77.2
Je veux jouer encore un peu. Sonder ta peau, tâter tes nœuds. Du bout des doigts ou sous mes paumes pressés, dénouer tes secrets. Car l'heure est au massage. Je frôle cette frustration qui te contracte les muscles, comme tu désespères de me faire cracher le morceau. La lumière tamisée, les hauts-parleurs qui, tout doucement, entonnent les chants d'oiseaux, le bruissement des feuilles et le craquement du sol d'une forêt séculaire. Quelque part entre l'Allemagne et l'Autriche, loin de nos jungles humides. C'est là-bas que j'ai grandi, entre les murs de verdure et les vieux champs de batailles.
Chaque corps que je palpe me rappelle mes contrées natales. Les mêmes stigmates banalisés. Ton dos voûté, trop souvent recroquevillé, parce que tu passes des heures penchée sur tes recherches. De part et d'autre de ta colonne arquée, deux stries à peine tangibles, quinze centimètres environ, quasiment symétriques. Nul autre que moi ne comprendrait : des cicatrices. De quoi ? Une pression modérée, mais répétée quotidiennement. Un support saillant auquel on t'attacherait ? Non, pas l'ombre d'une marque de liens. Une sorte de rituel auto-infligé, alors ? Peu probable de ta part. Serais-tu du genre à t'endormir n'importe où, n'importe comment ? Tes jambes me le diront-elles ? Plus musclées que je l'aurais cru : tes mollets sont fermes, tu marches souvent, beaucoup. Ce que me confirment à tes pieds les durillons, les débuts de crevasses, les cloques éclatées. Les longues distances ne t'effraient pas. Sans doute sont-elles nécessaires, sur ton île. Tu vies un peu au milieu de rien.
Des hématomes, des écorchures aux tibias et aux genoux. Tu tombes souvent, mais pas de très haut. Parfois en avant, ce qui bleuit tes coudes. Tes bras sont flasques. Tu serais bien incapable d'envoyer un coup de poing ! Tu as les paumes calleuses, à trop serrer tes livres, et les ongles rongés. Non, cassés. Avant que je les enduise d'huile, tes phalanges distales collent. Un reste de ma cire ? Tu n'y a pas touché. Glu ? Colle à papier ? Quand même, pas sur tous les doigts des deux mains...
Chapeau bas, Emmanuelle Iunger : tu me donnes bien du fil à retordre. Du fil ! Nous y voilà. C'est un filin collant, comme de la toile d'araignée, qui suinte de sous tes ongles. Je ne me l'explique pas, pourtant je dois l'admettre, parce que je le constate. Mon job, maintenant, c'est d'y trouver une explication rationnelle. On m'a déjà parlé de sorcières autochtones qui glissent sous leurs vêtements, sous leurs ongles, dans leur bouche, ou même entre leurs jambes, des créatures toxiques, des serpents venimeux, des insectes néfastes. Pourquoi pas des araignées ? Mais ce n'est pas sur ton île qu'on t'aurait appris ça. Alors où ? Ou serait-ce autre chose ? Existe-t-il des implants munis d'un tel mécanisme ? Pas à ma connaissance. Cependant, les ingénieurs qui œuvrent pour l'Armée de l'Union ont conçu plus fou que ça : des combis incandescentes qui vous transforment en torche humaine, des virus programmés qui ne touchent que les psykos, des robots qui détectent les ondes des empathes, classifiés non-humains, et leur éclatent la tête d'un coup de rayon-laser. Il faut avoir mis les pieds dans le Désert, pour savoir tout cela. Et toi, tu n'as ni les cicatrices abjectes, ni les tensions intestines, ni le regard éteint d'un soldat survivant. Aurais-tu servi de cobaye à une expérience militaire ? En voilà une option folle, et c'est pourtant la plus probable. Ce dont je suis certaine, c'est que ton corps n'a pas fini de me livrer ses secrets !
Ton crâne, même si je ne doute pas qu'il doit être bien rempli, n'a trop rien à me dire. Il n'y a que ta mâchoire qui me paraît suspecte. Trop de dents, trop de muscles pour une si petite bouche. Malheureusement, le massage facial ne me permet pas de trop m'y attarder. Tu as beau avoir vu clair dans mon petit jeu, tu as beau savoir que tous mes gestes visent à t'analyser, je ne dois pas pour autant baisser ma garde. J'agis avec toi comme avec n'importe lequel client : de sorte à ce que tu te livres à moi sans te douter de rien.
