Les veilleurs

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Cela fait dix ans, presque jour pour jour, que la mort a quitté notre monde. Personne ne sait pourquoi, personne n’a jamais su. Elle est partie, tout simplement, comme un visiteur qui aurait oublié de fermer la porte en sortant.

Ce n’est pas que les gens ne vieillissent plus, ou que les maladies ont disparu. Non. Les cœurs cessent de battre, les poumons s’arrêtent, mais les corps, eux, restent. Figés. Présents. Refusant de s’éteindre.

Quand tout a commencé, on a cru à un miracle. Qui aurait pu penser que ce serait une malédiction ?

Je me souviens du premier. Une vieille femme, morte d’une crise cardiaque en plein marché. Les ambulanciers ont tout tenté pour la réanimer, mais son cœur ne répondait plus. Ils ont voulu couvrir son corps d’un drap, comme ils le faisaient toujours. Mais alors qu’ils la chargeaient sur le brancard, elle s’est relevée. Son visage était grisâtre, ses lèvres bleuies, mais elle s’est relevée.

Au début, on a cru que c’était un cas unique, une aberration médicale. Puis il y en a eu d’autres. Un homme écrasé par un camion, un enfant noyé dans une piscine. Ils auraient dû mourir. Mais leurs corps refusaient.

Et très vite, on a compris : la mort était partie.

Dans ma ville, on les appelle les Veilleurs. Je ne sais pas qui a inventé ce terme, mais il colle. Ils ne parlent pas, ne mangent pas, ne dorment pas. Ils sont là, silencieux, à observer le monde qui continue sans eux.

On a essayé de les brûler, de les enterrer, même de les démembrer. Rien ne fonctionne. Ils restent là, comme des statues brisées. Parfois, ils suivent leurs proches, lentement, sans jamais les lâcher du regard. Une femme du quartier a eu son mari à ses côtés pendant six ans après son "décès". Elle a fini par se pendre, incapable de supporter sa présence. Et il est resté là, immobile, à veiller sur son corps suspendu.

C’est ça, le pire, je crois. Pas la peur, mais la présence constante. Ce rappel que nous sommes piégés.

Je n’ai jamais voulu être mère. Pourtant, je l’ai été pendant dix ans. Un petit garçon, Gabriel. Il courait toujours, riait toujours, même quand je lui disais d’arrêter, même quand le monde s’effondrait autour de nous.

Il avait six ans quand la voiture l’a renversé. Son petit corps cassé, ses yeux figés. Et pourtant, il était là. Je l’ai porté jusqu’à la maison, incapable de comprendre ce qui se passait. J’ai pleuré, crié, supplié qu’on me rende mon fils.

Et Gabriel est resté.

Pendant des années, il m’a suivie partout. Dans chaque pièce, dans chaque rue. Ses bras pendaient bizarrement, son cou était tordu d’une façon presque insupportable. Mais ses yeux… Ses yeux étaient les mêmes. Toujours ouverts, toujours fixés sur moi.

Je lui parlais, au début. Je lui racontais des histoires, comme avant. Puis les mots ont commencé à mourir dans ma bouche, parce que je savais qu’il ne comprenait pas. Il n’était plus là.

Je l’ai enfermé dans sa chambre un jour. Je me suis assise de l’autre côté de la porte et j’ai attendu. Mais je n’ai pas pu. J’ai fini par ouvrir, et il était toujours là, debout, immobile. Il m’attendait.

La ville n’est plus qu’un cimetière à ciel ouvert. Les corps s’entassent, les Veilleurs se multiplient. Certains disent que c’est une punition divine, d’autres que c’est une expérience qui a mal tourné. Moi, je crois que c’est juste une fin qui refuse de venir.

J’ai entendu parler d’un endroit, loin d’ici, où les gens disparaissent pour de bon. Un lieu où la mort aurait trouvé refuge, comme un animal blessé. Une falaise au bord de l’océan, où ceux qui sautent s’effacent enfin.

J’ai regardé Gabriel aujourd’hui. Ses vêtements sont sales, son corps porte encore les marques de l’accident, mais ses yeux… Ses yeux me fixent toujours.

Je crois que je vais l’emmener là-bas.

Le chemin jusqu’à la falaise est long, mais je sens que c’est la bonne chose à faire. Gabriel marche derrière moi, comme toujours, ses pas lourds et traînants sur la terre.

Je vois la mer. Elle est immense, infinie.

Je me tiens au bord, et je regarde Gabriel. Pour la première fois depuis dix ans, je m’approche de lui. Je prends son visage dans mes mains, et je murmure : "Tu peux partir maintenant. C’est fini."

Il ne répond pas. Il ne bouge pas. Ses yeux sont toujours là, fixés sur moi.

Alors j'ai sauté.

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