REGENTE *** I ***
ESPACE AÉRIEN DE ZOLDELLO
Ils y étaient. Une étrange sensation envahit Kybop, comme si le sol se dérobait sous ses pieds. Elle ne saurait dire pourquoi, mais elle appréhendait la réaction de la Régente. Tout le monde s'attendait à ce qu'elle saute de joie, qu'elle les enlace avec amour.
Après tout, n'importe qui ayant perdu un être cher rêverait de vivre un tel moment, n'est-ce pas ?
Pourtant, Kybop restait convaincue qu'il n'y aurait pas d'effusion, du moins pas tout de suite. Elle s'attendait à de l'incrédulité d'abord, peut-être une phase de déni, voire de colère. Tout risquait de tourbillonner dans son esprit, comme une vague emportant tout sur son passage. Ce serait comme un deuil à l'envers : rien d'évident ni de naturel.
Dans cette attente, elle se tenait sur le pont où Lilas venait de la rejoindre. Lorsqu'elle s'approcha, Kybop lui tendit la main pour qu'elle puisse se glisser à ses côtés. Son épaule effleura la sienne, et Lilas posa doucement sa tête contre elle. Ensemble, elles contemplaient la beauté de la planète qui s'étendait devant elles, majestueuse et silencieuse.
— J'ai peur... souffla Lilas. Je n'ai aucune idée de la manière dont Saranth va prendre la nouvelle...
Lilas était en train de lui confier ses doutes, sans aucun filtre. Elle avait besoin d'être rassurée, c'était sans doute ce qu'elle attendait de Kybop. Elle allait faire de son mieux pour lui transmettre un peu de positivité, même si ce n'était pas vraiment son fort.
— Ta cousine n'a pas vraiment l'air d'être quelqu'un de fragile. Tout se passera bien.
— Je n'en suis pas vraiment certaine, répondit Lilas, la voix hésitante. Elle gère beaucoup de choses avec brio... Mais là, nous parlons d'émotions.
Kybop acquiesça.
Qui était-elle pour parler en son nom ?
Pourtant, elle avait échangé quelques conversations avec Saranthia, et elle connaissait une partie de son histoire. Elle lui avait donné l'impression d'être quelqu'un de solide, forgé par des épreuves qui pourraient paraître insurmontables.
— Saranthia a dû affronter bien des émotions dans sa vie. Perdre ses parents... Je ne sais pas ce que cela représente, puisque je n'en ai jamais eu. Mais j'imagine que cela a dû être un combat immense pour ne pas sombrer.
— Oui... acquiesça Lilas. Et elle n'était qu'une enfant.
Kybop prit une inspiration avant de poursuivre.
— Je pense que les enfants sont bien plus résilients que les adultes. C'est peut-être pour cela qu'elle est si forte aujourd'hui.
— Que veux-tu dire ?
Lilas la regarda, intriguée.
— J'ai la sensation qu'une douleur vécue dans l'enfance nous façonne. Elle modèle l'adulte que nous devenons. Mais l'inverse... ça ne fonctionne pas. Quand on traverse une épreuve similaire à l'âge adulte, c'est comme un effondrement. La sensation du temps qui nous manque, l'énergie nécessaire, tout ce dont nous aurions besoin pour nous reconstruire. C'est comme si c'était trop tard, comme si tout était foutu. Alors on sombre dans la facilité... l'alcool, la violence, la dépression. Mais les enfants, eux... Ils ramassent les morceaux et utilisent ce qui s'est brisé pour bâtir la vie qui les attend.
Un silence suivit ses paroles. Puis Lilas, toujours songeuse, reprit :
— Tu penses que parce que Saranth a survécu à la perte de ses parents, elle pourra accueillir cette nouvelle avec plus de facilité ?
Kybop secoua doucement la tête.
— Non, je ne dis pas que ce sera facile. Je dis qu'elle en a les capacités. Parce qu'elle a traversé cela quand elle était enfant. Et aujourd'hui, elle est plus forte. Plus forte qu'elle ne l'aurait jamais été si elle n'avait pas perdu ses fondations si jeunes. Saranthia est solide. Ce qu'elle a perdu, elle l'a reconstruit elle-même. Alors, ne t'inquiète pas trop pour elle.
Lilas resta silencieuse, comme frappée par la conviction des mots de Kybop.
