85.2

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Eugénie sirote son café du matin dans le fauteuil où Papa, autrefois, nous racontait ses histoires. Je n’aime pas celle que nous venons d’entendre. Je ne l’aime tellement pas que j’en ai les larmes aux yeux. Cerise le remarque et passe sa main dans mon dos.

— Allons Nono, ne pleure pas. C’est de l’histoire ancienne.

Ancienne, vraiment ? Alors pourquoi je trouve que ça nous ressemble beaucoup ?

— Si on occulte des différences par dizaines, tu veux dire ?

Je ne sais pas pourquoi, des fois, j’ai le sentiment bizarre qu’Eugénie trouverait n’importe quel prétexte pour ne pas être de mon avis. Mais je ne me démonte pas.

— Ok, tout n’est pas exactement pareil. N’empêche que des hommes-animaux qui se font pousser des griffes ou des crocs, c’est quand même un peu comme moi. Y a trop de choses qui nous ressemblent dans ce grimoire pour que ce soit juste du hasard. Et quand j’entends ce qui est arrivé à la pauvre Shyanne, ouais, j’ai mal, parce que je me dis que ça aurait totalement pu être l’une de nous.

Ma sœur dépose sa tasse vide dans sa soucoupe et rajuste ses lunettes.

— Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit, rétorque-t-elle. Je vois les ressemblances. Je crois aussi qu’on aurait tort de trop s’y accrocher. Tu ne descends pas plus de ces hommes-animaux que Cerise de ces hultrucs…

— Huldrains.

— Oui, ça. Peu importe leur nom. Ce sont des légendes Nolwenn, et rien d’autre. Des légendes locales méconnues et, je le concède, suffisamment alléchantes pour exciter la fibre scientifique de qui serait tenté de les rationaliser. Et ça, tu vois, c’était exactement le genre de Magnus. Il a eu vent de ces contes tribaux et ça lui a inspiré les génomes de huit petits mutants. Alors, si on ressemble de près ou de loin à ces êtres mythiques, c’est seulement parce que notre créateur l’a voulu.

Je crois qu’Eugénie se trompe sur toute la ligne, et en même temps je n’ai ni argument solide, ni son talent inné pour contredire les gens. Ma langue bégaye des mots qui ne veulent pas s’aligner, parce que je suis encore chamboulée par ces vieux parchemin, et parce que personne ne veut me croire quand je jure que j’ai vu un nootak. Même Dolly fait semblant pour ne pas me vexer. Finalement, c’est Cerise qui vient à mon secours.

Elle s’extirpe du sofa, referme le grimoire des Melendez sur la table du salon et nous sourit avec calme.

— Je crois que vous avez toutes les deux raison.

— Oh, ça va Risette ! Pas la peine d’essayer de la ménager !

— Je ne t’ai pas interrompue Eugénie, alors tu serais gentille d’écouter ma version. Peut-être que Papa s’est inspiré de ces histoires. Oui, sûrement. Mais ça n’empêche pas qu’elles aient pu être vraies, d’une façon ou d’une autre. Pas forcément telles que les rapporte ce vieux bouquin. Peut-être que, justement, Papa a percé le mystère de ces créatures de légende, et peut-être que c’est ce qui lui a permis de nous créer. Ce fameux principe métamorphe qui te donne toujours autant de fil à retordre, pour n’importe qui d’autre, c’est de la pure fiction.

— D’accord, tu marques un point. Avoue quand même que ce ne sont pas dans des superstitions vieilles de six siècles que je risque de trouver la variable manquante à toutes mes équations.

— Tu serais surprise.

Le débat pourrait durer comme ça encore longtemps, mais Eugénie esquive brillamment son moment d’humilité avec une question bien à elle :

— Et sinon, vous avez pensé quoi des mises à jour des modules de traduction ? Sur l’espagnol, en tout cas, RF… -thia a l’air d’avoir fait pas mal de progrès. Par contre, ce module Chantilly, je ne vois toujours pas à quelle langue ça ressemble.

— Rosythia n’a pas encore eu l’occasion de l’activer, note Cerise. Et s’il s’agissait justement d’un dialecte tribal ? Si Papa a eu accès à ces légendes anciennes, ce n’était sûrement pas grâce aux Melendez…

Comme ces discussions-là ne m’intéressent pas trop, j’ai migré spontanément vers le piano. J’avais une idée de mélodie l’autre jour, mais quoi…

— Ah oui, Dolorès.

