Episode 79 - Qualis pater
Noburu
Stimuli cérébral.
Mes paupières obéissent illico à la décharge.
La nécrose me mitraille dès le réveil. Le Bashi-K le sait et m'envoie automatiquement la dose exacte de morphine par intraveineuse. Pendant que celle-ci annihile les douleurs, je remue mes doigts ankylosés dans les manopatchs et pivote le couffin à l'horizontale.
« Lumière. »
Commande à distance.
Les filtres lasers s'éteignent, révélant le panorama urbain derrière les fenêtres de la tour de verre.
Elthior. Une ville à la pointe de la technologie qui évolue au rythme de nos inventions. Des interfaces intelligentes des aéromobiles aux automates de renseignement, des exosquelettes agricoles aux manèges en réalité augmentée du Dos de la Baleine, il n'y a pas un quartier, pas une rue, pas un foyer, de l'Agnopole flamboyante au plus obscur recoin de Crown Bay, qui échappe au monopole de la Compagnie Hiratek.
MOI
NOBURU HIRATA
PÈRE DE L’IA DOMESTIQUE
CERVEAU D’UN SYSTÈME À MÊME DE FÉDÉRER LA PLANÈTE
___ ME DÉTRAQUE À PETIT FEU
Je lévite, sanglé dans ma coque, jusqu'au centre de la pièce. Le Baski-K effectue ma ronde quotidienne autour de l'hologramme du monde. Les milliers de signaux de mes IA en service clignotent sur toute la surface du globe. L'une d'elles brillent plus que les autres.
— J'entre.
La porte automatique s'ouvre sur la perfection faite femme.
AWASHIMA
ASSISTANTE DÉVOUÉE
AVENIR DE LA FIRME FAMILIALE
PARFAITE DE LA CONCEPTION JUSQU’À L’EXÉCUTION
___ ME SURVIVRA ET ME PERPÉTUERA
Sa voix sans accroc énumère mon programme post-sieste :
— Inspection quotidienne et optimisation des organes de synthèse. Réunion commerciale avec le Haut Commandement pour la revalorisation de nos partenariats militaires. Enfin, point en interne en vue du vote sur la suppression du MAF.
Ma voix s’est déréglée le jour où les métastases ont attaqué ma gorge. Mais rien ne vaut la peine de remplacer un gadget optionnel. Pourquoi m’éreinterais-je à parler alors qu’il me suffit d’un roulement de prothèses oculaires pour transmettre mes pensées consignées, résumées, encodées directement à son cortex externe ?
Grâce au miracle de la science, elle et moi accomplissons ce dont seuls les psykos étaient capables il y a encore un siècle.
« Quelle est ta position pour le vote ? »
Mon cerveau de synthèse digère les informations plus aisément que l'ancien. Sa réponse s'imprime directement à mes magnéto-synapses.
« Je suis contre, évidemment. L’abolition du mot d’arrêt fatal acterait le début de l’ère de IA, leur parfaite autonomie et leur totale liberté. Sans cette procédure d’urgence, ne court-on pas le risque de perdre le contrôle total sur la conduite des machines ? »
Sa réponse me surprend. D'ordinaire, je n'ai pas à objecter.
« Tu sais que ce n’est pas le problème. Le MAF efface la conscience même des andro… La perte de certaines données peut compromettre l’activité de nos clients. Certains propriétaires abusent du MAF pour gommer du disque dur des données compromettantes. Ce genre de failles nuit à l’image de la société, Shimie. »
— Sans doute, mais cela reste un moindre mal. Renoncer au MAF reviendrait à dédouaner l’humain de ce qu’accomplit la machine. Je suis foncièrement contre.
D'ailleurs, d'ordinaire, elle n'élève pas la voix plus haut que moi.
« Essayerais-tu de me narguer ? »
« Pas le moins du monde, père. »
« Tu sais qu'on s'en réjouirait. »
« Et loin de moi l'idée de nous donner de faux espoirs. »
La discussion est close.
Awashima fait pivoter le Bashi-K. Ses yeux-lasers me scannent puis incisent mon thorax, avec précision, sans une hésitation. Ses doigts de fée substituent aux organes rongés par les tumeurs de nouvelles prothèses.
« Lewiss est en train de nous lâcher. »
Sa main nue soulève mon pancréas tuméfié à portée de mes optiprismes. Quelques années ont suffi pour que l'organe synthétique blanc immaculé vire à un jaune bileux. Un sourire se perd dans mes joues trop rigides. Nos appareils sont si proche de la Nature qu'elles subissent les mêmes dommages que les organes humains.
