82.2
Quand Vernon remonte dans l’aéromobile de son milliardaire de père, je prends une décision : à partir d’aujourd’hui, je vais rester sobre. Je vais me rappeler chaque jour, chaque nuit, ne pas finir comme toutes les autres gourdasses lobotomisées par les potions magiques. Mais avant tout, je vais rester assez alerte pour démêler les chaînes de ce pouvoir qui m’échappe. Je vais passer chaque foutue seconde de ma putain de vie à essayer de faire bouger le moindre minuscule bout de métal que je trouverai, et j’essayerai encore jusqu’à y arriver par ma propre volonté. Je ne vais pas attendre trois ans ou plus que Vernis me tire de là. Oh non, ça, sûrement pas ! Je ne vais pas être la demoiselle en détresse qui attend comme une cruche qu’un joli mâle la sauve. Plus jamais. J’apprivoiserai la bombe qui couronne ma jugulaire et je trouverai le moyen de la désamorcer. Tant pis si ça doit me prendre trois ans et tant pis si j’explose ! Au moins, je ne serai pas restée les bras croisés à attendre ma sentence.
J’attaque cette nouvelle journée avec la gueule de bois et une détermination sans faille. Après avoir inspecté sous toutes les dorures les pâtisseries du buffet et vérifié qu’elles ne présentent rien de suspect, je m’accorde mon premier vrai petit-déj depuis mon arrivée au Temple de Vénus. Les mets préparés chaque jour par les meilleurs artisans de Red Hill sont dignes des palais les plus raffinés. Je me délecte des mêmes brioches que les gouverneurs d’Elthior. C’est tellement bon que je m'empiffre – et culpabilise tellement de me laisser amadouer par tout ce faste que je cours jusqu’aux toilettes dorés pour me chatouiller la glotte.
Cela dit, je me retiens. Non, finalement, je ne me ferai pas vomir. Ce faste, je le mérite. Je l’ai gagné à force de sueur et de mouille. Je ne laisserai personne m’ôter ça ou me faire croire que je ne mérite pas ce qu’il y a de mieux au monde. On veut que je sois Jewel, la putain de princesse exotique. Très bien, je vais conquérir ce palace !
Katerina me rejoint bientôt. J’ai peur qu’elle me sermonne sur ma future prise de poids, de qui serait franchement le comble de la part d’une hyperglycémie ambulante. Mais non. Elle choisit méthodiquement l’un de ces muffins à paillettes et l’engloutit en trois bouchées.
— Ch’est crop bon ! jouit-elle dans une averse de postillons.
— Ouais, ta bave en moins, ce serait sûrement meilleur.
Elle se lèche les doigts d’une façon sans fois trop graveleuse pour sa frimousse innocente.
— Eh, Roxane. Tu ne fais jamais les filles. T’as peur de tomber sur plus sexy que toi ?
— Et toi tu fermes jamais ta bouche. T’as peur qu’elle rétrécisse ?
En vrai, j’ai mes raisons. Si la plupart des clients sont des porcs, les clientes sont toutes des pestes, sans exception. Je connais bien les femmes, justement parce que j’en suis une. On passe notre temps à se juger et à s’enorgueillir des défauts les unes des autres. On peut à peine avouer à quel point on adore trouver plus cruche ou plus misérable que nous. Le paradoxe est là : j’ai beau être cent fois plus canon que les trois quarts d’entre elles dans mon déguisement de princesses de poufiasses, c’est quand même moi qui les envie. Hors de question de les laisser me mettre à genoux.
Ce matin, Gummy tient compagnie à Jewel dans le faux solarium sous les feux duquel on n’est pas là de bronzer. Deux poupées bien rangées, prêtes à l’emploi. Elle radote ses histoires du Simnia et de sa Reina chérie, son amour du métier et crache sur l’incompétence de Boss. Il n’y a que le dernier point qui me fasse tendre une oreille dissipée. Je n’écoute même pas le reste. Toute mon attention est focalisée sur l’hologramme des magazines, les attaches métalliques des micro-blocs. Si je pouvais faire bouger ne serait-ce qu’un millimètre de cette pièce, ébrécher rien qu’un peu le mensonge de ses murs, ce serait déjà changer le monde.
Mais rien ne m’obéit. Les chaînes dans mes veines restent lourdes comme le plomb, rigides comme du diamant. À croire que je ne suis pas assez sur les nerfs pour que ça fonctionne…
Je lève les yeux sur elle.
— Eh, Gummy ?
— Katerina.
— Ouais, si tu veux. Ça va mieux, ton téton ?
— Grâce à Jeringa, oui. Elle, au moins, c’est une pro. Mais j’comprends vraiment pas c’qui a pu se passer.
— Tu as d’autres piercings ?
— À part les oreilles, juste le clito.
