COTE SOMBRE *** II ***

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EBREDES - 138 RUE DU COMMERCE - CÔTÉ LUMIÈRE

Zorth, toujours méfiant malgré tout ce qu'il avait affirmé devant l'équipage au sujet de la confrérie, avançait à pas de chat dans cet étroit immeuble. Le bâtiment semblait avoir rentré son ventre pour se glisser entre deux commerces, tant l'espace était étriqué.

Il n'y avait qu'une mince cage d'escalier, et il peinait à monter sans effleurer les murs. Lui, pourtant si fluet, avait du mal à imaginer Kylburt ou même Crylon se faufiler jusqu'aux étages supérieurs. Il passait les paliers lentement, scrutant chaque porte et les noms inscrits dessus, quand il y en avait.

Dans un dernier effort, il atteignit enfin le dernier étage — le quatrième, pour être exact. Sur le seuil, un tapis marron, presque neuf, attira son attention. Ce détail étrange donnait l'impression que personne n'entrait ni ne sortait de cet appartement. Une limite invisible qu'il s'apprêtait à franchir, délibérément.

Zorth ferma les yeux un instant, rassemblant son courage. D'un mouvement brusque, il se pencha au-dessus de la rampe, espérant apercevoir Slikof, mais le vide répondit à son regard. Hésitant, il avança vers la porte, partagé entre frapper ou appuyer sur la sonnette. Avant qu'il ne prît une décision, une voix féminine, sèche et impérieuse, l'interpella :

— Entrez !

Il obéit, tourna la poignée ronde et dorée, étrangement semblable au bouton des sonnettes d'entrée. Lorsqu'il entra, une enivrante odeur florale flottait dans l'air, un parfum fin et délicat. La voix se manifesta alors une deuxième fois :

— Je vous en prie, installez-vous, Monsieur Kydine, lança-t-elle avec douceur.

Le conseiller avança en direction de ce qui ressemblait à un petit salon. Arrivé dans l'embrasure de la porte, il observa la scène qui s'offrait à lui. De grandes fenêtres, tout en longueur, inondaient la pièce d'une lumière tamisée, filtrée par des rideaux orangés. Une petite table basse en bois, au style ancien, trônait au centre d'un ensemble de fauteuils dépareillés. Sur l'un d'eux était assise la femme avec qui Zorth avait échangé lors de sa dernière communication depuis le Piros.

Accroché au mur, juste derrière elle, un tableau d'une beauté saisissante attira son attention : un portrait de famille, digne de ceux exposés dans le palais d’Ultya. Tandis qu'il prenait place sur un fauteuil, son regard resta fixé sur l'œuvre. Il reconnaît immédiatement la femme. C'est Madame Iker... si ce nom est bien le sien. Pourtant, son apparente jeunesse contrastait avec l'époque que semblait évoquer le portrait. Elle n'était pas une vieille dame, mais ses traits, délicatement marqués par de fines rides, témoignaient du passage du temps. Zorth lui donnait la cinquantaine, peut-être un peu moins.

Il décida d'utiliser cet élément du décor pour entamer la conversation d'une manière légère.

— Ne s'agirait-il pas de vous, sur ce tableau ? lança-t-il.

La femme se tourna, un sourire tendre étirant ses lèvres.

— En effet, c'est bien moi. Il y a fort longtemps, hélas, soupira-t-elle avec une pointe de regret. Et ici, c'est mon époux... ou plutôt, c'était. Paix à son âme, ajouta-t-elle à mi-voix, presque dans un murmure. Je peux vous offrir quelque chose ?

Elle se pencha au-dessus de la petite table basse où reposait une vieille théière accompagnée de deux tasses à fleurs, finement dorées. Zorth observa les objets, intrigué par la présence de ces trésors dans un si modeste appartement. D'un signe de tête, il accepta l'offre d'une boisson chaude.

— Eh bien, Madame, si ce n'est pas trop indiscret... Pourrais-je enfin avoir l'honneur de connaître votre identité ? demanda-t-il avec un sourire malicieux, bien que son regard trahisse une réelle curiosité.

— Alida Iker. Ce nom vous éclaire-t-il en quelque chose ?

Zorth cligna des yeux, le nom lui paraissant soudain familier. Puis, l'évidence le frappa. Il se souvint que ce nom était aussi celui de Sir Andras.

— Eh bien, figurez-vous que le promis de ma très chère princesse Lilas, future reine de Zoldello, portait ce même nom. Sir Andras Iker. Mais, d'après ce que j'avais pu entendre à son sujet, il n'avait plus de famille depuis fort longtemps.

