INTRODUCTION

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Si repartir à zéro était une épreuve à la fois difficile et éprouvante pour la plupart des gens, Iséa avait fini par s'y accoutumer.

En déballant son dernier carton, elle prit soin d'en découper le scotch et de le plier avec précaution afin de le ranger avec tous les autres, dans une des boîtes en plastique à roulette qu'elle cachait sous son lit. Sa mère avait été catégorique là-dessus depuis leur départ d'Angers : on ne devait en jeter aucun et sous aucune condition, à moins que celui-ci soit en incapacité de contenir quoi que ce soit, même avec trois kilos de ruban adhésif pour le maintenir en place. Elle se releva et s'effondra sur son lit, le regard fixé sur son plafond immaculé.


"Combien de temps ça va durer cette fois-ci ?"


C'est la seule phrase qu'elle se répétait, encore et encore, chaque jour qui passait, dans un logement toujours plus neuf et toujours plus grand que le précédent. Une vibration fit trembler la poche de son pantalon. Elle soupira.


" Salut Isé ! On va voir Alamar 2 au ciné avec Betto demain aprèm, tu veux venir ? "


Encore un message d'une personne qu'elle allait devoir sortir de sa vie sans un mot. Bien qu'elle aurait voulu s'expliquer, elle pensait seulement rendre ça moins douloureux puisqu'elle avait dû disparaître du jour au lendemain, sans avoir même eu l'occasion de dire au revoir, comme toutes les fois précédentes. Elle se souvint alors de la chanson idiote qu'elle et l'une de ses amies chantaient le jour où elles avaient trouvé le surnom de son dernier meilleur ami.


- Tu es bête... ha ! Tu es bête... ho !

- Ahh, mais attends, c'est de là que ça vient "bêta" ?

- Hahaha peut-être oui !

- N'importe quoi !

- Mais bêto ça veut rien dire ?

- Si ! On t'appellera comme ça maintenant ! Betto !

- Oh oui tiens Betto ça te va comme un gant !

- Non !


C'était un gentil garçon qu'elle et sa camarade adoraient embêter. Il était un peu stupide, mais plutôt mignon. D'ailleurs, Iséa était sûre qu'il en pinçait pour elle. Ils auraient sans doute formé un joli couple. Peut-être même qu'ils seraient allés à l'université ensemble... Mais au fond, elle savait qu'elle allait encore partir, malgré la promesse que lui avait faite sa mère la fois d'avant.

- Isé' je te promets que c'est la dernière fois, c'est la bonne, la maison est super dans un petit bout de campagne un peu perdu, en pleine nature, tu vas adorer !

- Mais maman, j'aime être ici ! J'ai enfin réussi à me faire des amis, j'en ai marre de partir tout le temps ! pourquoi c'est toujours pareil avec toi ?!

- Écoute je suis désolée, je... Je vais faire de mon mieux d'accord ?

- Non, j'en ai marre de tes promesses. Tu dis toujours que ça va s'arranger, que tu vas trouver ta place et qu'on sera enfin heureuses... mais maman, il n'y a que toi de malheureuse ! Partout où on va et à chaque fois ! C'est toujours pareil ! Tu ne vois pas que le problème, c'est toi ?!


Son coeur se serra : elle se rappellera toujours du regard qu'avait eu sa mère ce jour-là. Elle savait que ces mots avaient terminé de la briser. Elle, la seule personne qui comptait à ses yeux, la seule à qui elle donnait son temps et tout son amour, venait de lui balancer en pleine figure que c'était elle le problème, qu'elle n'était pas suffisante. Après cet évènement, Iséa surprit sa mère parler seule à plusieurs reprises, répétant encore et encore ce qu'elle aurait dû faire, ce qu'elle aurait pu faire et à quel point elle était une mauvaise mère. Depuis, Iséa n'avait plus jamais remis ce sujet sur la table. Même lorsqu'elle lui avait annoncé qu'elles allaient quitter Rochefourchat pour emménager dans cette maison, elle n'avait pas osé lui dire que c'était rompre sa promesse et avait préféré faire ses valises sans un mot.

- Pour créer le nom de votre village tout pourri, on a pris trois mots complètement aléatoires et on les as foutu ensemble !

- Hahaha, oui !

- C'est vrai !

- Je me demande bien qui a trouvé un nom aussi débile !

- C'est ton père !

- Betto !

- Pardon Isé' je... c'est sorti tout seul...

- T'inquiète...