— C'est vrai qu'elle a toujours fait ce qui lui chante, finit-elle par murmurer. Une fille pleine d'énergie, qui n'a jamais craint l'aventure. Elle ne s'est jamais cantonnée à rester sur Zoldello. Elle est partie çà et là, à travers l'univers. Loin du royaume, insouciante.
Kybop sourit en imaginant cette princesse rebelle voguant à travers l'univers. Cependant, Saranthia n'avait plus rien d'une voyageuse sur Sarga. Elle semblait y vivre de manière permanente.
— Pourquoi Saranthia était-elle sur Sarga ?
Lilas hésita un instant.
— C'est... à cause de Slikof. Mais je ne suis pas censée être au courant...
— Comment ça ?
— Eh bien... Je pense qu'elle a fui Slikof.
Kybop resta sans voix. Bien sûr, elle imagina qu'il s'agissait d'un amour interdit, mais elle avait tellement de mal à concevoir ce couple improbable qu'elle préféra être certaine de ce à quoi Lilas faisait allusion.
— Saranthia et Slikof ?
Lilas ricana doucement, amusée par la réaction de Kybop.
— Oui. Je les ai surpris quand elle vivait encore sur Zoldello. Au détour d'un couloir, main dans la main, en pleine discussion.
— Ils vous ont vue ?
— Non. Mais leur complicité était flagrante. Leur regard... Ils étaient amoureux, cela ne faisait aucun doute.
Kybop peina à cacher son étonnement.
— Donc, elle aurait fui ?
— Oui. Connaissant Saranth, elle n'a pas dû accepter qu'il soit plus fidèle à ses engagements qu'à son amour pour elle.
— Mmm... La Reine de Glace s'est isolée sur ce glaçon à cause d'une déception amoureuse ?
— En partie. Mais je pense aussi qu'elle aime sincèrement Sarga.
Kybop fronça les sourcils, ne comprenant pas ce qu'elle pouvait bien trouver à cette planète froide et inhospitalière.
— C'est un désert de glace. Qu'aime-t-elle là-bas ?
— Ça semble inhabité, mais Sarga est une planète très festive. Il y a toute une métropole souterraine, très vivante. C'est là que Tyra et Hyldon se sont rencontrés.
— D'accord... Je comprends mieux maintenant. Merci de m'avoir mise dans la confidence.
— Avec plaisir, répondit Lilas en relevant doucement sa tête de l'épaule de Kybop.
Elle se positionna face à Kybop, et leurs regards s'accrochèrent. L'intensité des yeux de Lilas troubla Kybop. Une envie irrépressible de l'embrasser l'envahit, mais elle se retint. Elle savait trop bien que quelqu'un pourrait les observer dans l'ombre, comme elle l'avait elle-même fait autrefois avec Zorth et la princesse.
À l'époque, elle était remplie de méfiance et d'a priori. Maintenant... maintenant, elle mourait d'envie de lui offrir ses lèvres, et bien plus encore. La vie était étrange parfois.
Alors qu'elles restaient suspendues dans ce moment, l'alarme du Piros déchira le silence. La voix de Zorth résonna dans les haut-parleurs, brisant la magie.
— Cher Équipage du Vaisseau. Nous arrivons sur Zoldello, je vous demanderais de bien vouloir vous préparer. Notre atterrissage est imminent.
ZOLDELLO - PALAIS D’ULTYA
L’arrivée s’était déroulée en toute discrétion, non loin du palais, au cœur de la nuit. Il n’y avait eu ni cérémonie, ni fanfare. Slikof avait tout orchestré pour que le retour de la princesse passât inaperçu, et surtout, pour que la présence du couple princier demeurât secrète.
Aucun soldat ne les attendait. Aucun garde. Pas même un oiseau de nuit dans un recoin sombre du palais. Un calme lourd résonnait dans leurs poitrines, comme l’annonce d’une tragédie imminente. Comme si un malheur allait les assaillir au prochain tournant. Ce silence étrange donnait l’impression d’arriver dans un lieu où inhospitalier, comme s’ils faisaient irruption là où personne ne les attendait, à un moment inopportun.