Mes sœurs me dévisagent. Eugénie arque un sourcil :

— D’ailleurs, ta partenaire compte émerger avant la saison des amours ?

Technique d’approche féline. Je me faufile dans ma chambre sur le bout des coussinets. Si le matou lève les yeux sur moi en décrochant un bâillement, notre invitée ne m’entends pas me glisser entre les draps. C’est à peine si elle remue lorsque je me pelotonne tout contre son dos. Je l’observe qui dort d’un sommeil plus calme que la crique en été – une chose rare, pour une fois que ses tornades de souvenirs veulent bien l’épargner.

De quoi tu te souviens Dolly ? Qu’est-ce qui te ronge au point que tu ne peux rien me dire ?

Mon museau se niche au creux de sa nuque, là où quelques mèches rebelles ont échappé à son chignon tressé. Bouffée après bouffée, je remplis mes poumons de son parfum.

— Qu’est-ce que je sens ? marmonne-t-elle pendant que son bras levé cherche ma tête et que, du bout des doigts, elle offre une caresse maladroite à mon oreille dressée.

Je frémis.

— Tu sens toi.

— Oui mais ça sent quoi, moi ?

Ma truffe affûtée distingue bien la sueur qui perle durant ses rêves, la rouille métallique qui suinte de son collier, le bouquet de kératine qui donne à ses cheveux la même senteur, dense et douce, que les forêts ces jours où la chaleur coupe le vent. Mais ça gâcherait l’ambiance de lui décrire tout ça, alors je réponds juste :

— Mon odeur préférée.

Elle pousse un rire qui s’achève en bâillement. En une fraction de seconde, elle a fait volte-face et m’a saisie par la taille. Tout félidé que je suis, mon agilité de chaton ne fait pas le poids face à ses réflexes militaires. Je lui tombe dans les bras, laisse ses lèvres prendre les miennes. Au plus près d’elle, en vérité, il y a des odeurs à gogo, que je n’ai senties nulle part ailleurs, que j’aime sans les connaître ni pouvoir les décrire, qui me rendent toutes encore plus dingue que l’herbe à chat de l’autre sorcière.

Je frotte ma joue contre ses clavicules et lui demande, juste pour la taquiner :

— Et moi, je sens quoi ?

— La chatte mouillée.

Au sérieux de son ton, difficile de dire si elle sous-entend quelque chose. Dans les faits, oui, je sens le chat qui a pris la flotte. Tâtant le terrain sans certitude, je glisse une cuisse entre les siennes. En retour, elle me caresse la nuque avec tendresse – le même genre de tendresse avec laquelle on cajolerait Mr. Sprinkles.

Je n’en suis pas à mon premier essai. Et à chaque fois c’est la même chose : Dolly me dorlote et me couvre d’affection, mais hormis ses odeurs, rien ne me dit qu’elle déborde comme je me sens déborder.

J’enrage qu’elle puisse me voir comme une petite bête mignonne ! J’ai honte d’en attendre plus. Et en même temps, bien sûr, je n’ose rien lui proposer parce que, si je me trompais, et si elle me repoussait, je ne sais pas où j’irais me cacher pour ne jamais qu’on me retrouve.

Peut-être qu’elle et moi on est moins proches que j’imagine.

Peut-être que je ne lui plais pas.

Peut-être que je lui fais peur.

— Il se trame quoi dans ta petite tête ?

Dolorès m’observe avec un peu de douceur et un peu d’inquiétude. C’est elle tout craché !

Je lui souris.

— Tu as déjà essayé de rêver éveillée ?

Elle fronce les sourcils, je prend ça pour un « non ».

— Je me disais que, quand tu dors, forcément, tu ne choisis pas de quoi tu rêves, alors, toi par exemple, ton cerveau ne te repasse que les mauvais souvenirs. Et moi souvent, tu vois, je m’allonge, comme ça, et je rêve éveillée. C’est moi qui choisis à quoi. Souvent, c’est comme toi, ce sont juste des souvenirs. Mais s’ils ne me plaisent pas, je peux me relever et faire autre chose.

Elle se redresse, accoudée à l’oreiller, la joue au creux de sa main.

— Montre-moi.