Son père... Elle ne le voyait plus depuis tellement d'années, qu'elle avait totalement oublié ce à quoi il pouvait ressembler. Elle n'a jamais vraiment su ce qu'il était devenu. C'était un sujet très sensible avec sa mère. Chaque fois, celle-ci semblait à la fois en colère, triste, amère et éludait rapidement les questions. Elle reposa le téléphone à côté d'elle et se redressa, cherchant à tâtons au fond de son tiroir de table de chevet son petit carnet. Quand elle l'eût trouvé, elle l'ouvrit à l'aide de la petite clé qu'elle portait autour du cou, bien cachée sous son tee-shirt : c'était le seul moyen d'empêcher sa mère de le lire. Iséa savait que c'était par précaution et non par malice ou pure curiosité qu'elle agissait ainsi, mais elle s'y livrait de façon beaucoup trop intime pour la laisser parcourir ces pages.


- Kouyoune – c'est le surnom affectueux qu'elle lui avait donné depuis son plus jeune âge – j'ai trouvé ce petit carnet tout à l'heure en rangeant le linge dans ta chambre, au milieu de tes culottes... C'est quoi ? Un journal intime ?

- Tu as fouillé mes affaires ?! Vraiment ?!

- Non, pas du tout ! Je t'ai dit que je rangeais ton linge, j'ai fait une machine ! Quand j'ai ouvert le tiroir il était posé au dessus, c'est tout ! Pourquoi il est verrouillé ? Ce n'est pas moi qui te l'ai acheté, si ?

- C'est pas vrai, je le mets toujours en-dessous ! Et en plus tu te demandes pourquoi je le vérrouille ? Sérieusement ?! Parce que t'es toujours en train de fouiner !

- Je ne fouine pas, je suis ta mère ! Et tu sais que tu peux tout me dire, non ?

- Non !

- Comment ça ?

- Non je peux pas tout te dire ! Je peux te dire que ce qui te chante, quand toi et toi seule en a l'envie ou le temps de l'entendre ! Et même dans ces moments là, je ne suis même pas sûre que ça serve à quoi que ce soit, parce que ça rentre par une oreille et ça ressort de l'autre coté ! Tu ne te rappelles jamais de rien !

- C'est injuste ce que tu me dis, tu sais très bien que c'est faux, je suis toujours là pour toi, à te demander comment tu vas, comment se passent tes journées, si tu as le moindre souci ou les moindres questions. Je t'ai toujours laissée libre de tout explorer tant que j'étais là ou au courant ! Tu crois qu'il y en a beaucoup des mères qui se donnent autant pour leur enfant ?! Je suis toute seule Isé' ! Tu comprends ? Seule ! Depuis que t'as 6 ans, je me plie en quatre pour toi et chaque petit caprice que tu peux faire, ça fait onze ans, onze putains d'années que je fais du mieux que je peux et chaque jour tu me balances des reproches et malgré ça je continue à essayer de m'améliorer, de faire mieux, de faire plus ! Tout ça pour quoi !? Je n'arrive pas a comprendre ce que j'ai loupé avec toi, je n'arrive pas a comprendre pourquoi tu prends autant de plaisir à me faire autant de mal ! Pourquoi tu me détestes Iséa ?!

- Peut-être que tu te sentirais moins seule si t'avais pas largué Papa !


Le silence qui avait suivi était lourd, pesant, épais, presque palpable. Son visage pâle et ses yeux rougis par les larmes l'avaient dévisagée de haut en bas, puis sa mâchoire s'était fermée, crispée et elle s'était retournée sans un mot en claquant la porte. Elle n'entendit pas de pleurs, ni de cris cette nuit-là, seulement le bruit d'un goulot versant son nectar au fond d'un verre qui semblait sans fin.

Ce souvenir était encré en elle, encore chaud. Elle pouvait presque encore sentir le sang taper dans ses oreilles sur le coup de l'émotion et le souffle de sa mère s'étrangler dans sa gorge, elle pouvait presque encore voir cette déception et ce dégoût dans ses yeux, à chaque fois qu'elles se regardaient en silence, autour d'un repas presque froid. Un frisson lui remonta le long du dos et elle se secoua énergiquement, comme pour faire partir ce malaise au toucher moite qui lui collait à la peau. Elle ne parcourut pas les pages afin de se remémorer l'ensemble des souvenirs atroces et douloureux qu'elle y consignait, elle le retourna simplement afin d'avoir accès au dos de sa quatrième de couverture. Là, elle détacha soigneusement le papier, ce qui laissa apparaître le coin d'une photo ancienne, qui la représentait en compagnie de son père. Alors qu'elle n'était qu'un bébé, il la maintenait de ses deux mains sur une balançoire, sourire aux lèvres.