— Le massage est terminé. Je te laisse te relever en douceur. Tu peux maintenant enfiler le maillot de bain qui se trouve sur la console, un peignoir si tu veux, puis me rejoindre au fond du couloir. Je t'attends pour le spa.
— Je crois que je me suis assez détendue, protestes-tu. Dis-moi ce que tu es, ou au moins pour qui tu travailles.
Bien. Puisque tu t'obstines, je vais te donner les réponses que tu réclames. Mais, crois-moi, tu ne t'en contenteras pas.
— Je travaille à mon compte, pour qui je veux. Ça t'étonne ? Je sors d'une classe Élite, mais je n'ai pas intégré l'armée en fin de compte... pas vraiment. Avant ça, j'étais comme toi. Je fréquentais une Académie. Je ne te dirai pas laquelle. Enfin, pour ce qui est du métier d'esthéticienne, disons que je l'ai appris sur le tas, par nécessité. Les circonstances m'ont poussée à me diversifier. Voilà, je crois t'avoir donné beaucoup de réponses. Maintenant, réfléchis bien, car ça va être ton tour de me donner quelque chose. Tu me rends curieuse, très curieuse, Emmanuelle Iunger. Alors je te laisse le choix. Si tu m'expliques ce qu'est cette soie qui te sort par les doigts, je t'accorderai une réponse détaillée à la question de ton choix. Mais peut-être as-tu plus d'une question à poser. Choisir la bonne, quelle dilemme ! La plus utile ? Ou bien celle qui satisfera le plus ta curiosité déjà bien piquée ? Même la question idiote à laquelle tu songes déjà à renoncer, qui dit qu'elle ne reviendra pas hanter tes insomnies d'ici un jour ou deux ? Bref. Si tu ne peux pas te décider, la solution est toute trouvée... Tu vois où je veux en venir.
Tu hoches la tête, avec embarras, mais entendement aussi. Tout comme moi, ta curiosité est ton plus beau défaut. Tu tiens la connaissance pour une valeur suprême et tu vendrais ton âme, juste pour entrevoir ce que les autres ignorent. Tu as beau la combattre à grand revers de raison et de bons sentiments, ta soif de vérité te tirailles et, tu le sais, un jour ou l'autre, tu devras bien l'abreuver. Alors pourquoi attendre ? Pourquoi ne pas succomber à mon puits-aux-souhaits ? L'intégralité de mes réponses, je te les offre, contre ta seule vérité.
Plonge avec moi dans l'eau qu'illuminent mes néons criards. Laisse le bouillon des jets lessiver tous tes masques. Je t'ai appréhendée. À présent, je te mets à nu – enfin, façon de parler.
Puisque la tempête bat son plein dehors, que le téléphone boude et que mon carnet de rendez-vous se trouve et restera désespérément vide, je me joins à toi dans le jacuzzi. La démarche te surprend – pas très professionnelle ! – mais tu t'en accommodes. Tu clos les paupières et tu t'abandonnes aux jets massant, sans te soucier de moi. Sans doute espères-tu que ma curiosité sera la plus vive, que je romprai le silence pour te livrer sur un plateau l'étendue de mes réponses et que je te supplierai de me dire toutes les tiennes – ce que tu me refuseras.
Seulement, je ne suis pas une novice. J'ai maté plus dur à cuir ! Toi, tu n'as pas connu l'Europe, ni les grandes heures de la Nouvelle Inquisition. La « chasse aux psykos ». Tu n'as pas idée. Ce que nous avons fait, les machines qu'on utilisait et nos salles de torture. Non, tu n'imagines pas. Tout ce qu'il en reste, c'est que j'ai de la patience à revendre, comme tout bourreau qui se repecte.
L'heure passe et tu t'accroches. Tu m'épates. Tu tiens le coup. Nous quittons le bain à bulles et, pendant que tu te rhabilles, j'appréhende la frustration qui va nous ronger, toutes les deux. Un trou sans fond dans notre appréhension du monde. C'est ton choix, cela dit. Je ne suis plus un bourreau mais une esthéticienne. Pour délier les langues, je ne dispose plus d'aucun instrument plus terrifiant qu'une pince à épiler ou un recourbe-cils. Il me suffit de sourire, d'adopter la distance suffisante et de mettre en confiance. Tu ne me confieras rien, toi, car tu es de ceux qui se méfient de tout. Quasi parano. Mêmes tes proches, je parie, tu les soupçonnes de te faire des cachoteries ! Croire que William et Tasha t'auraient se seraient moqué de toi en t'envoyant ici...
— Eh bien, c'est ainsi qu'on se quitte, soupiré-je en t'indiquant poliment la porte. J'espère que mes soins ont su te satisfaire. Rentre bien, fais attention à toi.
