86.1 - E=hν²
Eugénie
À toute science appliquée, le témoin se révèle quasiment toujours indispensable. Il établit une base avec laquelle pourront être comparés les différents sujets d’une expérience, soumis à des traitements différents.
Je partage avec mes sœurs ce fameux ν : élément commun de tous nos ADN, qui rend a priori possible les changements d’état que les mutations imposent quotidiennement à nos corps. Ladite inconnue s’impose comme condition primaire de notre existence. Elle rend non seulement effective la métamorphose – clause décisive du projet de notre conception – mais elle assure avant tout la viabilité même de nos génomes instables.
J’ai parcouru assez de traités de génétique datant de l’époque, pas si lointaine, où nos ancêtres rêvaient d’hybrider l’humain avec tout et n’importe quoi. Tous convergent vers la même conclusion : ces folles expériences courraient sans exception à l’échec. Cela pour une simple et bonne raison, le corps de l’homo sapiens est ainsi fait qu’il rejette la plupart des greffons, a fortioti ces transplants inhumains.
La chair pourrit, les sens se dégradent. Nous ne sommes ni des anémones, oxygénées par les battements de nageoires de notre hôte ; ni aucune sorte de champignon, capable de se nourrir des plantes qui en retour lui pompent son eau. De toute la classification du vivant, il n’y a que les bactéries et autres acariens qui nous font profiter d’un soupçon de mutualisme. Aucune espèce située à quelques dizaines de branches de la nôtre ne pourrait prendre racine ni s’épanouir sur le terreau ultra-limité de nos quarante-six chromosomes. Les seuls spécimens étrangers capables de croître en nous tiennent du ver solitaire ou du cancer.
Reste à savoir de quel côté se range ν, le principe métamorphe qui rend possible, dans un même gène, la cohabitation et l’expression d’allèles contraires.
Le témoin établit une base. Alors pourquoi ne suis-je pas la première de ces expérimentations ? Après avoir joué au mécano avec les séquences génétiques d’un chat, d’une colonie d’arthropodes et avoir même appliqué ses lubies saugrenues au monde minéral, pourquoi Magnus aurait-il soudain ressenti le besoin tardif de me donner vie à moi, unique cobaye chez qui ν ne constitue pas un liant mais une seconde nature ?
Plus je m’acharne à décrypter ses plans, plus leur logique m’échappe.
Un fracas de verre me provoque un sursaut. Ma colonne vertébrale retrouve la verticale en même temps que mes pupilles asséchées localisent la boîte de Pétri qui vient d’éclater au sol. Je me suis encore endormie sur ma paillasse.
Tous mes os craquent quand je me lève, mon squelette esquinté par toutes les nuits que je passe voûtée sur ma table de travail. Je me penche dans un énième claquement de vertèbres pour ramasser les pilules éparpillées entre les brisures coupantes.
J-29
Dans moins d’un mois, je serai à court de pilules. Je n’aurai plus d’autre choix que d’affronter la métamorphose en me voyant fondre en plasma. J’ai eu beau soumettre mon ADN à toutes sortes de stabilisateurs potentiels, rien n’y fait. Il n’existe aucun moyen d'annihiler le principe ν, excepté mon décès. Lorsque mes cellules meurent, le principe s’évapore, comme s’il n’avait jamais existé. Jamais mes expériences n’ont ressemblé aussi franchement à des hallucinations, au point qu’il m’est arrivé d’accuser le manque de sommeil, de réitérer ma prise de sang, mon prélèvement salivaire, de recommencer une ixième fois l’analyse. Mais le constat est sans appel : une fois mes globules et tissus desséchés, dévitalisés, la moitié de mon ADN a purement, simplement, complètement disparu.
— Rien ne se perd, tout se transforme… Alors, putain, où est-ce que fout le camp l’autre moitié de moi ?
Est-ce que c’est comme cette chair qui coule et dont je retrouve les traces tous les matins, sur l’assise de ma chaise ou sur mon matelas. C’est rougeâtre et gras. Plein de détails s’éclairent à présent. Je comprends l’allure aseptisée du mode de vie que nous menions : pourquoi Magnus tenait à ce que l’on change si souvent les draps ; la raison pour laquelle il nous incitait sans cesse à renouveler notre garde-robe, pyjamas compris.