Alida fronça les sourcils, une lueur de méfiance teintant son expression.

— Effectivement... J'ai eu vent de cette future union. Et c'est précisément pour cela que je vous ai fait venir ici, déclara-t-elle, le ton soudain plus froid. Ce Sir Andras Iker n'est qu'un vulgaire usurpateur. Je ne sais pas comment il est parvenu à ses fins sans éveiller les soupçons de votre roi, mais il n'a absolument rien à voir avec la famille royale d'Ebrédès, cracha-t-elle avec amertume.

— La famille royale d'Ebrédès ? s'étonna Zorth, une lueur de passion dans la voix. Veuillez excuser mon ignorance, mais je n'avais vu aucun château ni le moindre signe d'un royaume aux alentours.

— C'est parce qu'elle n'existe plus, depuis que les Golts l'ont divisée et décimée, répondit Alida.

Son ton était lourd de ressentiment, puis elle porta sa tasse à sa bouche pour boire une gorgée de son thé.

Les pupilles de Zorth se dilatèrent alors qu'il reposait son regard sur le portrait. Il comprit que sa première impression n'était pas anodine. Ce tableau avait peut-être réellement orné les couloirs d'un château, autrefois. Cette femme, et son époux, faisaient certainement partie de la cour.

— Seriez-vous en train de m'avertir que cet usurpateur ne serait pas un Sang-Rouge ? Et que, par ce simple fait, il mettrait en péril la pérennité de la lignée pure d’Ultya ?

— C'est en effet ce contre quoi je voulais vous mettre en garde. Mais ce n'est pas tout. Laissez-moi vous montrer quelque chose.

Avec une grâce naturelle, Alida se leva et fit signe à Zorth de la suivre. Intrigué, il lui emboîta le pas jusqu'à une minuscule pièce adjacente.

Il s'agissait d'une chambre, ou plutôt d'un placard aménagé. Un lit une place était plaqué contre un mur, laissant à peine un espace suffisant pour une petite table de chevet. Les murs, d'un beige passé, semblaient renfermer les souvenirs d'une vie recluse. Quelques portraits, plus modestes, étaient éparpillés sur la tapisserie. Kydine s'immobilisa pour ne pas envahir le lieu, préférant observer Mme Iker qui ouvrait le tiroir du seul meuble présent dans la chambre. Elle en sortit un livre, recouvert d'une couverture de cuir usée. D'un geste, elle le tapa pour en chasser la poussière, créant un véritable nuage autour d'elle. Alida toussota en riant, avant de pousser délicatement le gudjanien vers un endroit où l'air serait plus respirable.

— Désolée, je n'aurais pas dû l'épousseter, j'ai pris un risque inconsidéré, plaisanta-t-elle en reprenant place dans le petit salon.

— Que renferme ce livre, Mme Iker ? demanda Zorth.

— La prophétie de l'équilibre, il s'agit du numéro deux, annonça-t-elle, comme si c'était une information sans intérêt.

Zorth était transi de surprise et resta sans voix.

— Laissez-moi vous raconter une histoire, M. Zorth Kydine, lança-t-elle en s'enfonçant dans son fauteuil.


ÉBRÉDÈS - CÔTÉ SOMBRE

Alors qu’elles avaient entamé la descente de l'autre côté du mur, Kybop peinait à croire qu'elles en voyaient enfin le bout. L'air devenait plus lourd et moite, tandis que ses pieds s'enfonçaient légèrement dans une terre détrempée. Les murmures de la brise qui soufflait de l'autre côté étaient remplacés par un silence lourd et une obscurité presque surnaturelle.

Brizbi était juste derrière elle. Kybop se retourna et lui tendit une main libératrice pour l'aider à franchir les derniers centimètres qui la séparaient du sol. Les doigts de l’insolente blondinette s'agrippèrent aux siens, mais dès qu'elle toucha terre, l’ancienne mineuse retira sa main dans un geste brusque, presque nerveux, comme si ce bref contact avait réveillé une sensation gênante.

Son regard évitait le sien alors qu'elle s'époussetait, cherchant à faire disparaître la saleté accumulée sur leurs vêtements pendant leur aventure improvisée.

— Bon, et maintenant ? demanda-t-elle, mordillant le bâton de sa sucette.