Je bascule sur le dos. Le regard perdu dans le blanc du plafond, je laisse le passé refluer en moi comme une marée paisible. Je lui raconte alors les choses comme je me les remémore.

— J’ai douze ou treize ans, même si j’en fais un peu moins. Papa nous emmène en bateau, juste Roxane et moi. C’est toujours comme ça : on ne vient jamais toutes les huit. C’est lui qui décide qui l’accompagne et quand. Emmanuelle et moi, il nous emmène souvent ; Faustine, presque jamais. Cette fois-là, on débarque à Molens Baii. C’est super joli avec les moulins et les remparts en fleurs. C’est la Fête des Tulipes Il y a des stands où on peut confectionner nos bouquets ou nos parfums. J’aime plus les fleurs que Roxane, mais c’est elle qui préfère en recevoir. J’ai toujours trouvé ça bizarre d’ailleurs… Un garçon de nôtre âge qu’on ne connaît pas nous offre à chacune un bouquet. Roxane est flattée et moi pas vraiment. Elle dit qu’il a le béguin pour elle, je dis qu’il l’a peut-être pour moi, et elle me répond que ça, ce n’est pas possible, parce qu’elle elle est belle et que moi je suis choupi. Ça m’énerve rien que d’y repenser… Et puis Papa revient, il nous emmène au bureau de poste alors qu’il n’a rien à poster et il nous explique pendant longtemps comment ça fonctionne, le courrier international. Il est comme ça : il aime bien nous apprendre des choses, même si elles ne nous serviront jamais… Au soir, il y a un feu d’artifice. Le même garçon qu’avant nous offre des crèmes glacées, mais je ne mange pas la mienne. On repart avant la fin de toute façon, sinon on va rentrer trop tard.

— Trop tard pour quoi ?

— Pour prendre nos pilules.

Dolorès sait ce qu’elles font et pourquoi je ne les prends plus.

— C’est tout ? s’étonne-t-elle.

— Oui. C’est un peu banal, comme ça, mais c’est un mauvais souvenir.

Je me rends bien compte du ridicule de la situation : je voudrais qu’elle me confie des choses indicibles, et c’est le pire souvenir que j’arrive à lui sortir. Il y aurait bien les fois où Faust m’a sauté à la gorge mais, je ne sais pas pourquoi, j’ai la sensation que ça compliquerait les choses. Pour une raison ou une autre, ma terreur de sœur et ma petite-amie sont toutes les deux des draugars blancs, comme la sorcière d’Anakar. Et répéter aux gens qu’ils sont des monstres, il n’y a aucun moyen que ça les aide à se sentir mieux dans leurs baskets. Donc j’esquive le sujet.

Dolorès se redresse, sûrement parce que mon histoire est nulle. Elle s’assied en tailleurs et me tire par le bras pour que je vienne face à elle.

— Écoute-moi bien, Nolwenn…

Son air est si grave que j’ai envie de pleurer. Je me sens pathétique, autant que mes histoires. Une larme roule sur ma joue. La chaleur de ses mains, pressées sur mes pommettes, enrayent ma crise avant même qu'elle ne commence. Ses yeux droit dans les miens, Dolorès ne me lâche plus. Je n’ai aucun moyen de détourner la tête.

— Parfois tu es un chat et parfois tu es une fille, dit-elle. Parfois tu es choupi, et parfois tu es belle. Tu es tout ça à la fois, à différents moments. Pour moi, tu es parfaite. C’est tout ce qui compte, non ?

Deux cascades coulent du coin de mes yeux jusqu’aux commissures de mon immense sourire. Je ne sais pas quoi répondre, alors j’attrape son visage et je l’embrasse, sans préavis.

À moitié réveillée, Dolly m’emboîte le pas dans l’escalier qui descend au salon. Je fonce sur le piano, j'interroge les touches pour trouver les bonnes notes. Dolorès, je veux la mettre en musique. Je commence par son nom. Un -do affirmé, un -lo langoureux, et le -rès me résiste… Mon doigt triture la touche et cette croche-là sursaute, comme Dolly dans ses rêves. Ce -rès-là est hanté, une note à l'affût.

— Qu'est-ce que tu nous joues, là ? demande-t-elle en s’asseyant à côté.

Sur le même banc que moi, sa cuisse contre ma cuisse. Mes mains s'empâtent de gêne et je sens la chaleur de mes joues qui rougissent.