Toutes ces années durant, les somnifères nous ont tenues dans l’ignorance. Si je continue de les prendre aujourd’hui, je n’arrive pourtant plus à ignorer les détails. Quand je traverse la villa, mes yeux s’arrêtent sur les douches à incendie encastrées au plafond. Pas une pièce n’y échappe. Ça m’a toujours paru alambiqué, une telle sécurité dans un climat aussi humide que le nôtre. Mais ces arrivées d’eau prennent tout leur sens, maintenant que je connais leur véritable visée : non pas d’éteindre les flammes mais d’hydrater le poisson.
Il y a une forme de paranoïa à se demander en permanence à quel point Magnus se comportait en parent et dans quelle mesure, au contraire, il planifiait cette fausse vie de famille de façon à camoufler notre vraie nature. Pourquoi donner la chambre la mieux exposée à Cerise, sinon pour qu’elle y fasse sa photosynthèse ? Pourquoi faire dormir Luna dans cette drôle de tour charpentée, idéale pour le chiropthère qui voudrait se pendre aux poutres ? Et pourquoi pas, aussi, encourager Nolwenn à dormir avec les chats ? Comme ça, peut-être que les poils dans le lit n’auraient rien d’étonnant.
Il exigeait que l’on se lave les mains une bonne dizaine de fois par jour, nous soumettait à un bilan médical chaque début de semaine et nous rappelait en permanence comme nos pilules étaient vitales. Rien de tout cela n’émanait d’un instinct paternel surprotecteur. La seule chose qu’il ait jamais cherché à protéger, c’étaient ses propres secrets.
Je prends place dans son fauteuil. Accoudée comme il l’était, j’imite les habitudes qu’il cultivait alors. Les gazettes locales défilent sous mes verres holographiques. Les allées et venues de mon café fumant ne laissent jamais le temps à un sourire ou une grimace de s’installer. De toute façon, la presse n’en a que pour Fate depuis la semaine dernière.
Qu’est-ce que j’en ai à faire de ce qui arrivera dans l’archipel, quand je ne serai plus qu’un monticule gélatine pour l’admirer ?
Je passe l’holopad en veille. La porte d’entrée s’ouvre au même moment, laissant pénétrer Nolwenn et Dolorès. La pluie a dû les surprendre, vu comme dégoulinent leurs vêtements et sac à dos. Elles affichent toutes les deux une drôle de tête. Faute d’oser demander de but en blanc ce qui leur arrive, je joue la carte de la raillerie.
— Eh bien, vous avez fait une petite randonnée nocturne ?
Nolwenn fronce les sourcils. Si elle détourne les yeux, elle ne cède pas à l’envie de renchérir.
— Non, on a juste dormi à la cabane.
— Après la grimpette, tu t’entraînes à dormir dans les arbres ?
J’ai beau la taquiner, j’ai senti comme sa banale assertion était lourde de sens et, à vrai dire, j’ignore comment il convient d’agir face à quelqu’un qui essaye de faire sens en évitant les mots. J’ai toujours eu ce problème avec Luna et Nolwenn. La première se plaît à nous parler en énigmes comme si nous n’avions rien de mieux à faire que de décrypter les rébus de son âme ; l’autre préfère juste apprendre le même mot dans quinze langues mortes plutôt que d’étoffer son vocabulaire.
Je n’ai pas le temps de jouer aux devinettes, pas la patience de chercher tout ce qu’elle veut sous-entendre avec ses histoires de cabane. De toute façon, je n’ai jamais aimé grimper aux arbres.
Je me relève et m’empresse de laisser ma tasse dans le lave-vaisselle.
— Bon, on va la poster cette carte ?
— On prend une douche d’abord, me freine Nolwenn.
Je me passe de moquerie, par peur d’obtenir des détails que je ne veux pas connaître. Je les laisse tranquillement décrasser leurs jambes pleines de boue – à croire qu’elles y ont fait des galipettes ! – et je reste loin, très loin, de la salle de bain.