Slikof menait la danse, et il le faisait avec une aisance déconcertante. Il arpentait les couloirs comme si Zoldello lui appartenait. Ses mouvements étaient fluides, rapides, presque trop légers. On aurait dit qu’il flottait. Kybop se surprenait à penser qu’il voyait dans le noir. Il était impressionnant.
Lilas avançait avec une assurance toute naturelle, connaissant ces couloirs comme sa poche. Kylburt se fondait dans son ombre, la suivant de si près qu’il devenait une extension d’elle-même, marchant à sa gauche, tandis que Kybop prenait place à sa droite, formant ainsi une garde rapprochée. Leur progression était rapide, mais calculée. Chaque pas était empreint de vigilance, et ils restaient tous sur leurs gardes. Derrière, le reste du groupe suivait dans un silence presque solennel, escortant Hyldon et Tyra dissimulés sous de lourdes capes sombres. Leur camouflage laissait à désirer, mais pour l’instant, les rares soldats qu’ils avaient croisés n’y avaient même pas prêté attention.
La scène lui rappelait Fiora et ses deux crétins dans l’auberge, mais cette fois, c’étaient eux qui jouaient les infiltrés. Ils atteignirent enfin la porte de la salle du trône. Impossible de s’y tromper. Elle était sculptée dans un bois monumental, comme si elle avait été taillée d’une seule pièce dans un arbre gigantesque. Les motifs floraux qui la couvraient étaient familiers : ils se répétaient partout sur Zoldello, des vêtements aux maisons, en passant par les meubles et les bijoux.
Kybop s’arrêta un instant pour l’observer. Tout ici semblait conçu pour impressionner par la grandeur, mais à ses yeux, cet effet tombait à plat. Cette porte colossale, qui dissimulait un trône où tant de souverains avaient plié sous le poids de leur règne, ne lui évoquait rien d’autre qu’une tentative un peu désespérée de préserver un passé révolu. Les éléments autrefois forgés pour ce palais n’avaient plus rien à voir avec ce que Zoldello était devenu. Ils paraissaient presque désuets, comme un écho lointain d’un âge d’or qui ne faisait plus sens aujourd’hui.
Slikof s’arrêta brusquement et se retourna, tirant sa réflexion à un terme abrupt. Il leur donna ses directives d’un ton tranchant, ramenant toute l’attention de Kybop à l’instant présent.
— Bon. Milo est au courant de notre venue. Mais la Régente ne sait pas que nous sommes ici.
Kylburt fronça les sourcils, surpris.
— Quoi ? Elle ne sait même pas que le Piros est de retour ?
— C’était mieux ainsi, répondit Slikof calmement. Moins elle en sait, plus elle est en sécurité. Saranthia pense qu’un conciliabule exceptionnel doit avoir lieu.
Slikof laissa tout le monde accueillir l’information avant de se tourner vers le couple princier, l’air plus incertain.
— Prince Hyldon, princesse Tyra... Comment voulez-vous procéder ?
Le silence s’installa insidieusement. Tyra, les mains tremblantes, semblait incapable de prononcer le moindre mot. Son regard restait rivé sur la porte massive qui les séparait de leur fille, une barrière à la fois physique et symbolique. L’idée de retrouver Saranthia la bouleversait, et chaque seconde d’attente ne faisait qu’alourdir le poids de son appréhension.
Hyldon, debout à ses côtés, tentait maladroitement de la réconforter. Il glissa sa main dans la sienne, mais son geste était hésitant, presque fragile. Lui aussi était envahi par le doute, et cela transparaissait dans toute son attitude. Tous deux semblaient piégés, coincés entre deux émotions contraires : l’élan irrépressible de retrouver leur fille et de la serrer dans leurs bras, et la peur viscérale d’un rejet.
Tyra se tourna légèrement vers Hyldon, comme pour chercher un appui, mais ce qu’elle lut dans son regard n’était que le reflet de sa propre anxiété. Ce moment, qu’ils avaient peut-être idéalisé dans leurs espoirs les plus fous, s’avérait terriblement incertain.
Alors qu’ils cherchaient encore un semblant de réconfort l’un auprès de l’autre, la porte massive de la salle du trône s’entrouvrit lentement. Milo, le nouveau garde de la Régente, se glissa discrètement à l’extérieur, ses mouvements empreints d’une vigilance presque furtive.
— Milo. La Régente est là ? demanda Slikof, brisant la tension.
