ii.
Petit Personnage claqua la porte d’entrée — et de sortie par conséquent —, avec douceur. Petit Personnage se serait haï d’avoir dérangé sa mère et son beau-père, surtout son beau-père, qui commençait tard pour une fois. Petit Personnage refusait jusqu’à même lui adresser la parole. Il faut le comprendre. Il aurait regretté d’accaparer une minute du temps inestimable d’un chef d’entreprise. Alors, il se tassait. Il se tassait jusqu’à devenir invisible. Son beau-père-chef-d’entreprise l’avait ainsi rebaptisé le fantôme. Petit Personnage ne pouvait s’empêcher d’approuver son choix. Petit Personnage s’était progressivement en Petit Fantôme. Et Petit Fantôme prenait de plus en plus les commandes de Petit Personnage.
Dans le métro, la silhouette de Petit Personnage-Petit Fantôme s’était noyée dans l’armée d’ombres, d’autres spectres comme lui. Une scène à glacer le sang. Rangée de morts-vivants pressés de se rendre en enfer, c’est-à-dire un wagon de avec, à cette heure de pointe, exactement cinquante-six passagers. Cinquante-six passagers qui s’effaçaient aussitôt pour ne former plus qu’une masse compacte.
Petit Fantôme abhorrait son trajet. Ces si longues vingt-quatre minutes cloîtré avec des énergumènes inconnus. Des menaces. Ces étrangers qu’il ne pourrait jamais prévoir.
Pour tuer le temps, Petit Personnage copiait les autres zombies. Il plongea sa main droite dans sa poche — Petit Fantôme était droitier, bien qu’il aspirât à l'ambidextrie —, sa main explora les entrailles de cette poche, sanctuaire de tickets de caisse des ans passés, de mouchoirs sales et de mystérieux bouts de papier, sa main fouina, creusa, rencontra enfin le sauveur, la lumière de l’être : le smartphone. Smartphone, aide-mémoire, bloc-notes, paradis de divertissement pour ne pas croiser les regards trop sondeurs des passants. Le sien — de smartphone — était issu de la dernière génération de mobile, mais, étrangement, il s’allumait à chaque fois sur une photo aléatoire de l’album. Cette fois-ci, Petit Fantôme tomba sur une capture prise malencontreusement de son écran d’accueil — cela lui arrivait d’appuyer par mégarde sur le mauvais bouton, d’où la présence d’une dizaine d’images hasardeuses dans son album —.
Fidèle à ses habitudes, Petit Fantôme consulta ses courriers sur J’ai Mail, Mails Au Chaud, puis sur sa boîte étudiante. Il clôtura sa routine par sa messagerie personnelle et la lecture des réponses reçues sur Quoi D’Neuf. Avec déception, il constata que personne n’avait pensé à lui, aujourd’hui. Petit Fantôme se réconforta bien vite : il ne perdrait pas son précieux temps à répondre à des messages insignifiants.
Phénomène anormal à noter : quand Petit Fantôme rédigeait ses courriers, il pouvait consacrer des heures entières à formuler ne serait-ce qu’une phrase. Elle s’agençait mal avec les autres. L’ensemble sonnait faux. Cacophonie verbale, maladie du langage. Ne plus pouvoir jouer avec les mots.
À la fin, Petit Fantôme supprimait toutes ses tentatives et se contentait d’un “Bonjour, merci de m’avoir répondu. Bonne journée. Bien à vous, Petit Fantôme”. Contenu le plus impersonnel qu’il soit. Forme la plus élevée de cordialité. Après tout, on lui avait appris à respecter les formules de politesse, les normes. Or les normes tuent l’individualité, c’est bien connu.
Petit Fantôme s’était si bien immergé dans son personnage de Petit Fantôme qu’il avait éclipsé son rôle précédent, celui de Petit Personnage. Et comment avancer lorsque l’on n’a plus conscience de soi ?
Petit Fantôme descendit de son wagon — soupir de soulagement — après ces vingt-quatre minutes interminables, escalada ensuite les dix-sept marches de l’escalier — il n’empruntait jamais les escalators, à quoi ça sert d’avoir des jambes si ce n’est pas pour les utiliser ? — ; retrouva avec délice l’air, les nuages, la pluie.
Aujourd'hui, Petit Fantôme n’avait ni de parapluie, ni de chance, décidément. Il se rua devant la porte de son établissement, ruminant son choix vestimentaire de la veille — le météo s’était encore trompée dans ses prédictions —, s’engouffra dedans, se mit à la recherche de la salle deux-cent-quarante six, la dénicha, ouvrit la porte et…
Cinq paires d’yeux se jetèrent sur lui, comme des bêtes affamées en proie d’un quelconque substitut pour échapper à un maléfice existentiel : l’ennui. Petit Fantôme n’arrivait rarement en retard. Il ne serait jamais prêt à encaisser la honte d’un manque de ponctualité. Elle suintait, ruisselait dans tout son corps. Petit Fantôme voulait se cacher dans l’obscurité la plus intense, se retrancher au plus profond de lui-même. Il détourna ses yeux, s’assit, pria pour devenir invisible.
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