Au bout d’un quart d’heure, elles reparaissent propres comme des sous neufs. Si j’ai passé les dernières minutes à espérer qu’elle veuille rester à la villa à tourner les pages de ce vieux grimoire ou retourner profiter d’un bon repas de famille dans son village de bouseux, je dois bien me faire à l’idée que Dolorès va nous accompagner.
Si j’avais la moindre idée de ce à quoi ressemble une boîte aux lettres, j’aurais pu y aller seule.
Ça fait plus de vingt ans que plus personne n’envoie de lettre, sauf quelques originaux avec une idée du romantisme plus vintage encore que Luna. En parlant du loup – ou plutôt de la chauve-souris – un message d’elle s’affiche devant ma rétine.
« Je vous rejoins à Molens Baii vers midi. »
Seul le filtre de ma messagerie empêche vraiment mes yeux de fusiller Nolwenn.
Il a encore fallu qu’elle fasse marcher sa grande langue…
Pressées par le rendez-vous que nous a fixées Luna, nous sortons par le solarium, descendons au garage. Nous sortons le bateau du laboratoire mobile et le poussons jusqu’à la mer. Malgré la chenille de traction intégrée sous la coque, le mécanisme tout-terrain s'enlise dans le sable mouillé de la crique et je dois bien admettre que les gros bras de Dolly ne sont pas qu’un bonus.
L'embarcation enfin sur l’eau, nous nous hissons à bord. Nolwenn se précipite la première dans la cabine.
— Je peux conduire, dis ? Je peux conduire ? répète–t-elle en commençant, de toute façon, à amorcer les moteurs.
Je cède sans trop de réticence. J’ai anticipé ce caprice et prévu assez de sacs hermétiques pour quatre ou cinq vomissements. Cependant, le comportement de Nolwenn dément sans attendre mes a priori. Elle tient la barre sans se laisser distraire et, en dépit des vagues agitées, elle nous sort de la baie sans trop de secousses.
— Faut croire que tu feras peut-être quelque chose de ta vie, chapitaine !
— Hmm… Conduire un bateau, réfléchit-elle tout haut. Je pense pas, Dolly a le mal de mer.
Voilà qui explique pourquoi notre invitée a filé sur le pont, même s’il pleut à grosses gouttes. Je rabats la capuche de mon imper et sors m’accouder à côté d’elle sur le bastingage.
— Pourquoi tu es aussi dure avec elle ? me sermonne Dolorès.
— Fais pas l’idiote, soldat. T’es bien placée pour savoir que la vie n’est pas tendre. Si tout le monde s’obstine à la brosser dans le sens du poil, le vrai monde va la bouffer toute crue. Crois-moi, je lui rends service.
— Donne-toi le beau rôle si ça te chante. On en reparle quand t’auras fini de compter toutes tes raisons d’être jalouse. T’es douée avec les chiffres, non ? Ça devrait pas te poser de soucis.
Moi ? Jalouse de Nolwenn ?
— On peut pas dire, t’as de l’humour Dolorès.
— Il serait peut-être temps qu’on monte un duo comique, toi et moi. Avec mon talent inné et ton doctorat en mauvaise foi, c’est le succès assuré !
À choisir entre le petit numéro de l’ennemie et ma bouffonne de sœur qui ne sait pas rester concentrée sans tirer la langue, je préfère encore jouer les moniteurs de bateau-école. Je regagne la cabine et m’installe à la place du copilote.
Surveillant les radars du coin de l’œil, je nous évite par deux fois de potentielles trombes marines, ce qui allonge notre itinéraire et mon calvaire de vingt minutes. Le reste du trajet, Nolwenn applique à la lettre le code maritime ; je noie donc mon ennui en observant la carte postale. Je cherche quel acrostiche pourraient former les débuts de lignes, essaye d’isoler les termes bizarroïdes. Je ne crois pas que personne chez nous ait jamais possédé un survêt en viscose. Après tout ce temps à fouiller ses notes, à m’obstiner dans la collecte de tout ce qu’il reste de lui, je n’ai pu démontrer qu’une chose avec fiabilité : Magnus était à lui seul la plus casse-tête des énigmes.
