant dans sa bouilloire interne. Au moment opportun, il échange l'eau de la bouteille contre le liquide mortel, puis s'immobilise dans le recoin encombré du laboratoire jusqu'à l'heure du décès, tard dans la nuit. Une fois la mort de Magnus attestée, le robot quitte la maison et disparaît sans laisser de trace. Non.

— Ça ne tient pas, Luna. Déjà, le robot ne peut pas prédire qu'Eugénie ouvrira la porte. Ensuite, admettons que l'assassin trouve par un heureux hasard le poison rêvé dans notre propre jardin, je ne peux pas croire qu'un robot domestique aussi répandu que le RF n'ait pas de sécurité, quelque chose qui l'empêche d'administrer un produit létal. Le robot des Orsbalt n'avait peut-être pas connaissance de la nature du thé. Ou peut-être qu'il n'en voyait que les bienfaits pour Hazel. Mais quelle genre d'IA aurait sérieusement pu s'introduire dans le labo de Magnus et lui verser cette décoction sans que ses systèmes reconnaissent ça comme néfaste ?

— Une IA détraquée, j'imagine. Ce sont des choses qui arrivent. Sinon, à quoi serviraient les mots d'ordre ?

À mesure que je réfléchis, mes doigts jouent frénétiquement avec la toile que je façonne.

— Maintenant que tu le dis, reconnais-je, je crois bien que le maître chanteur qui harcèle Adoria est lui aussi un androïde. Mais une IA aurait-elle pu mettre le feu à la bibliothèque ? Et comment aurait-elle pris l'apparence d'Adoria ?

— Le viscan.

Luna m'éclaire un peu sur ce « piège à acteurs » qui manifestement a été pour elle à l'origine d'une expérience déplaisante.

— On parle d'un portique, tout de même. Comment Koma Hirata se trimballerait avec ça ?

— Koma Hirata ? répète illico ma sœur sur un ton qui traduit plus de gravité que tout ce qui précédait. Tout s'éclaire.

— Pour toi, peut-être.

— Koma développe un prototype secret dans le dos de son père. Il l'appelle holomime. Il s'agit d'un robot capable de copier l'apparence et l'attitude d'un individu. Crois-moi, c'est glaçant. Contrairement aux robots fonctionnels, l'holomime n'est pas une IA. Koma enclenche tous les mouvements de l'androïde à distance, depuis l'intérieur de ses lunettes.

— Donc il suffirait de lui confisquer ses lunettes pour entraver son prototype ?

— A priori. Et, puisque tu t'apprêtes à poser la question, j'ai été invitée chez les Hirata. Cette mystérieuse amante que j'ai retrouvée hier n'est autre que la sœur de Koma, Awashima.

— Elle est fiable, ou bien elle est aussi tordue que son frère ?

— J'ai toute confiance en elle.

— Autant que tu as confiance en Dolorès ? m'emporté-je impulsivement.

— Je comprends ta réserve, me répond Luna, qui a retrouvé un calme déconcertant. Écoute, je sais que tu n'accordes pas beaucoup de crédit à mes dons pourtant, crois-le ou non, j'ai sondé Dolorès. Elle n'est une menace ni pour Nolwenn, ni pour aucun membre de notre fratrie. Je ne vais pas te mentir...

— Pour une fois !

— Si tu le dis. Dolorès n'a pas un passé facile, mais je puis t'assurer qu'elle ne nous causera aucun tort. Si tu y tiens, même, je m'en porte garante.

— Comme tu t'es portée garante de Faustine ?

— Absolument. As-tu eu quoi que ce soit à lui reprocher ?

— Non, pas encore, mais votre petite escapade en fiacre ne m'inspire rien de rassurant.

— Alors permets-moi de te rassurer, la conversation que j'ai eu avec Faustine n'avait rien d'aussi houleux que ton débat avec Cerise. Ne serait-ce pas plutôt à moi de m'inquiéter ?

Cerise a raison. Luna et moi sommes perpétuellement à couteaux tirés. Contrairement à ce qu'elle pense, nous ne voulons pas la même chose. Fondamentalement, nos conceptions divergent.

— Si c'est tout ce que tu avais à me dire, tu peux retourner à ton petit monde victorien. Ce n'est pas un jeu, Luna. J'essaye tant bien que mal de lever le voile sur la vérité, alors que toi, tu contemples les énigmes sans intention de les résoudre. Tu trouves ça beau, le mystère ? C'est une quête poétique, une quête d'idéal ?

