Episode 94 - Celles du Rail
Tam
C’était sûr qu’on ne resterait pas à Lhassa. On avait déjà quitté Ta’izz puis Kanpur plus tôt cette année et, de mémoire, on n’est jamais restées plus de cinq mois au même endroit. Maman pense que, plus longtemps, c’est dangereux. Elle dit que, si on s’installait pour de bon, on ne pourrait plus aider tous ceux qui doivent l’être. Maman fait toujours passer les autres en premier.
C’était sûr qu’on ne resterait pas, et pourtant, ça m’a emmerdée. Cette fois, j’avais presque eu le temps de me faire des amis. On m’avait invitée pour une soirée jeux le samedi et le jour-même, à même pas six heures, elle m’a annoncé le départ au pied levé.
Parfois, elle fixe une date, me prévient plusieurs semaines en amont, me laisse le temps d’empaqueter mes affaires. D’autres fois, elle passe le week-end à cuisiner des plats que les voisins lui ont appris, attend que je sois repue, un peu alcoolisée, puis m’avise de la nouvelle comme si c’était une belle surprise. Mais cette fois-ci, elle s’est surpassée. Elle a patienté jusqu’à mon retour de mission.
J’aime bien dire “missions”, même si Maman préfère les appeler “interventions non-violentes”. C’est moins classe. C’est elle qui a établi le protocole, et je le suis toujours au pied de la lettre.
Un, trouver l’adresse sans se faire repérer.
Deux, faire une entrée fracassante – encore plus rigolo si c’est une porte blindée.
Trois, avancer sans écouter ce que me crient les non-cibles.
Quatre, arrêter leurs balles vingt centimètres avant impact.
Les laisser choir sans riposter. Reconduire l’action autant de fois que nécessaire.
Cinq, balancer le gaz de sommeil.
La notifier que c’est fait avec un émoji hors-propos différent du dernier en date.
La suite ne me regarde pas. Ses équipes débarquent moins d’une minute après mon départ, s’occupent de coffrer les vilains et de faire s’évader les gentils. Qui est qui ? C’est compliqué. Personne ne m’a jamais paru foncièrement méchant.
Je venais tout juste de passer la porte de l’appart et d’enlever ma première chaussure quand elle m’a dit de but en blanc : « On s’en va. », sans préciser où, encore moins pour quoi.
Maman a toujours un plan, une prochaine destination en tête. Mais cette fois-ci, je n’avais pas l’intention de la suivre où qu’elle aille. J’étais passée à la boîte aux lettres en remontant et j’avais reçu la lettre. Alors je lui ai dit : « C’est Atlantice ou rien.
— Pourquoi Atlantice, ma puce ?
— Parce que ça se passera là-bas.
— Berlin ? Paris ? Madrid ?
— Turin.
— Alors allons à Bruxelles, nous serons bien assez proches. »
Nous avons plié bagage dans l’heure. Les années ont forcé l’habitude et j’aime croire que, s’il existait une compétition de déménagement, nous recevrions la médaille de vitesse.
Comme les mille autres fois où nous avons changé de vie, nous voyagions léger. L’un des contacts de Maman s’est chargé de nous inventer une identité sur mesure, d’autres de notre transfert. Le plus secret de tous l’a mise en relation avec ceux de là-bas.
Où qu’on aille s’enterrer, Maman parvient toujours à les trouver. Elle leur vend ses services, et eux se laissent leurrer par sa réputation de hors-la-loi.
Jusqu’à mes dix ans, elle me parlait du Réseau de conditionnement sur le ton d’un conte effrayant ; comme on parle de Bloody Mary, sans pour autant se prendre au sérieux quand on l’invoque devant le miroir. Elle les appelait ceux d’en dessous. Ce n’est qu’à mon dixième anniversaire qu’elle m’a tout révélé, holempreintes à l’appui, jusqu’à la nature de son métier.
Il n’y a pas un seul jour où ses mots ne me trottent pas dans la tête…
« La vie m’a appris une chose, ma puce : si tu veux détruire quelque chose, tu dois y prendre part. »
Longtemps, j’ai refusé de croire qu’elle participait à ce trafic d’enfants, à toutes ces expériences tordues. Plusieurs années sont passées, le triple ou le quadruple de déménagements. Je me suis réfugiée dans trop d’amitiés passagères, j’ai exploré chaque ville où nous nous cachions, de leurs belles avenues à leurs culs-de-sac les plus glauques, et j’ai laissé s’effacer tout ce que ma conscience ne pouvait endosser derrière le nom provocateur de son ONG : En Guerre Et Contre Tous.