Le radar sous-marin s’affole tout à coup.
— Attention, quelque chose approche à tribord ! avertis-je Nolwenn. Ce n’est pas un petit poisson. On dirait une…
— Une baleine ! me coupe ma sœur, qui a plus de paillettes que de peur dans les yeux.
Au lieu d’opérer un virage, elle coupe tous les moteurs et me tire de mon siège.
— Vite, vite, vite !
Sans me laisser le temps de protester, elle m’entraîne sur le pont, s’élance, et grimpe au parapet. La pluie nous frappe, de plus en plus dense. Oreilles et moustaches au vent, Nolwenn pointe du doigt l’horizon. Là, à peine cent mètres devant nous, la nageoire gracieuse d’une baleine à bosse émerge de l’océan. Dans la seconde qui suit, son corps immense s’élance et se retourne, révélant des sillons ventraux blancs et parsemés de balanes.
Nolwenn trépigne sur place. Dolorès la retient, un grand sourire aux lèvres. Quand le dos de la baleine brise les vagues et que des nappes d’eau nous trempent de la tête aux pieds, j’ai envie de l’engueuler, de lui hurler dessus à quel point c’est puéril, inconscient et risqué de nous avoir arrêtées près d’une créature pareille. Mais la jubarte, non seulement réitère son ballet, mais nous gratifie en plus de son improbable chant – un bruit de porte grinçante entrecoupé de geignements et de souffles d’évent. C’est insensé comme cette abominable musique peut sembler belle, au rythme des gouttes qui percutent mon chapeau et des nageoires qui frappent les flots.
Au sommet de l’euphorie, Nolwenn pousse un cri presque aussi grinçant que celui de notre voisine aquatique. Dolorès tente sa chance.
Eh, j’ai écouté plus de baleines que vous dans ma vie ! Si vous croyez que je vais me débiner…
Je pousse le braillement le plus cétacé qui soit jamais sorti d’un œsophage humain, chacune pouffe et renchérit. La baleine nous répond – ou me répond, plus probablement.
— Bon allez, c’est assez ! tempéré-je.
Ce qui n’a pour effet que de redoubler leurs insupportables gloussements.
— C’est pas qu’on a une mission ! Et puis Luna nous attend.
Avant que je puisse prendre la barre, Nolwenn daigne revenir piloter. Nous vogons de nouveau vers Elthior. Moins de trente minutes plus tard, le port de Molens Baii nous ouvre ses docks fleuris.
— Tu es sûre, tu sais comment ça marche ? demandé-je à ma sœur en parvenant devant le bureau de poste.
— Oui, oui, s’agace-t-elle. Il suffit de payer un timbre au distributeur puis de remettre la carte à un agent de guichet. Lui, il va la mettre dans la boîte de la bonne région du monde, puis ça mettra des mois à arriver à l’autre bout de la terre.
— Pfff, quitte à être vieux-jeu, Magnus n’aurait pas pu avoir un fax ? Ça nous aurait épargné tout ce tsoin-tsoin.
— Mais on n’aurait pas vu de baleine !
Je ne m’abaisserai pas à lui donner raison. Je n’admettrai pas non plus que l’exotisme de cette traversée jusqu’à l’une des dernières boîtes postales de l’archipel me procure une sorte d’exotisme revigorant, ni comme ces guichetiers robots à l’infinie politesse me fascinent.
À douze heures tapantes, nous sortons de l’office des timbrés. Un autofiacre à l'hyppoïde reluisant est stationné en bordure de rue.
Luna pousse la portière. Je salue sa ponctualité pendant que Nolwenn court se jeter dans ses bras.
— J’espère que vous avez faim, s’amuse ma sœur du haut de sa luxueuse voiture.
J’essuie la pluie de mes verres et ajuste mes lunettes, prête à en découdre avec n’importe quel galimatias culinaire.
— Ça dépend, pourquoi ?
— Parce qu’Hazel Orsbalt vous convie à sa table.
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