A L'OUEST DE ZOLDELLO *** I ***
PIROS - CABINE DE KYBOP
Les yeux de Kybop restaient obstinément clos, réticents à s'ouvrir ne serait-ce qu'un millimètre. Ouvrir les paupières, c'était accepter un nouveau jour sans Guitry, une réalité insupportable. Comment l'accepter ? Ce lit, où elle était allongée, pourrait facilement devenir son tombeau. Sa peine pesait si lourdement sur elle qu'elle s'ancrait au matelas, chaque seconde s'étirant comme une éternité.
Soudain, quelqu'un toqua à sa cabine.
Elle n'avait ni la force ni l'envie de répondre. Elle n'en avait même pas envie... Son corps lui semblait inhabité, rempli uniquement de haine et de tristesse. Malgré son silence, un bruit métallique se fit entendre, puis la porte s'ouvrit délicatement. Elle imagina l'intrus glisser la tête à travers l'entrebâillement pour vérifier qu'elle était bien en vie. Le cliquetis des talons résonna dans la pièce, s'intensifiant avant qu'une présence ne se dessine à ses côtés. Pensant certainement qu'elle était endormie, une main douce et frêle remit l'une des mèches de ses cheveux en place.
Tout en gardant les yeux fermés, Kybop attrapa la main et la guida sous son nez, la posant doucement sur le bout de ses lèvres. L'odeur de sa peau la réconforta, un doux rappel de la vie au milieu de sa douleur. Elle n'avait pas besoin de voir son visage pour savoir qu'il s'agissait de la princesse.
— Je suis là. Je ne bouge pas. Vous pouvez ouvrir les yeux, consola Lilas.
Kybop s'exécuta, apaisée par le son de sa voix. Sa respiration, devenue plus profonde depuis son entrée, sembla remplir la pièce d'un air plus respirable, plus doux. Mais cela ne suffisait pas. L'injustice de la situation la rongeait.
— Je suis censée faire quoi maintenant ? demanda-t-elle.
— Nous devons poursuivre ce pour quoi nous sommes réunis, répondit-elle.
Ses paroles ne la convainquirent pas. Kybop ne savait même pas si cette mission avait encore un sens pour elle.
— Sans lui, je n'ai plus la force de continuer, murmura-t-elle.
Elle se releva pour s'asseoir sur le lit, ouvrant finalement les yeux. La princesse et elle se retrouvèrent presque face à face. Lilas la regarda avant de lui partager sa propre douleur sur ce sujet.
— Sans mon père, la vie a perdu de sa saveur. Mais je dois continuer. Nous le devons tous, confia-t-elle.
— Et au nom de quoi ? répondit Kybop, désemparée.
— Au nom de la survie ?
L’univers pourrait bien exploser que je n’en aurais rien à foutre, pensa-t-elle.
— Je m'en fiche de la survie, avoua-t-elle en baissant la tête, abattue.
— Alors... Ma survie ? C'est cela qu'il vous faut ? s'enquit Lilas, cherchant son regard.
— Comment ça ? répondit Kybop, perplexe.
— Une personne à sauver ? À protéger ? Pour donner du sens à votre vie ?
Les mains de Lilas s'entrelacèrent avec les siennes, et Kybop sentit son désir de lui redonner espoir, de raviver sa volonté de continuer cette aventure à ses côtés.
— Peut-être estimez-vous votre vie sans valeur, mais elle en a pour d'autres... Elle en a pour moi en tout cas, ajouta la princesse.
— De la valeur ? soupira Kybop en ricanant.
— Si pour vous lever de ce lit, il vous faut trouver une nouvelle âme à protéger, alors ce sera moi. Vivez pour moi si vous n'êtes pas capable de vivre pour vous-même, dit Lilas, résolue.
Vivre pour elle ? Se donner une raison de se lever ? Cela ressemblait à des œillères qu'on aurait silencieusement posées sur son deuil inattendu. Un pansement de fortune, un déni orchestré de toute pièce. Un oubli volontaire pour continuer à foncer tête baissée vers les abîmes d'une autodestruction inéluctable. Kybop ne croyait pas en cette mission, mais l'idée réveillait en elle un désir de vengeance. Si elle pouvait prendre des risques pour une mission portée par des inconnues, autant en profiter pour se faire justice elle-même.
— J'ai des promesses à tenir. Deux exactement. La première : venger votre père. La deuxième : venger Guitry, expliqua-t-elle.
Lilas serra ses mains, regrettant immédiatement ses paroles. Elle n'avait pas voulu réveiller en elle la loi du Talion, mais simplement ouvrir un champ des possibles, lui montrer qu'il y avait un avant et un après.
— Je n'aurais pas dû vous demander cela lorsque mon père est décédé. Je me suis laissée emporter par la colère ce jour-là. Vous n'avez pas à le venger, ce n'est pas votre combat. Oubliez cette promesse. Je vous ai fait porter mon chagrin injustement, s'excusa la princesse.
Kybop n'avait pas l'intention d'oublier cette promesse. Son intuition lui disait qu'il s'agissait des mêmes individus. Elle pourrait faire d'une pierre deux coups, mais elle allait soulager la conscience de Lilas en lui faisant croire le contraire.
— Alors il ne m'en reste qu'une. Et je compte bien la tenir avant que nous ne partions d'ici, répondit Kybop.
— Nous partons demain Mlle Flokart. C'est impossible..., soupira Lilas.
— Bien. Alors le temps presse, conclut Kybop.
Elle se leva d'un bond, bien décidée à prendre une revanche foudroyante. Lilas la retint en tirant son bras.
— C'est une mauvaise idée. Vous allez vous mettre en danger !