Il n’y a pas eu de déclic, d’événement traumatique, d’élément déclencheur. Ce n’est qu’à force de vivre dans le monde, un jour après l’autre, que j’ai compris. Un matin, au réveil, tous mes doutes s’étaient dissipés et j’étais sûre d’une chose, cette même chose dont je reste convaincue à présent : je suis la preuve vivante que Maman n’a pas menti.
Moi, j’étais l’une de ces enfants.
Moi, elle m’a sauvé la vie, rafistolée et recueillie.
Moi, elle m’a dotée d’une arme indéfectible face à la violence du monde,
là, juste à l’intérieur de ma tête.
Ce jour où j’ai compris, je lui ai demandé de me montrer l’endroit où elle m’avait trouvée et, ce même jour, nous déménagions à Wuhan.
Il nous a fallu y repasser, cette fois-ci encore. Les gens l’appellent « la ville-fabrique », mais ce pourrait tout aussi bien être le nom de la cité voisine, ou de toutes celles de la région.
J’ai demandé, cette fois encore, à ce qu’on fasse un détour par la fosse. Maman a rechigné mais n’a pas su me dire non.
Nous nous sommes accoutrées comme des ouvrières, avons cheminé entre les usines, passé les entrepôts, la zone de tri, la colonnade étouffante des incinérateurs. C’est là que se trouve la fosse. Ce cratère béant, entre les fabriques, où sont jetés les déchets que l’on ne peut pas recycler, que l’on ne peut pas brûler, que l’on ne peut pas filtrer ; entassés comme dans une fosse commune en attendant d’être dissous.
Un jour, quand j’étais si petite que je m’en souviens à peine, j’ai été l’un de ces déchets. Un produit du Réseau, trop défectueuse pour être utile. Je ne garde aucun souvenir de mon travail dans les fabriques. Je ne me rappelle pas le monde, à cette époque, sinon qu’il était rêche et sans chaleur. Je suffoquais, souvent, mais je n’avais pas chaud. Et je crois même qu’au-delà de l’enfer des fabriques, la fosse m’a paru un havre de paix. Sans conscience de ce qu’était la mort, je l’accueillais comme un bienfait. Ça ne pouvait qu’être mieux. Au moins, la couverture d’ordures avait la tiédeur des vieilles choses.
C’est là qu’elle m’a trouvée, au bout d’on ne sait combien de jours ou de semaines. C’est de là qu’elle m’a extraite. Le premier vrai souvenir que ma mémoire imprime, net jusqu’aux contours, c’est celui de sa main tendue, de son sourire affable, du regard entendu lorsqu’elle me demande mon nom et que je reste sans voix. Je me suis évanouie tout de suite après et, à mon réveil, j’étais sa fille, comme si je l’avais toujours été.
Au bord de la fosse, nous avons promené nos regards, sans l’avouer, à la recherche d’un bras ou d’une cheville. Quelque chose qui dépasserait. Un dilemme à sauver. Mais nous n’avons rien vu.
Maman dit que ceux d’en dessous, de plus en plus menacés, prennent aujourd’hui meilleur soin de leurs produits vivants. Au pire, ils les recyclent. Ils ne s’en débarrassent plus si aveuglément qu’à l’époque. Je me dis, avec un rien d'orgueil, que c’est grâce à nous.
Nous ne nous sommes pas attardées à Wuhan. Ceux d’en dessous y règnent en maîtres et trop d’entre eux risquaient de nous connaître. Le train nous attendait en gare à quatorze heures tapantes. Nous avons pris le Rail, pas le temps de déjeuner.
En quelques heures, nous avions quitté la Chine, traversé le Kazakhstan, contourné le désert menaçant de l’Altzarvie et rejoint les lignes mythiques de l’Orient Express.
Le Rail traverse le continent de part en part en un temps admirable. Maman et moi sommes si souvent montées à bord que, nos trajets mis bout à bout, nous y avons peut-être passé plus de temps que nulle part ailleurs. Ces trains-fusées sont le seul endroit aux accents de « maison ». Un « chez nous » qui se promène, de Tokyo à Dublin, à presque 1000km/h.