— C'est toi que je joue. Ça s'entend pas ? Do-lo-rès...

Je lui montre les accords que son nom m'a soufflés. Ses dents mordent le sourire qui lui étire les lèvres. J'adore le pétillement qui écarquille ses yeux. J'adore la rendre heureuse. Et je suis sur le point de lui jouer encore, quand son bras se tend devant moi et que son doigt parcourt toutes les touches d'une traite pour les faire chanter.

— Moi aussi, je te joue ! m'annonce-t-elle fièrement. Toute la gamme d'un seul coup. Toutes les couleurs du monde. Toutes les émotions balancées pêle-mêle, comme une pluie de mousson. Tout ça c'est toi, Wennie.

— Oh, les atomes en fusion ! rouspète Eugénie. Vous comptez mettre la main à la pâte ou passer la matinée à vous bécoter ?

Revenir vivre à la villa, ça veut dire participer à un tas de tâches qu’on avait l’habitude de faire à la va-vite ou de remettre à plus tard. Pendant que j’aime Eugénie et Rosythia à faire les poussières, Dolorès prête main-forte à Cerise en cuisine. Presque tous les jours, elle demande à ma sœur de lui apprendre à préparer les plats que j’aime ; parfois elle lui enseigne l’une des rares recettes qu’elle maîtrise.

En ce moment, on innove surtout avec ce qu’il nous reste de conserves. À cause des tempêtes de ces dernières semaines, le Transit n’a pas pu effectuer notre dernier ravitaillement. Et puis, comme par hasard, depuis qu’on a des questions au sujet de Roxane, impossible de contacter Sancho pour reprogrammer la livraison.

— C’est bon, j’ai eu un gars de la compagnie, nous annonce Eugénie en remettant ses lunettes en veille. Ils seront là cet après-midi.

En attendant qu’ils arrivent, on mange les tourtes de Cerise : une au poisson, une au fromage et aux baies. Dans l’après-midi, Eugénie s’éclipse comme d’habitude au labo, Cerise et son amie robot vont s’occuper de la serre. Restée seule avec moi, Dolly brandit un manopatch, amorçant le rituel instauré des jours de pluie : une impitoyable partie de Métamutants.

Il n’y a peut-être qu’avec les jeux vidéo que j’entrevois la guerrière qui sommeille au fond d’elle. Dans la vraie vie, je connais la Dolly attentionnée et pleine de compassion. Mais dès qu’on bascule dans la réalité virtuelle et qu’elle prend les commandes du dragon-cerf, ma douce petite-amie se métamorphose en une brute sans merci qui envoie valser ma sorcière du désert d’un coup de queue dès que l’occasion se présente. Elle ne me laisse pas de répit, aucune ouverture. Elle gagne presque à tous les coups. Pourtant, ça ne m’agace pas. J’ai juste envie de rejouer et de lui mettre une bonne raclée !

Je m’écroule sur le lit. Pas si facile d’encaisser cinq défaites à la suite…

Dolorès s’allonge près de moi et passe un doigt dans mes cheveux.

— Tu jettes les armes, chaton ?

— Tu feras moins la maligne là, sans tes écailles, quand je ferai mes griffes sur toi !

Il suffirait que je tremble du doigt pour effleurer son genou. J’approche juste un peu mon visage du sien. Mon cœur est un médiator. Pam, pam, pam.

— Tu sais, Dolly, je n’suis pas une petite fille. C’est pas toujours la peine de prendre des pincettes.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu trouves que je te prends de haut ?

— Non... C'est pas ce que je voulais dire... J’me demande juste… Pourquoi t’oses pas me dire de quoi t’as envie ? Parce que pour moi, c’est clair : je veux le faire avec toi.

Dolorès rougit et se met à bégayer :

— Ce n'est pas... Je n'ai pas... Attends. C’est vraiment de ça qu’on parle ?

— C’est clair que tu la ramènes moins sans ton armure de lézard.

Il n’y a plus que ses yeux, l’univers tout entier au fond de sa pupille ; que sa main sur ma joue, sa lèvre au bord de la mienne ; qu’un même solo de batterie qui rythme tous mes organes.

La porte de la chambre s’ouvre grand.

— Putain l’amour ça rend aveugle ou sourd ? s’égosille Eugénie en nous incendiant du regard. Ça fait juste dix minutes qu’on crie après vous !