— Merci...
Ton manteau sur le dos, tu restes plantée devant la porte sans empoigner le bouton nasal du bon Monsieur Vantail. Te ravises-tu, finalement ? Redoutes-tu l'instant où, de retour au quotidien, il te sera trop tard pour cueillir mes infos ?
— Un problème ? étranglé-je toute mon exultation.
— Eh bien... La rue... elle a disparu.
J'approche et jette un œil par le carreau. En effet, les pavés de Red Hill ont été engloutis par un torrent miroitant. Impossible d'arpenter la ruelle, à moins d'être un palmipède.
— C'est pas une blague, cette tempête ! remarqué-je. Puis-je t'offrir un thé, en attendant que ça se calme ? J'ai des gâteaux aussi. De toute évidence, nous sommes coincées ici pour un moment.
Une autre tasse fumante de ce jus de vérité te mettra peut-être dans de meilleures dispositions. Parce que je suis bonne joueuse, je me sers copieusement, moi aussi. Après tout, ça n'a rien de magique. Ce n'est qu'un petit coup de pouce sur le maillet de nos décisions. Où frappera donc le tien ?
— Tu as vraiment réponse à tout, Alice ?
— On n'a jamais réponse à tout. Mais je peux t'assurer que j'en sais largement plus que la moyenne.
— Est-ce que tu connais Gilgamesh ? Si tu me le présentes, je te dévoilerai tout.
— J'ai déjà travaillé pour lui, mais je ne l'ai jamais vu. De toute façon, il est clair que tu bluffes. Tu n'as aucune intention de tout me dévoiler. J'ignore carrément jusqu'où s'étale mon ignorance à ton sujet et ça, évidemment, tu comptes en profiter pour ne pas tout me dire. Je ne suis pas dupe.
— Bon, alors... Est-ce que tu as déjà vu cette fille ? demandes-tu en déposant ton téléphone sur la console d'accueil.
À l'écran, la photo d'une jolie blonde qui ferait tourner plus d'une paire d'yeux.
— Non, jamais. Est-ce qu'elle a disparu ? Si c'est le cas, il est sûrement trop tard. Grâce aux offres des maisons closes et à leurs cellules psychologiques, on ne croise presque plus de types louches dans les rues qui importunent les demoiselles. Après, j'avoue que des comme elle, c'est pas monnaie courante... Un fou aurait pu lui sauter dessus. Mais, si je n'étais pas fou et que je voulais me la faire, je la vendrais à un bordel, puis j'irais me la taper en toute sécurité et toute légalité. Ne fais pas cette tête ! C'est comme ça que ça fonctionne ! On est tous le joujou de quelqu'un. Si cette fille a disparu, il ne faut pas chercher midi à quatorze heures : elle a dû être prise dans un trafic humain. À ta place, j'irais voir du côté de Crown Bay. Bien sûr, ce n'est pas le moment idéal, avec les émeutes... Cherche peut-être à Red Hill. Normalement, ils ne se risquent pas à piéger une novice, mais les temps sont durs, après tout.
— Une simple photo valait autant d'infos ?
— Clairement pas... Mais je l'aurais eu sur la conscience.
— Je vois... Est-ce que tu sais où l'on peut se procurer du poison dans l'Archipel ? Du datura, précisément.
— Je peux répondre à ça, mais ce ne sera pas donné. Explique-moi ce qui a motivé cette question et les autres, et je te dirai tout.
Tu hésites à peine, comme convaincue que mon savoir te serait vraiment précieux.
— Mon père a été assassiné. Empoisonné, au datura. Ma sœur (pas celle de la photo) en cultivait chez nous, dans sa serre, comme plein d'autres plantes exotiques. Mais elle n'y est pour rien. On cherche à savoir qui a fait le coup. Alors on doit découvrir d'où provenait le poison.
Tu marques une pause, espérant peut-être que je vais me contenter de ce petit exposé. Sûrement pas. Je te fixe et je me tais. Je t'oblige à poursuivre.
— Ma sœur (celle de la photo), elle a effectivement disparu. Elle rêve de devenir mannequin, mais j'imagine que la chance ne lui a pas souri... Autrement, elle serait tellement fière qu'elle nous aurait déjà bombardé de photos ! Est-ce qu'un recruteur Spectus aurait pu la remarquer ? Est-ce qu'elle pourrait être loin, privée de moyen de nous joindre ?
— Ce serait du Spectus tout craché, concédé-je. Mais ce n'est pas encore la saison des recrutements. Ces gens-là sont réglés comme des coucous. Ils n'auditionnent jamais avant les Octobraises.