En regardant autour d'elles, Kybop ne détecta qu'une forêt dense, tellement qu'elle leur cachait le peu de soleil couchant qu'elles avaient laissé de l'autre côté. La visibilité n'était pas incroyable, mais leurs pupilles commençaient lentement à s'adapter. La brune à la cicatrice distingua ce qui ressemblait à un sentier et proposa d'un mouvement du menton de le suivre. Ce simple geste suffisait à Brizbi, qui emboîta le pas.

En suivant le sentier, elles gravirent une petite colline qui leur offrit une vue un peu plus dégagée. Enfin libérée de la végétation, Kybop frissonna au contact de l'air, bien plus froid et sec qu'elle ne l'avait imaginé.

— Il caille par ici, annonça-t-elle en se frictionnant les bras. Regarde là-bas !

Brizbi suivit son doigt du regard et distingua ce qui ressemblait à un village. Mais le fait qu'aucune cheminée ne dégageait de fumée laissa penser qu'il était totalement désert. Impossible, par ces températures, de ne pas chauffer son foyer, à moins que les habitants de ce côté du mur soient immunisés contre le froid.

— Ça n'a pas l'air d'être très loin. Je dirais dix bonnes minutes de marche, annonça-t-elle avec assurance. Allons-y. De toute façon, maintenant qu'on est là...

Elle passa à côté de Kybop, frôlant son épaule avec entrain. Celle-ci l'observa avancer vers l'inconnu. Elle avait du mal à comprendre sa présence auprès d'elle. Brizbi ne lui demandait rien, ne lui devait rien, elle n'avait même pas d'intérêt à l'accompagner.

Pourquoi s'obstinait-elle à la suivre partout ?


COTE SOMBRE – VILLAGE INCONNU

Elles entrèrent dans le village avec prudence, une étrange sensation envahissait Kybop à mesure que ses pas s'enfonçaient dans l'épaisse couche de neige qui recouvrait le sol. L'endroit semblait figé dans le temps, abandonné, comme s'il avait été laissé là sans raison, sans explication. Des voitures, leurs portières grandes ouvertes, jonchaient la ruelle, témoins d'une fuite précipitée.

Les habitants avaient-ils dû évacuer dans l'urgence, abandonnant tout sur place ?

Les devantures des commerces, autrefois accueillantes, rappelaient celles de la charmante ville de Kereskedo qu'elles avaient explorée plus tôt. Mais ici, tout était en ruine, comme si une longue négligence s'y était installée. La scène prenait des airs presque apocalyptiques, glaciale et dévastée. Quelque chose de terrible s'était produit, et ce mur, dressé tel une barrière, semblait avoir enfermé l'événement dans le passé, l'enfouissant dans une époque révolue, comme une erreur soigneusement dissimulée au fond d'un tiroir oublié. La neige, étouffant le moindre bruit, renforçait l'impression d'un décor artificiel, comme si elles se trouvaient dans une boule à neige abandonnée sur une cheminée poussiéreuse. Alors que Kybop continuait d'avancer, Brizbi posa sa main sur son épaule pour attirer son attention.

— Il y a de la lumière là-dedans, lui chuchota-t-elle près de son oreille.

Elle avait raison. Dans l'une des vitrines, la lueur d'une bougie vacillante captura leur attention. Après un échange de regards furtifs, elles décidèrent d'entrer.

Là, un homme courtaud apparut derrière le comptoir. Il était tout sourire et ne semblait pas plus étonné que ça de les voir débouler de nulle part. À l'intérieur, la température était agréable. Le petit homme, qui affichait un visage rond et rougi sur les joues, comme s'il avait souffert trop longtemps du froid, leur adressa un bonjour de la main. Ses cheveux étaient blancs, et ses yeux ainsi que son front étaient marqués de rides nombreuses mais harmonieuses, épousant ses expressions joviales.

— Bonjour, Mesdemoiselles ! En quoi puis-je vous aider ? lança-t-il d'une voix étrangement aiguë.

Hésitante, Kybop s'avança devant le guichet. Seule sa tête en dépassait ; il ne devait pas mesurer plus d'un mètre vingt. Lorsqu'elle arriva en face de lui, il leva le regard en plissant les yeux, comme pour la voir plus clairement. Finalement, il se baissa et récupéra quelque chose en fouillant bruyamment dans un meuble du comptoir.

— Bonjour, Monsieur. Euh... Nous sommes où ?

L'homme releva la tête, son nez surmonté de grosses lunettes jaunes pétard.