Ça, j’aimerais mieux qu’elle le garde intact.
— Vas-y, continue de me parler de tes potes du Simnia. C’était quoi déjà, la spatialité de celle qui se déguisait en renne ?
— Oh bah, tu vois, avec ses bois…
Gummy me déballe avec entrain tous ces trucs à faire pâlir d’effroi n’importe quelle femme qui se respecte. Cette fois, je bois ses mots et laisse tous les détails me révolter. Mon sang boue, mes globules crissent. Sous ma peau, mes engrenages se mettent en marche.
Je ne pense pas à Gummy. Je mets de côté sa naïveté et son soutien incontesté à notre enfer commun, toutes mes pensées tournées vers la fausse pile de revues.
Si chaque page est le destin d’une d’entre nous… Si j’en arrachais une…
— Là !
Je me suis redressée d’un bond, le doigt pointé sur les holopages. Katerian me dévisage comme une dégénérée.
— Quoi ?
— Le coin de la page, il vient de bouger !
— N’importe quoi. T’es encore bourrée Roxane.
Même si je lui expliquais mon histoire improbable, même si elle me croyait, elle ne comprendrait pas tout ce que cette minuscule victoire représente. Les bandes-dessinées de Nolwenn regorgeaient de héros qui domptent le métal à loisir. Mon pouvoir fait pâle figure à côté, il ne ferait même rêver personne.
C’est ce moment précis que choisit Yirwv pour débarquer de nulle part.
— C’est le grand soir pour toi, Gummygun, récite sa voix de synthèse. Tu as rendez-vous au Peccant Passage pour rencontrer notre bienfaiteur.
— Oki doki. Je vais le gâter !
J’attends sagement ma sentence. Une soirée sans Vernis, c’est déjà une punition en soi. Quand bien même son père adore l’idée de le rendre accroc aux putes et de le tenir par les couilles, il n’est pas non plus enclin à lui offrir mes services tous les jours. Au moins un soir sur deux, donc, je dois me coltiner un véritable client. Avec un peu de chance, ce sera un baptême ou un impuissant.
— Jewel, ça ne va pas être une partie de plaisir. Nous comptons tous sur toi pour faire bonne figure.
L’androïde n’est pas programmée pour m’en dire davantage. Je tente bien de la retenir par le bras, espérant au passage lui griller un ou deux circuits, mais l’angoisse me noue toutes les parures magiques, enroulées en pelote autour de mes organes.
Toute la fin de journée, je me prépare au pire. Lord van Zauberstab le fou pyromane, ou une ordure du même acabit. Je suis parée à me blinder et à tout encaisser, pourvu que demain soit un autre jour, pourvu que j’accumule assez de hargne pour recharger mes batteries.
Parée, je le suis de la tête au pied, quand Yirwv finit de m’affubler de mon costume de diva antique. Les longues mailles d’or inventent une jupe, par-dessus mes jambes complètement nue. Maintenant que j’y pense, ce serait l’attirail parfait, si j'étais une super-héroïne.
Belle comme une déesse, je prends place sur le lit à baldaquin. Ma main nerveuse caresse les draps de soie, titille les guirlandes de perles blanches. C’est l’affaire d’une heure ; peut-être moins vu l’endurance de certains.
Allez Jewel, hais-le de tout ton cœur et enrage assez fort pour te gonfler à bloc.
Mon cœur bat à tout rompre à l’instant où la petite main d’un des enfants du Temple frappe à ma porte. Le battant s’ouvre sur mon client, puis se claque derrière lui. Maintenant, il n’est plus temps de jouer les pudiques.
Quand je le vois, pourtant, mon cœur s’arrête. Mon sang se fige. Mon âme se rompt.
Non.
Son grand sourire m’expose la moitié de ses fausses dents.
Tout mais pas lui.
— Content d’te voir, Roxane.
Plus aucun son ne sort de ma bouche débile, restée ouverte comme si j’acceptais de sucer.
Pas Sancho Marquez.
Il ôte son vieux manteau et, sans avoir à y penser, je sais. Tout prend son sens maintenant : j'ai vraiment été cruche ! J'ai suivi les yeux fermés des conseils malavisés. J'ai voulu imaginer que le capitaine du Transit avait fait une erreur. Franchement, confondre une maison de passe avec une agence de modèles, il faut le faire !
Il faut le faire exprès.
La façon dont il me regarde... Tout ce temps, comment ai-je pu ne pas le remarquer ? À ses yeux, j'étais déjà une pute. Il ne me manquait plus qu'un implant fixé sur la nuque, prêt à me faire sauter la tête si jamais je rechignais à ouvrir les cuisses. Il fallait juste que mon viol passe suffisamment inaperçu pour être considéré comme légal.