Ta mine se déconfit et tes yeux de cocker me font de la peine, je l'avoue.
— Enfin, si j'ai le temps, je me renseignerai, me laissé-je persuader (surtout parce que je sais ce que c'est, de vendre ton âme aux autres, de devenir le pion d'un jeu dont tu n'as pas la règle).
— Je te remercie, Alice, souffles-tu sincèrement. Tu sais, je ne t'ai pas prise au sérieux, en arrivant, tout à l'heure. J'avais tort. J'ai compris ce que tu faisais. Avec le recul, ça me semble évident. Y a pas meilleur moyen, pour sonder l'intimité des gens, que de leur épiler le maillot ! Rien de plus commode qu'un massage pour inspecter leurs corps, leurs muscles, leurs cicatrices. Rien de tel que de les détendre pour les mettre en confiance. Je dirais que tu es une marchande d'informations. Mais t'as de l'éthique aussi, je le sens. Tu ne vendrais pas n'importe quoi à n'importe qui. Franchement, je comprends que les jumeaux soient dingues de toi.
— Reste vigilante, Emmanuelle. Ou le thé pourrait bien te faire dire la phrase de trop... Tu as une histoire hors de prix, mais tu es trop évasive. Qui est ton père ?
— Magnus Iunger, chercheur en biologie sous-marine... Et papa à temps plein. Il nous a élevées tout seul, mes sœurs et moi.
— Il vous a élevées seul sur une île dépeuplée. Mais assez peu suspecte, grâce à l'essor du tourisme et à la bonne réputation de sa station balnéaire. Un choix judicieux, sans doute. Jusqu'au jour où il a été mystérieusement empoisonné. Vous vous êtes demandé comment. Vous vous êtes demandé par qui. Je mets ma main à couper que vous vous êtes aussi demandé pourquoi. Pourtant, à l'instant, tu ne t'en es pas inquiétée. De ce fait, je pense que tes sœurs et toi savaient déjà pourquoi. C'est aussi ce que je veux savoir.
Tu te tâtes. Tu prends le temps de choisir tes mots. En lutte contre le breuvage qui transmute toutes tes paroles en révélations.
— Il a été trop loin, articules-tu enfin (la langue posée, prudente). Il a joué avec la génétique. Nous étions ses cobayes. Tu comprends, maintenant ? La toile que je produis... Quelqu'un devait être au courant. Quelqu'un devait vouloir sa tête.
Tu déglutis et, en connaissance de cause, tu vides ta tasse d'une traite.
— Je ne sais pas pourquoi on nous a épargnées, mes sœurs et moi. Au début, j'ai voulu croire qu'on nous craignait, qu'on redoutait nos facultés de mutantes. À tort. Nous-mêmes, nous ignorions ce que nous étions, ce dont on était capables. À ce moment-là, nous n'aurions pas su nous défendre... Mais maintenant, j'ai des doutes. De plus en plus de doutes. Quelqu'un nous teste. On nous surveille, on nous laisse le temps de nous développer, on observe nos réactions, notre vie en société. On a brandi une Épée de Damoclès au-dessus de nos têtes et on attend le moment opportun pour nous piéger une fois pour toute. La menace se tait, mais la menace nous guette. Je dois retourner le piège avant qu'il ne soit trop tard. J'ai besoin d'aide, Alice. Je... je ne sais plus quoi faire... où chercher... qui croire...
— Là, là, ne t'affole pas, te réconforté-je (le ton douceuret, une main réconfortante). C'était la gorgée de trop. Je te remercie d'avoir joué le jeu, Emmanuelle. Je vais t'aider. Je vais te dire ce que je sais sur le datura.
À mon tour de boire cul-sec l'élixir de franchise.
— Il y a douze ans, quand j'avais douze ans, j'ai été enrôlée par l'Armée de l'Union pour faire du sale boulot. À moment-là, on essayait de faire tomber les principaux bastions sanfautes et on a fait miroiter à plein de gamins des rues une bonne prime, des repas chauds, juste pour qu'ils acceptent de se salir les mains. Je faisais partie de ceux-là. Le grand nettoyage. La Nouvelle Inquisition. T'as dû vaguement entendre parler de tout ça. On n'en parle jamais vraiment. C'est le genre de chose qu'on ne veut pas assumer...
Un regard sur mes mains parfaitement manucurées, ma peau nacrée. Pas la poigne d'acier d'un tortionnaire. Et pourtant.