Le premier arrêt en Atlantice s’effectue à Vienne. Maman raconte que, dans sa jeunesse, ce pays s’appelait l’Autriche. De nos jours, c’est un terme rare désignant une province dont on peine à saisir les contours et les relents d’identité. Les gens d’Atlantice semblent les mêmes, de Berlin à Lisbonne : ils aiment les mêmes plats, connaissent les mêmes dates, écoutent les mêmes radios.
Moi qui ne suis de nulle part, j’ignore à quoi d’autre un peuple pourrait s’identifier.
Avant de fonder En guerre et contre tous, Maman a vécu dans cette vieille Europe, celle qui comptait encore plus d’une trentaine de pays. Elle a grandi dans l’actuelle Scandinavie, dans une ville où, alors, il n’y avait pas la mer. Les choses ont changé avec la montée des eaux. Les zones côtières ont été avalées. Les populations ont migré vers l’intérieur des terres, dans des villes toujours plus condensées, toujours plus en hauteur. Et, quand la Pacification s’est donné pour mission de redécouper le monde, les frontières s’étaient déjà retracées d’elles-mêmes.
Maman aime dire que sa vie a changé en même temps que les cartes. Je ne sais presque rien de l’enfant qu’elle a été, des amis qu’elle a eus, de ce qu’il reste de sa famille. Je ne sais que les choses qu’elle m’a confiées, par morceaux, un anniversaire après l’autre, et qui ne forment toujours pas un puzzle satisfaisant.
Elle a eu un ours en peluche du nom de Bjarni qu’elle a gardé presque jusqu’à l’âge adulte. Jusqu’à ce qu’elle connaisse un grand amour, mais qui n’a pas duré. Elle dit parfois qu’ils se reverront et je me demande où, maintenant que nous avons vécu presque partout le long du Rail. Elle a aussi prétendu, un jour où, pour changer, nous prenions le ferry, que j’avais une sœur dont elle n’avait pas pu accoucher et, une fois hors du bateau, elle n’a plus jamais voulu en reparler.
Après Vienne, le Rail s’est arrêté à Munich, Strasbourg, puis Bruxelles. Je voulais revoir Paris, mais Maman a dit que nous n’avions pas le temps.
Ce n’était pas comme d’habitude. Les autres fois, quand nous prenons une chambre d’hôtel, elle se lance tout de suite en quête d’un logement vacant et de ceux d’en dessous. J’ai tout de suite compris.
— Tu ne comptes pas rester.
Elle n’a pas nié. Elle n’a pas non plus tenu à s’expliquer, juste prétexté quelque chose d’important. Alors j’ai pensé que, peut-être, elle voulait rendre visite à ses parents et que ma venue n’était pas souhaitable. À cause de ce que je suis, d’où je viens, de ce que j’ai dans la tête.
C’est fou comme c’est facile de transporter une arme. Pas seulement sous ma peau. Depuis que j’ai mon permis de tir, Maman et moi ne voyageons jamais sans ma carabine TLD Trakker sous son gros étui et mon Magnum, gentiment déchargé dans sa mallette. La douane ne peut pas s’y tromper, ils savent ce qu’on transporte. Je montre les papiers, mon accréditation et mes convocations aux divers championnats. On ne cherche jamais plus loin, on n’inspecte jamais l’étui, la mallette et personne, en aucun cas, ne découvre le petit Laser-Colt qu’elle a glissé sous le double-fond.
Elle n’a passé qu’une nuit avec moi à Bruxelles, puis m’a confiée à la prestigieuse Académie dont le porche argenté jouxte un immense parc qui s’étend en forêt. On dit que les plus habiles tireurs de l’Armée de l’Union ont fait leurs classes ici, qu’il n’y a pas meilleur terrain d’entraînement que ces bois sombres.
Comme les scions des gouverneurs d’Atlantice, j’ai eu droit à mon propre dortoir. Probablement quelque chose qu’elle a dû négocier avec ceux d’en dessous.
Toute la nuit, ma seule hâte, c’était de gagner le champ de tir. Mais, au matin, il fallait encore se coltiner toutes les formalités administratives, aller chercher mon Novapass et aménager mon emploi du temps version Formation Étoile.
— Tir à longue distance, vitesse et précision, rien que ça ! a soufflé l’intendant.
Je n’ai pas rembrayé. Je n’ai ni mérite, ni raison de me vanter. C’est lui qui a insisté.
— Tu comptes t’engager, plus tard ?
— Oui Monsieur. Mon plus grand rêve, c’est de servir l’Union.
Cet esprit fédéraliste a eu l’air de lui plaire.
Annotations