— Oui, elle est sur le trône. Elle vous attend...
D’un regard méfiant, Milo balaya le groupe. Son regard s’arrêta aussitôt sur les deux silhouettes encapuchonnées qui détonnaient dans l’équipe. Il plissa les yeux, soudain alerte.
— Qui sont-ils ? demanda-t-il d’un ton sec, désignant les inconnus d’un mouvement brusque du menton.
Hyldon, toujours digne malgré sa nervosité, tendit une main apaisante. D’un geste lent, il abaissa sa capuche, dévoilant son visage.
— Hyldon II du Sextant, dit-il calmement. Et voici Tyra d’Ultya. Enchanté de faire votre connaissance.
À ces mots, Tyra s’avança et releva à son tour sa capuche.
— Merci, Milo, dit-elle d’une voix douce. Merci d’avoir veillé sur notre fille.
Milo resta figé, sidéré, la main encore tendue dans celle du prince. Son expression trahissait une incrédulité profonde.
Slikof, conscient de la tension grandissante, intervint pour reprendre le contrôle de la situation. Il glissa une main subtile pour dégager celle de Milo et ramener l’attention sur lui.
— Donc, je disais : comment voulez-vous procéder ?
Milo referma lentement la bouche, ses yeux fixés sur Tyra avec une intensité troublante, il voyait en elle une ressemblance frappante avec Saranthia.
C’est à cet instant que la réalisation les frappa, presque physiquement : ils avaient planifié ce retour sur Zoldello comme une mission stratégique, se concentrant uniquement sur les aspects techniques et la sécurité. Le maître des oiseaux de nuit avait pris soin de tout orchestrer avec minutie, s’assurant qu’ils entrent sans être repérés, que les risques soient minimisés. Mais personne, pas même lui, n’avait réellement pris la mesure du poids émotionnel de cette opération.
Ils étaient venus dans l’urgence, obnubilés par les dangers extérieurs, et avaient négligé ce qui était peut-être le plus crucial : l’annonce à la Régente. Comment devait-elle être faite ? Quelles paroles choisir pour apaiser, pour expliquer, pour rouvrir des plaies scellées par le temps ? Aucun plan n’avait été établi pour ces instants, à la fois si intimes et si décisifs. Et maintenant, alors qu’ils étaient à quelques pas de cette confrontation, le vide de cette préparation les submergeait. Devant ce qui ressemblait à une impasse, Kybop décida de prendre la parole et de presser les choses.
— Désolée d’intervenir, Slikof, mais nous devons agir vite pour ne pas attirer trop l’attention, dit-elle en brisant le silence.
Slikof acquiesça brièvement, sans se départir de son calme.
— Mlle Flokart a raison, approuva-t-il. Nous ne devons pas rester plantés là, dans le couloir.
Kybop lança un regard appuyé aux parents de Saranthia, cherchant à les inciter à prendre une décision.
— Vous devriez entrer dans la salle avec Lilas, proposa-t-elle. Vous êtes de la même famille, et c’est ensemble que vous devez affronter ce moment. De plus, la Régente fait pleinement confiance à sa cousine.
Personne n’émit d’objection, sa proposition semblait convenir à tous. À l’exception de Binny, qui laissa échapper un léger soupir de reproche, sans doute frustré de ne pas pouvoir être aux premières loges pour capter tous les détails croustillants de ce moment clé.
— Le reste du groupe n’entre pas ? intervint Binny, les sourcils froncés.
— Non, trancha Kybop. C’est une affaire de famille. Nous n’avons pas à nous en mêler. C’est un moment délicat, et la Régente aura besoin de digérer tout ça en toute intimité.
Slikof hocha la tête, partageant son point de vue.
— Je suis d’accord, dit-il. Mieux vaut ne pas compliquer la situation. Nous devrions en profiter pour nous éclipser et nous reposer un peu.
Son frère se plaça à ses côtés pour appuyer sa proposition.
— Elle a raison. Restons à l’écart. Ils n’ont pas besoin de nous pour cette étape.
D’un commun accord, ils s’éclipsèrent sous les regards anxieux des parents de Saranthia. Avant de partir, Kybop posa une main rassurante sur le bras de Lilas, accompagnée d’un sourire encourageant. Elle n’avait aucun doute qu’elle saurait quoi faire.
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