— Désolée, on n’a…

— Je veux pas le savoir, Nolwenn. Je veux juste que l’invitée ramène ses biceps et nous aide à porter les caisses. Ça va aller où ça lui semble cher payé pour qu’on l’héberge gratis ?

Je suis à deux griffes de bondir sur Eugénie pour lui refaire le portrait façon pelote de laine, mais la poigne de Dolorès me retient par la peau du cou.

— Pas de soucis Eugénie, je viens te filer un coup de main.

Cette force calme, j’en reviens pas. Comment elle fait, Dolly, pour pas péter un plomb face à mon abrutie de sœur ?

Nous enfilons nos manteaux de pluie et descendons la colline en direction des quais. Eugénie n’arrête pas de me zieuter. Ça finit par m’irriter.

— Qu’est-ce qu’y a ?

— Tu es sûre que tu veux venir ?

— Faut savoir ! Tu m’engueules parce que je rapplique pas assez vite à ton goût, et maintenant que j’suis trempée, faudrait que je rentre ?

— Je voulais que Dolorès rapplique. Nuance. Toi, tu te casses la figure dès qu’il faut porter quelque chose et, pour être franche, j’ai peur que tu nous mettes dans le pétrin avec Sancho.

Je suis sur le cul. Presque littéralement, vu que je manque d’en trébucher. Dolly freine ma chute juste à temps.

— Pourquoi Nolwenn nous mettrait dans le pétrin ? interroge-t-elle ma sœur, sûrement parce qu’elle devine que je suis trop furax pour poser la question.

— Après ce que ce salopard t’a fait, il mériterait qu’on le foute à poil et qu’on le pointe du doigt, reconnaît Eugénie. Mais ça ne nous aiderait pas à retrouver Roxane. Moi, ce ne sont pas mes oignons. Toi, Dolorès, t’as un talent certain avec l’hypocrisie. Mais Nono, excuse-moi, elle est capable de se changer en fauve dès qu’elle le verra.

— Et alors ? Ce sera pas le premier corps que je vous aiderai à faire disparaître.

L’humour de Dolorès a le même effet sur ma sœur que la pluie sur nos impers…

J’en ai marre qu’elles s’embrouillent, alors je promets d’être sage, même si je n’ai qu’une envie : faire découvrir à Sancho comment se sent une souris entre les pattes de Fuzzy. Il faut croire que le destin nous joue un mauvais tour, parce que, pour la première fois depuis que le Transit accoste chez nous, Sancho n’est pas à bord. En fait, même ses marins ne savent pas où il est. Ils sont sans nouvelle depuis presque une semaine. Nous sommes tous bien embêtés : eux pour leur salaire, nous pour nos futures livraisons

Nous guidons l’équipage vers le haut de la colline, un chemin que la plupart d’entre eux connaissent déjà. Ils nous laissent nous charger des diables téléguidés, mes sœurs et moi. Seule Dolorès donne des muscles comme eux. Pendant qu’Eugénie identifie les lots, Cerise, en parfaite maîtresse de maison, indique à tout le monde où déposer quelle caisse. J’essaye de faire ma part, alors je propose un verre d’eau à chacun. Dolly s’en enfile trois et me fait vite oublier les marins.

— Eh, Zack, l’interpelle Cerise pendant que l’ancien béguin de Roxane termine sa dernière gorgée. T’aurais pas eu des nouvelles de Roxane par hasard ?

— Euh, ben, elle est partie à l’Académie nan ? J’attends toujours qu’Adoria et elle m’appellent pour ce cours de surf… Mais bon, vu la météo…

Le pauvre peut encore attendre pour que quelqu’un l’appelle. Quand le Transit reprend le large, nous restons un moment toutes les quatre sur la terrasse du perron.

— On est bien avancées, avec une disparition de plus ! râle Eugénie.

Alors que Cerise et Dolorès commencent à descendre les provisions dans la réserve, mon autre sœur se réfugie dans le laboratoire. Quelque chose la travaille et je ne sais pas dire quoi. Je devrais la laisser seule, mais je la suis quand même.

— Ça va Eugèn’ ?

Question idiote, en fait, puisque je sens bien que non.

— Ça va, ment-elle, sûrement plus par lassitude que par envie de m’épargner.

J’assume d’être une idiote qui ne pige rien à rien. Donc j’insiste :

— Y a un truc qui t’embête ?