— On avait nos repaires, nos planques. On passait des psykos à la question et on utilisait aussi des alcaloïdes, en décoction. Pas comme agents létaux, mais pour leurs propriétés hallucinatoires. Je suis donc bien placée pour le savoir : tout est question de dosage. On ne s'improvise pas expert en datura.
Tu roules des yeux, déjà préparée à ce que je vais te dire.
— Un accident, c'est vite arrivé. Votre ennemi présumé pourrait n'être qu'un alchimiste amateur. En voulant droguer votre père, il l'aurait accidentellement tué. Ce n'est pas une piste à exclure.
— Je le sais bien. Mais rien que pour pénétrer chez nous sans se faire remarquer, il fallait que ce soit quelqu'un de rusé. Un professionnel de la liquidation discrète. Personne ne se serait donné autant de mal pour, au final, employer le premier poison venu, sans maîtriser le dosage. Alors, je te le demande, qui a cette compétence ? Toi. Des soldats de l'Union. Qui d'autre ?
— Si ton père a déraillé avec ses expériences, la cellule biologique de l'armée est probablement impliquée. Toutefois, puisqu'il ne faut exclure aucune possibilité, on m'a parlé de quelqu'un qui, à défaut d'être le coupable idéal, pourra peut-être te renseigner... Je t'ai dit que les temps étaient durs pour les maisons de passe. Certaines filles viennent chez moi et, bien sûr, elles me causent. Plusieurs d'entre elles m'ont parlé d'une femme-fatale qui écumerait les bordels depuis quelques mois. À ce qu'on dit, elle graisse la patte des gérants, elle séduit les pires fumiers et, au petit matin, on les retrouve morts empoisonnés. Elle se fait appeler Fugu. Personne ne sait qui elle est vraiment. Beaucoup de prostituées l'admirent, pensent que Fugu défend leurs intérêts. Beaucoup d'autres la maudissent, car elle nuit au commerce.
— Les meurtres déguisés, lâches-tu dans un murmure.
— Oh, tu es au courant ? Les familles n'ont pas voulu rendre ces meurtres publics. Tu penses bien ! Un haut dignitaire mort d'être allé aux putes, ça ne fait pas bonne presse. Jusqu'ici, tous les successeurs ont préféré soigner leur image que révéler l'intrigue. Pendant ce temps-là, Fugu sévit à sa guise. Et pourquoi se priverait-elle ? Même les habitués, qui ont vent de la rumeur, ne se laissent pas refroidir. Pas avant de la rencontrer, en tout cas... Toujours est-il que cette fille-là, le datura, ça la connaît. Tous les poisons la connaissent. Elle n'a jamais utilisé deux fois le même. Raison pour laquelle même Gilgamesh n'arrive pas à la coincer – enfin, c'est ce qu'il prétend. Toi, en cherchant ta sœur, tu pourrais faire d'une pierre deux coups, non ? C'est presque trop accommodant...
Soudain, un vacarme au fond du couloir. Je me lève d'un bond. Tu m'imites, en panique. En tendant le cou, je vois la porte du spa, entrouverte.
— Qui est là ? hurlé-je en me précipitant, prête à dégainer le taser sous ma blouse.
— C'est moi, me répond la voix apathique du concierge, qui passe sa tête dans la galerie, sa serpillière en mains, ses cheveux verts en bataille.
J'entends d'ici le son de ses écouteurs hurlant.
— Oh. Tout va bien, Emmanuelle. Ce n'est que Virgil, le concierge. Et, en quelque sorte, mon premier apprenti.
— Apprenti quoi ? relèves-tu (comment ne pas sauter sur l'occasion?)
— Tiens ? On n'entend plus la pluie. L’accalmie ne va pas durer. Tu ferais bien de te presser. L'Académie, ce n'est pas la porte à côté ! Je vais me renseigner sur ta sœur, sur Fugu... Si tu me montres l’œuvre de ton père, à l'occasion, je saurai me montrer généreuse. En attendant, ça reste notre petit secret (au-revoir ponctué d'une œillade de malice). Oh, une dernière chose ! Méfie-toi de tes affects. Ne laisse pas voir à qui tu tiens. Les gens auxquels tu vas te frotter, ils détourneront toujours tes attaches en faiblesses.
Enfin, tu me quittes et, moins seule que je le croyais, je me prends à rêvasser qu'un jour, toi aussi, tu ouvriras la petite porte et plongeras dans mes pas. Apprentie espionne. Avec toi comme pouliche, l'agence indépendante du Palais des Merveilles aurait de beaux jours devant elle.
— Ah, Wonky ! Si j'avais su, en te glissant l'idée de ce club, quel spécimen tu me dénicherais...
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