Un rire incontrôlable éclate dans ma gorge. Et voilà, même mon propre corps me fait faux-bond ! Tous mes nerfs m'ont lâchée. J'ai tellement peur que j'en perds mes moyens ; tellement peur que je ne peux plus pleurer ou crier. Alors je ris convulsivement. Pour une carcasse exposée sur le marché de la chair, c'est la seule protestation recevable. « Toutes les filles sont heureuses ici, répète la voix de Jeringa dans ma tête. Elles ont une maison et de beaux vêtements. Elles sont heureuses de s'offrir à leurs bienfaiteurs pour les en remercier. ».
Un bienfaiteur, mon cul ! Tout ça, gros connard, c'est à cause de toi !
Sancho continue de me déshabiller des yeux, avec son sourire de papy amusé. Son sourire de vieux porc salace.
— C'est pas c'que tu voulais, Roxane, qu'les hommes s'pressent devant ta belle gueule ?
Non. Je voulais du succès, du pouvoir, de l'argent. Tu m'as prise pour une petite conne superficielle, hein ? T'as dû te dire que me faire dépuceler, ça me donnerait un peu de profondeur ! Et merde... J'étais juste une petite fille assez bête pour croire qu'elle était bien entourée.
Si seulement j'avais les tripes de lui balancer tout ça. L'étalage de mes reproches se poursuit dans ma tête et je reste muette. Pire, je commence à me dévêtir par simple automatisme, parce que le métier force le geste, et je m'en veux de me plier comme ça à ce qu'il attend de moi. Ce n'est pas faute d'être en colère, je ne trouve juste plus aucun moyen de lutter contre mon sort.
Ça ne te suffisait pas, hein, de ruiner ma vie et tous les rêves que j'avais ? Il fallait qu'en plus tu viennes te payer ma tête en personne ! Te payer ma chatte, si on veut être exact. C'est vrai, je ne pensais pas que ce serait dans tes moyens…
— Je t'ai coûté cher ?
Il agite sa moustache en se pinçant les lèvres.
— Un peu mon n'veu ! T'sais gamine, ça fait des lustres que j'viens ici. J'bois un verre, c'est tout. Les filles, elles sont trop chères. Fallait bien que j'nourrisse ma femme, que j'remplace mes dents, que j'répare mon rafiot et que j'paye mes mat'lots. Mais j'me suis toujours dit que juste une fois, j'claquerais tout pour m'payer une p'tite gonzesse de luxe. Maint'nant qu't'es là, ma belle, j'pouvais pas laisser passer ma chance.
Il fallait que ça tombe sur moi.
Le vieux marin baisse son pantalon en dessous des genoux. La vue m'est insoutenable.
— T’es à moi pour une heure, alors prends ton temps, hein. Commence par te toucher.
Jewel n’a pas le loisir de désobéir ; les poupées de chair existent dans l’unique but de combler leurs clients. Ma main descend toute seule vers le bas de mon ventre. Sans que je réfléchisse, les mouvements s’imposent à moi. Sancho se touche en me matant. À voir l’engin, je jurerais qu’il a pris des pilules.
Une heure, non...
Je refoule les pensées loin de ma tête, dans mon emballage, là d’où elles ne tomberont que si on secoue trop fort. Celle qui se plie à tous les désirs sales de mon pire ennemi, ce n’est pas vraiment moi. Moi, je suis recroquevillée dans ma pelote de mailles et, autour, le concert des crissements étouffe le monde réel. Chaque nœud est une entrave. Un sautoir sous ma peau étrangle toutes les plaintes que je voudrais pousser.
— Maintenant, mets-toi à genoux.
Avant que je m’en rende compte, ma bouche vomit ses allers-retours. Ma bave écume. Coup par coup contre ma glotte, la douleur gonfle.
Je tiendrai pas.
J’essaye de me dégager dans un mouvement de recul, mais sa poigne cagneuse se plaque derrière ma tête et pousse mon visage contre son entre-jambes.
N
O
N
!
Mes dents se ferment, mes ongles se plantent, mes yeux s’ouvrent en grand.
P
A
M S
O
I
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Dedans, toutes mes chaînes tirent, arrimées à des prises que je devine sans voir.
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Sancho pousse une plainte qui reste inachevée, suspendue dans l’instant. Son corps flasque s’effondre au sol comme un ruban qu’on lâche. Un rouge épais imbibe ses cheveux gris et maquille le paquet.
Je tremble sur place. Tétanisée.
Je ne comprends pas.
Je me traîne à reculons, repoussant la scène du bout des pieds, jusqu’à me trouver roulée en boule contre le sommier du lit. Mon corps nu frissonne. Partout, mes vaisseaux rayonnent et me tiraillent.
Je lève les yeux. Huit éclats brillent, logés dans ma tapisserie. Huit projectiles à l’auréole rubis. Huit dents en or qui viennent de lui perforer le crâne.
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