— Voilà, Emmanuelle, tu me simplifies, comme tu essayes de tout réduire à une vérité stricte. On ne cherche pas un objet perdu, on cherche un assassin dont les motivations nous échapperont sans doute parce que, pour en arriver à tuer Magnus, ce personnage devait bien être profondément torturé, dérangé, un poil dément. Parce que du hasard et de l'improbable ont pu s’immiscer dans ce crime, malgré ce que tu t'obstines à croire. Parce que nous sommes humains, tout simplement, contre toutes les apparences.

— Supposer que la vérité est trop complexe pour être démêlée, c'est aussi refuser de vivre dans le vrai monde.

D'aussi loin que je me rappelle, quelle qu'aient été nos joutes verbales, Luna ne m'a jamais laissé le dernier mot. Il s'agit là d'une grande première et peut-être devrais-je me méfier de l'eau qui dort. Paradoxalement, l'humilité coupable de son silence ne me satisfait pas autant que je l'escomptais. C'est un aveux d'échec : je demeure incapable de déchiffrer ma sœur.

Comme pour marquer le coup de notre opposition, un éclair fend le ciel par-delà la fenêtre. Luna se lève et s'approche du carreau où la pluie gicle soudain en grosses coulées. Elle me fait signe de la rejoindre. Par habitude, j'emboîte le pas aux mystères qu'elle brandit et je me poste près d'elle. Dans le parc, Faustine et Feng narguent le couvre-feu allongées sur la pelouse. Son amie court se mettre à l'abri tandis que ma sœur reste imperturbable, à dévorer la pluie.

— J'aime bien Feng, déclare Luna. Faustine est bien tombée.

— T'as pas idée du jeu de sadique auquel Feng nous a fait participer, argué-je.

— Que veux-tu ? C'est l'amie de Faust. On ne peut pas non plus s'attendre à ce qu'elle soit saine d'esprit.

Nous rions de concert, comme si l'altercation précédente n'avait jamais eu lieu. Les choses ont toujours été ainsi. Malgré nos profonds désaccords, nous ne pouvons pas nous détester.

À présent que la tempête déferle dehors, je refuse de laisser Luna s'envoler sous la foudre jusqu'à Whistlestorm. Rien que pour une nuit, nous redevenons colocataires. Je lui relate les événements du cercle aux secrets avec entrain, du moins jusqu'à la partie où l'on tente de m'immoler. Elle me parle du quotidien fastueux de la famille Orsbalt, loin des réalités qui remuent l'archipel. Si nous nous entendons sur une chose, c'est bien sur la dangerosité de ce que propose Fate. Nous évoquons Roxane et la possibilité de contacter un détective privé, Luna me propose même de me fournir des fonds. Et naturellement nous nous inquiétons l'une pour l'autre : elle de me savoir confrontée à Koma, moi d'apprendre qu'elle consomme tous les poisons d'Hazel.

— Ne t'affole pas, dit-elle. Mes visions de l'avenir ne brillent guère par leur précision, mais je sais avec certitude que la mort ne me guette pas, du moins pas pour l'instant.

— Si tu te voyais mourir, tu refuserais de boire avec elle ? En fait, non, ne réponds pas. Je sens que ça va me déplaire. J'ai une meilleure question. Pourquoi sors-tu avec la sœur de Koma, puisque c'est d'Hazel que tu es amoureuse ?

— Parce que les circonstances rendent l'amour périlleux. Si Hazel était mon grand amour, pourrais-je lui cacher ma vraie nature ?

Nous sommes étendues tête-bêche sur mon lit et le sommeil qui me colle aux yeux commence à empâter sa voix. Nos ailes, ses crocs et mes mandibules, ses oreilles ou mes antennes, rien de tout cela n'importe alors.

— Tu sais, lui confié-je, quand je me transforme, je ne suis plus tout à fait la même intérieurement. Je marche à la logique et plus aux sentiments, comme un insecte peut-être. Et ce n'est pas moi. C'est pour ça que ça n'arrive qu'une fois que je suis seule.

— Aurais-je troublé ton calme ? Tes sentiments à mon égard me semblent plutôt inchangés. Je comprends ton ressenti néanmoins car, pour moi, c'est l'inverse. Je me reconnais davantage en la chauve-souris que dans mon masque social. Profite ! Tu as à tes côtés la version la plus sincère que je puisse offrir de moi-même.

— Une fois qu'on tiendra le meurtrier, on révisera notre pacte. Si tu es sûre qu'Hazel peut l'accepter, alors tu pourras lui révéler ton secret. Je n'y verrai pas d'objection. Mais pour l'instant, restons prudentes. Ça te va ? … Luna ?

Moi qui prenais les chiroptères pour des noctambules ! On dirait que ma sœur a piqué du nez avant moi.

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