LEWISS LEVETT
COLLABORATEUR HORS-PAIR
ATOUT MAJEUR DE LA PACIFICATION
BRILLANT THEORICIEN DE LA COMPLÉMENTARITE BIOMÉCHANIQUE
__ NOUS A QUITTÉ TROP TÔT
« Lewiss travaillait avec moi sur le projet d'Intelligence Militaire. Une armure d'assaut qui aurait permis à l'Armée de l'Union de tenir tête aux psykos, de rivaliser avec leurs facultés... Ce petit branleur a voulu détourner des données confidentielles. Il a fallu qu'il mette le nez dans les travaux d'Inger Bengtsson et le projet SMOOTHIE... »
« L'Intelligence Militaire n'a jamais vu le jour, jugée trop dangereuse après l'échec du test Solaria. »
GUNDAM KAMUY
__ MON PLUS GRAND RÊVE
__ MON PLUS BEAU PROTOTYPE
__ MON REGRET LE PLUS AMER
— C'est peut-être l'heure d'en rediscuter avec l'Amiral Schuster.
La réunion a déjà commencé. Pendant qu'Awashima continue de s'affairer dans mon poitrail ouvert, mon avatar sur son trente-et-un s'entretient avec l'hologramme officiel du chef des armées. La négociation tourne court. Aucun pacificateur ne veut reconduire l'échec de Solaria.
Je ne peux pas blâmer les vrais fautifs. On ne dit plus leurs noms, ni officiellement, ni officieusement. On prétend que tout ça n'a jamais eu lieu, que ce n'était que du détail, donc que c'est à peine si on s'en rappelle.
Le Haut Commandement me loue pour l'efficacité et la discrétion de la précédente mission. Théo va prendre la suite, lui qui ne m'a plus adressé la parole depuis l'incident du labo il y a vingt-deux ans.
Nos vieux amis nous tournent le dos. Ils piétinent nos rêves au passage. Mais je refuse de partir sans avoir accompli ce que j'ai commencé. Je changerai cent fois chacun de mes organe défectueux plutôt que de léguer mon nom à une œuvre inachevée.
Je ne vois plus l'holo d'apparat de l'Amiral qui me couvre d'éloges pour me faire oublier qu'on m'a mis au placard. Je ne vois que le foie tout neuf pressé entre les doigts raides d'Awashima. C'était le premier à me lâcher, ma première prothèse.
« Gustav aussi a besoin d'une relève. »
GUSTAV LASSEN
BIOLOGISTE DE RENOM
AMI ET INVENTEUR PASSIONNÉ
ENNEMI ET TRAITRE À LA PACIFICATION
__ ENFOIRÉ DE MERDEUX
Awashima injecte le nibilium dans mes veines sur-mesure. C'est le sang des robots : celui qui me rajeunit et m'immobilise ; celui qui me maintient en vie.
« Taux de nibilium ? »
« 76%. Le cortex artificiel a presque entièrement pris le relais. D'ici deux ans, quatre mois, dix jours et dix-huit heures, vous ne serez plus humain. »
C'est vrai.
Chaque jour qui passe me rapproche d'un androïde plein des souvenirs d'une vie humaine.
« Je serai le premier robot construit sans MAF. »
Ses mains glissent l'organe sous ma cage thoracique. Son murmure se réverbère au centuple dans mes électro-tympans.
— Et si je vous en ajoutais un ?
« Ton libre-arbitre vaut plus que le mien. Ce serait ma plus grande fierté. »
Un simple sourire d'elle vaut tous les sacrifices.
Ça fait déjà plusieurs minutes que je suis sourd aux mots de Schuster, quand son hologramme disparaît enfin. Awashima rezippe mon ventre au laser et redresse le Bashi-K. Nous admirons le monde sur lequel règne notre empire.
« Voilà le monde que je te lègue. »
Elle passe au rayon-torpille toutes les petites tumeurs qui me poussent sur la peau. Je n'ai d'optiprismes que pour elle. Sa chimie me fascine.
L'ouverture de la porte automatique interrompt notre communion. L'éternelle RF2 qui me sert de secrétaire s'avance avec sa gueule de caoutchouc et le latex cramé qui lui donne le drôle d'air d'avoir développé de la cellulite.
— Votre fils Koma vient d'être conduit à la clinique. Les médecins l'ont mis en sommeil artificiel. Il pourrait ne pas survivre.
KOMA
L'AUTRE ENFANT
LE REJETON IMPARFAIT DE DEUX HUMAINS IMPARFAIT
UN AVORTON QUI SE PREND POUR MON HÉRITIER
___ UN ÉCHEC SUR TOUTE LA LIGNE
« Que s'est-il passé ? »
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