— Et compromettre la mission Minden, c'est ça ? Cette foutue mission, la seule raison pour laquelle vous êtes si gentille avec moi ! Il serait bien trop bête de perdre le Sang-Rouge, n'est-ce pas ? Je vous rappelle que mon frère est mort à cause de votre quête ridicule ! rétorqua Kybop, furieuse.
Lilas était offusquée. Mais Kybop était en rogne, elle en voulait au monde entier.
— Très bien ! lâcha Lilas brutalement. Mais je viens avec vous !
— Hors de question ! Restez bien au chaud dans votre palais ! cria Kybop.
Elle se retourna pour déguerpir lorsqu'elle sentit Lilas l'attraper de nouveau par le bras.
— Vous n'irez à nulle part ! décréta la princesse.
— Et vous allez faire comment pour m'en empêcher ? lança Kybop en s'approchant d'elle.
Lilas recula instinctivement, son dos rencontrant froidement le mur de pierre. Prise en tenailles entre Kybop et la paroi, Lilas plongea son regard les siens. Au lieu de répondre par la violence, Lilas posa doucement ses mains sur les épaules de Kybop et son visage s'adoucit à ce contact.
— Je ne veux pas qu'il vous arrive malheur à vous aussi... se soucia-t-elle.
Kybop serra les dents, déchirée entre sa colère et son chagrin. Voyant son combat intérieur pour ne pas sombrer dans la folie, Lilas enveloppa finalement son visage de ses mains.
— Laissez-moi vous accompagner..., murmura-t-elle.
Les larmes se répandirent sur les joues de Kybop comme l'écume d'une mer déchaînée. Son monde s'était effondré lorsque le cœur de Guitry avait cessé de battre. Sa rancœur réclamait justice, mais elle refusait de mettre quiconque en danger, surtout pas Lilas. Quand leurs regards se croisèrent enfin, Kybop remarqua que la princesse pleurait aussi. Leurs chagrins s'entrelacèrent, se mêlèrent, comme des cordes reliant un navire à son quai, tentant de le retenir pour qu’il ne s’échoue pas au large.
Kybop déposa son front contre celui de Lilas, et leurs respirations se firent plus lentes, leurs yeux se fermèrent. Cette connexion qu'elle avait toujours sentie entre elles s'établit physiquement. Les mains de Lilas agrippaient son col comme pour s'assurer qu'elle ne s'enfuirait pas. Dans ce silence partagé, leurs douleurs devinrent un écho, une promesse silencieuse de ne pas se perdre l'une sans l'autre.
— Je viens avec vous. Peu importe que vous soyez d'accord ou non. Je suis la princesse de Zoldello, je fais ce que je veux, dit Lilas.
Cela fit sourire Kybop. Tout cela ressemblait à un caprice de petite fille têtue.
— C'est dangereux, dit Kybop.
— Raison de plus pour ne pas vous laisser seule, répondit Lilas.
— Je n'ai pas besoin d'une Princesse.
— Alors laissez-moi être votre amie.
Mon amie... Pourquoi Kybop avait-elle cette sensation qu'elle n'avait rien d'une amie ? C'était sûrement à cause de cette tension permanente qu'elle sentait dans ses tripes lorsqu'elle était avec elle.
Elle n'eut qu'à faire un petit mouvement : relever la tête, pousser son front vers l'arrière avec le sien, et leurs lèvres se seraient rencontrées. Mais le moment était mal choisi. Et puis, était-ce seulement réciproque ? La séduction n'avait pas sa place ici, pas maintenant. Elle devait partir. Elle devait régler leur compte à ces salauds... Mais la princesse ne la laisserait pas partir si facilement.
— Venez avec moi, mais vous ferez absolument tout ce que je vous demanderai, déclara Lilas.
— Je ferai tout ce que vous voudrez, répéta-t-elle lentement sans la lâcher du regard.
Cette dernière phrase donna des frissons à Kybop, et elle sentit que c'était l'intention de Lilas. Elle remit ses idées en place dans une profonde inspiration avant de lui proposer de décamper.
— Partons discrètement du palais.
Leurs fronts se détachèrent difficilement, comme deux aimants luttant contre la force de leur attraction, les mains de Lilas toujours ancrées à son col. Lorsqu'elle finit par lâcher prise, Kybop surprit un regard furtif sur ses lèvres. Elle s'efforça de ne pas y penser... C'était une princesse... et elle n'était rien du tout.
Les voilà lancées vers l'imprudence, guidées par leurs vendettas personnelles.
GYSKON - DANS L'AUBERGE
Fiora, Bogz et Drike étaient réunis autour d'une rouge D’Ultya, mousseuse à souhait.
— On a été imprudent. On s'est jeté dans la gueule du loup comme de vulgaires débutants !
Fiora venait de taper un grand coup sur la table, les faisant sursauter de concert. Bogz tenta de l'apaiser.
— On en a quand même eu un.
— On ne sait même pas qui était cet idiot ! Mais oui, savoir que l'un d'entre eux n'est plus de ce monde était une compensation réconfortante. Dorénavant, ils ne pouvaient plus compter sur l'effet de surprise. Cet avantage s'était envolé avec la négligence de Fiora. Ils devaient se faire oublier un moment, en espérant qu'ils ne partent pas trop vite.
— S'ils partent, la Régente sera à notre merci. Nous pourrons alors procéder par étapes, supposa Drike.
— Oui... S'ils partent, ils se débarrasseraient en premier de Saranthia. Mais ils ne devaient pas perdre de vue la princesse. Il leur fallait connaître sa prochaine destination. En attendant, restaient prudents. Ne faisaient plus de vagues. Attendaient le meilleur moment pour frapper un grand coup.
Drike leva son verre, invitant ses compagnons à trinquer. Les verres se percutèrent avec force, manquant de se briser.
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