"Qu'est ce que tu lui a fait pour qu'elle te haïsse à ce point papa ?..."


C'était le seul souvenir qu'elle avait pu garder et elle remerciait le jour où elle avait trouvé cette photo déchirée dans la poubelle de bureau de sa mère et la curiosité qui l'avait poussée à chercher et à en recoller tous les morceaux. Iséa se sentait exactement comme la photo qu'elle tenait entre ses doigts : fragmentée, oubliée, perdue et indésirable. Lorsqu'elle sentit l'émotion prendre le dessus, elle rangea le tout à la va-vite, jetant le carnet au fond de son tiroir sans même le regarder. Elle avait besoin de se changer les idées. Sa chambre était la première pièce – et sûrement la seule à l'heure actuelle – à avoir été amménagée en totalité. Il ne lui restait qu'une dernière chose à faire, s'occuper de ces affreux murs aussi blancs que ceux d'un hôpital.

Sur son bureau, à côté de son ordinateur, elle avait pris soin de trier ses différents ornements muraux. Contrairement aux ados de son âge, Iséa n'était pas une fanatique de groupes de musique, ni même le type de personne à placarder partout son crush célèbre du moment ou son animal préféré. Sa mère lui avait offert une éducation plutôt rare et complète qui lui avait appris à aimer les arts nobles et la nature. Pas d'affiches de films donc, mais des cadres aux motifs arborés, une carte du monde à l'apparence ancienne totalement customisée, ainsi que des impressions sur toile de coton de ses oeuvres favorites, comme "Le tricheur à l'as de carreau" de Georges de La Tour ou encore "La Liberté guidant le peuple" d'Eugène Delacroix.

Elle adorait également par dessus tout les mobiles, de toutes sortes, ainsi que les fontaines. Sur chacun de ses meubles, on pouvait en observer de différents modèles. Bruyantes et lumineuses, lorsque la nuit arrivait, les petites lumières faisaient briller sur l'ensemble du plafond, les reflets de la surface de l'eau, le bruit du ruissellement devenant suffisamment fort pour qu'il soit possible de l'entendre sans se concentrer. Les mobiles quant à eux décoraient désormais les fenêtres. En regardant celui avec trois éléphants en tissus, le souvenir de leur chute en plein sur son visage au beau milieu de la nuit et la frayeur que ça avait engendré lui rappela pourquoi elle les avait tous retirés du plafond.

"Heureusement qu'ils sont en tissus"

Un cri de colère s'éleva dans les escaliers, résonnant entre les murs des nombreuses pièces encore vides.

- Mais c'est pas vrai putain ! De vrais connards ! Je les paye pour quoi, moi ! J'aurais mieux fait de me démerder toute seule, comme d'habitude !


Iséa ne prêta pas attention aux insultes et aux vociférations de sa mère au sujet de l'absence des déménageurs, auxquelles elle avait fini par s'habituer. Elle préféra descendre les escaliers, toujours accompagnée de son fidèle téléphone ainsi que de son casque audio et s'installa sur l'un des tabourets de la grande salle à manger. Elle lança l'un de ses morceaux favoris du moment "I'm trying" d'Alexander Stewart et imagina ce que serait sa vie si pour une fois elle pouvait décider elle-même de la suite. Plus de déménagements, plus de cours par correspondance, enfin une vie normale avec des habitudes, un groupe d'amis qu'elle pourrait rencontrer au lycée et avec qui elle irait étudier les mercredis après-midi.