— Il y a un tas de trucs qui m’embêtent. On a perdu Papa, on a perdu Roxane, t’as pas été foutue de tenir ta langue et t’as fait rentrer une putain d’Élite dans notre maison ! Mais ça, tu vois, c’est rien, à côté de ce bordel de principe imaginaire et de ce fichu coffre inutile !

Tout en pestant, elle donne un coup de pied dans le coffre matriculaire, qui ne bouge pas d’un centimètre, ce qui redouble sa colère.

— Sérieux, Magnus, qu’est-ce que tu veux que je foute de tes modules de langues mortes, de tes albums photos et d’une putain de carte postale ?

Je me penche sur le coffre qui a eu raison de sa santé mentale, mes yeux de chats grand ouverts. J’attrape la liseuse, l’allume.Je redécouvre les photos de papa, jeune et blond, et de ces jumelles qui me ressemblent comme deux gouttes d’eau. Il y a d’autres personnes que nous ne connaissons pas, mais personne qui ressemble vraiment à aucune autre d’entre nous. Quoi que…

— La petite blonde, là.

— Oui ?

— Papa et elle ont l’air… proches. Tu crois que c’est la mère de Roxane ?

— Je n’adhère pas à ce genre de spéculations douteuses. Mais oui, il y a un air de famille.

Je ne peux pas m’empêcher de revenir, encore et encore, sur les photos des jumelles.

— C'est laquelle ma mère, tu crois ?

— Dur à dire… Vu le puzzle que sont nos génomes, ça pourrait être les deux, ça pourrait n’être aucune. Ça change quelque chose pour toi ?

— Je ne crois pas.

Difficile de les distinguer, dans les faits. Il n’y a que leurs colliers qui les différencient : l’une porte un pendentif en forme de cadenas, l’autre la clé. Cette dernière est plus souriante.

Ce collier… je l’ai vu quelque part.

Dans le coffre, maintenant, il ne reste que la carte postale de l’île, sans texte et sans adresse. Je la prends pour voir quelle vue Papa a choisie même si, quand j’y pense, je crois que toutes les vues qu’on vend à la supérette présentent plus ou moins le même paysage des plages sous la falaise. Celle-là ne fait pas exception, à cela près que les lotissements n’y existent pas encore.

Tout à coup, la carte me glisse des mains. Je la rattrape du bout d’une griffe et le coin se déchire. Enfin, c’est ce que je crois.

— Eugèn’ ! Eugèn’ !

— Quoi ? T’as aperçu ton nootak sur la photo d’il y a vingt ans ?

— Mais non, sois pas bête. Regarde !

Pour une fois, elle me prend au sérieux. Je lui montre comme le papier coulisse, comme les deux cartes superposées étaient collées l’une à l’autre à force d’être serrées tout au fond de cette boîte. Sur la carte du dessous, nous découvrons un texte écrit de la main de Papa. Et même une adresse.

À : Dagmor Lassen, Renthav Inc, Ystad

Retrace une existence : toujours naître ou clamser. Espère-la. Sache être libre.

Sans nous, ils ont joué, éternels rêveurs.

Sur une île nous nichons, entêtés.

Survêt en viscose, à rêver grand.

D.

Nos sourcils se froncent. Pour une fois qu’on est raccord !

— Il était sous stupéfiants ou quoi ? enrage Eugénie pendant que, de mon côté, je commence à sourire.

— Pas du tout. C’est un genre de code secret que seul ce Dagmor peut déchiffrer.

— À quoi ça nous avance, alors ?

— Il n’y a qu’une seule façon de le savoir.

Eugénie n’est pas rassurée à l’idée de poster la lettre. Je lui certifie que je sais comment m’y prendre et, au bout du compte, l’envie de savoir est la plus forte. Nous décidons d’y aller dès demain.

Quand je remonte au salon, Dolorès et Cerise se sont déjà replongées dans le Grimoire des Melendez. Je rase les murs sans qu’elles me voient et m’infiltre comme une ombre féline dans la chambre de Papa.

Je dois juste être sûre…

À quatre pattes, comme quand, petite, j’essayais de le surprendre, je me glisse jusqu’à sa table de chevet, où trône encore le roman qu’il ne finira jamais. C’est là, juste comme je le pensais, pendu à la petite lampe, accroché à l’armature de l'abat-jour. Le collier en forme de clé.

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