Mais pour l'heure, elle se retrouvait assise là, sur ce tabouret, laid et pourtant exorbitant, au milieu de cette salle à manger qui faisait sans aucun doute possible la taille d'un bel appartement. L'ensemble du mur exposait l'extérieur par de gigantesques baies vitrées, ce qui permettait d'avoir un maximum de lumière naturelle. Face à elle se trouvait une magnifique fontaine sculptée, avec une silhouette de femme nue divinement réalisée, soulevant ce qui pouvait s'apparenter à un corps d'enfant qui semblait sans vie. Iséa grimaça, elle ne savait pas si c'était effrayant ou simplement de très mauvais goût, mais elle n'appréciait guère cet esprit mélo-dramatique, qu'elle devrait désormais contempler chaque matin au petit déjeuner, puisqu'elle était en face de la grande table à 8 couverts – alors qu'elles ne vivaient qu'à deux – ainsi que du bar de la cuisine ouverte auquel elle était actuellement accoudée. Cependant, le point le plus positif de cette pièce se situait dans un renfoncement, près de l'une des portes menant aux jardins extérieurs. Ici se trouvait une grande cheminée en pierre – que l'on pouvait également retrouver dans l'entrée principale de la maison – dominée par un gigantesque écran suspendu. Elle n'aurait su en donner la taille, mais ce qui était sûr, c'est que le canapé en velours accompagné de sa table basse moderne, lui offrirait un soutien indéfectible contre les longues soirées d'ennui auxquelles elle faisait face habituellement. Cette fois-ci, ses films horrifiques préférés pourraient bien la faire frissonner, avec une projection plus immersive que jamais.

Elle se surprit à sourire à cette simple idée, mais voir sa mère passer en trombe devant elle, visage fermé et rougi par colère, haletante, la ramena à la dure réalité. Bien qu'elle ne puisse plus entendre ses cris, la voir s'agiter ainsi l'épuisait émotionnellement et lui donnait la sensation d'être de trop parfois. Elle passa sa main sur sa nuque, se leva et partit en direction du jardin. Assise sur l'un des transats disposés en face de la piscine, elle mit sa tête entre ses mains en essayant de se focaliser sur les paroles de la chanson tout en la fredonnant.


"... I say that i'm fine but it feels like i'm dying, why do the words in my head get so violent, half of the time i'm just barely surviving, but i'm trying..."

Quand elle releva la tête, elle sentit qu'elle était sur le point de craquer. Elle adorait sa mère, celle-ci avait toujours tout donné et tout fait pour qu'elle se sente bien, heureuse et épanouie, qu'elle ne manque de rien... mais son incapacité à contrôler ses émotions, ses burn-out fréquents et sa dépression chronique, sans parler de sa fâcheuse habitude à fuir une ville dès le premier problème auquel elle se confrontait, la rendait terriblement malheureuse, et rien de ce qu'elle lui offrait en compensation n'arrivait à combler ce vide qui s'était formé en elle, grandissant chaque fois un peu plus.

Elle était perdue dans ses pensées jusqu'à ce qu'elle croise le regard d'une jeune femme qui l'observait depuis un trou du brise-vue qui entourait le jardin. Iséa resta là, figée, réfléchissant à la bonne manière de réagir.

Elle pouvait s'approcher, engager une conversation avec l'étrangère, s'en faire peut-être même une amie avec qui elle sortirait en douce découvrir la ville à la nuit tombée, ou elle pouvait la chasser violemment en lui intimant de ne plus revenir l'espionner, en parler à sa mère et ne plus y penser. L'inconnue irait sûrement en parler aux autres, ils finiraient tous par la considérer comme folle, méchante, et lui donneraient des surnoms pour ne pas la nommer, sans l'avoir jamais rencontrée. Cette situation pourrait durer quelques semaines, jusqu'à ce que sa mère l'apprenne et là, probablement, elle ferait à nouveau ses cartons pour partir à la "découverte" d'une autre ville...

Elle fit pivoter ses hanches pour faire face à la gigantesque maison qui était désormais la sienne. Deux étages, ainsi qu'un petit ilôt entièrement vitré qui deviendrait sans doute la chambre de sa mère, surplombant la maison et les deux jardins magnifiques. L'un arboré, décoré et d'une esthétique parfaite, l'autre spacieux à l'herbe la plus verte et saine qu'elle ait vu de toute sa vie, sans oublier la piscine aussi grande que la municipale rien que pour elle. Si elle avait dû créer une maison parfaite, elle ne l'aurait pas imaginée différente de celle-ci et elle devait désormais tout faire pour y rester, y compris ne pas chasser cette étrange personne qui continuait à la dévisager. Iséa tenta un sourire gêné accompagné d'un signe de la main mais elle n'eut aucune réaction de la part de la jeune femme, qui continuait à la fixer froidement. Dans un soupir, Iséa se leva et entreprit d'aller la saluer de vive voix, mais à peine eût-elle fait trois pas en sa direction que le visage disparut.


- Eh bah super, moi aussi je suis ravie de t'avoir rencontrée... espèce de folle. J'espère qu'ils ne sont pas tous comme ça dans le coin...


Une brise fraîche s'enroula autour de sa nuque et la fit frissonner, il était temps d'allumer cette jolie cheminée.

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