— Alors ça ! Quelle étrange question ! répliqua-t-il, hilare, en ajustant ses lunettes. Vous êtes dans le village d'Erdo.

— Pas l'impression qu'il y ait foule, lança Brizbi sourire en coin.

Elle s'adossa nonchalamment au mur froid de la boutique.

— Oh, les gens sont partis depuis un moment, c'est vrai. Mais il reste encore quelques irréductibles... moi inclus, dit-il en jouant distraitement avec la monture de ses lunettes.

— Oui, on a pu remarquer... Mais que s'est-il passé exactement ? demanda Kybop.

Elle avait les yeux rivés sur la baie vitrée, observant la rue désertée.

— C’est une longue histoire... Du moins, difficile à résumer en quelques mots. Ce que vous me demandez, c’est l'histoire de notre planète tout entière, répondit-il avec un sourire amusé.

— Vous pouviez toujours essayer, proposa Brizbi.

L'homme descendit d'un petit marchepied derrière le comptoir et s'avança vers elles. Il s'arrêta devant la grande vitre de la devanture, fixant la neige qui tombait délicatement, ajoutant une nouvelle couche à celle qui recouvrait déjà le sol.

— Je ne vous connais pas, mais j'ai comme l'impression que vous venez de l'autre côté. Est-ce que je me trompe ?

— De l'autre côté ? Vous voulez dire, de l'autre côté du mur ? demanda Kybop, hésitante.

— Exactement. Le « côté lumière », comme ils aiment l'appeler... Ici, nous sommes du « côté sombre ». C'est amusant, cette idée d'associer une simple orientation géographique à des notions positives ou négatives. Certes, notre ciel est moins généreux et le soleil plus avare de ses rayons de ce côté, mais tout de même... Cela ne rend pas justice à notre région, dit-il avec un sourire ironique. Puis, se tournant vers elles, les yeux pétillants : Je ne me suis pas présenté : Gano Chimli, pour vous servir.

— Enchantée, Gano. Moi, c'est Kybop, et elle, c'est Brizbi.

Brizbi leva brièvement la main à l'entente de son nom, et il lui adressa un petit signe de tête en guise de salut.

— Eh bien, mes très chères Kybop et Brizbi, bienvenue dans l'ancien royaume d'Ebrédès, annonça-t-il en écartant légèrement les bras, comme pour désigner un héritage invisible. Autrefois, cette planète ne formait qu'un tout. L'Est et l'Ouest vivaient unis, sous la gouvernance de la famille royale Iker, qui tenait les rênes d'un royaume prospère. Mais cette époque dorée a pris fin. Tout s'est effondré.

Son ton devint plus grave, et son regard se perdit un instant dans la neige au-dehors.

— Après la chute des Iker, l'Est rejeta l'idée même de monarchie, tournant le dos à une famille qu'ils jugeaient défaillante. Tous ses membres ayant été assassinés ou contraints à l'exil, l'Est refusa de laisser quiconque reprendre le trône. Ils préférèrent embrasser les nouvelles technologies et une politique plus ouverte, se détachant de leur passé.

Il marqua une pause, ses doigts glissant distraitement sur la vitre embuée. Du bout de l'index, il traça un cercle, qu'il divisa ensuite d'un geste précis en deux moitiés, comme une illustration silencieuse de son récit.

— L'Ouest, au contraire, n'a jamais cessé de regretter ses souverains déchus. Ils ont tout fait pour préserver l'idée d'un royaume, même si cela signifiait rester figés dans le temps.

Il observa un instant le symbole qu'il venait de dessiner, puis laissa échapper un soupir presque imperceptible.

— Cette fracture idéologique finit par devenir une réalité tangible : ce mur que vous avez manifestement traversé.

Kybop comprit mieux, maintenant. Cette barrière monumentale n'était pas qu'un simple mur de pierres. Elle incarnait la séparation de deux visions politiques, le vestige d'un conflit interne qui avait détruit une union autrefois fragile. Une fracture née de la chute des dirigeants de cette planète : les Iker.

Un frisson la parcourut. Ce nom... Les Iker. C’est le même foutu nom que celui du promis de Lilas.

— Que savez-vous sur cette famille ? Les Iker ? Reste-t-il certains d'entre eux sur la planète ou ailleurs ? demanda-t-elle précipitamment.

— Tout ce que je sais, c'est que je suis certainement le dernier à avoir vu la reine après l'assassinat du roi, répondit-il calmement.

L'intérêt de Brizbi pour cette histoire transparaît immédiatement sur son visage, un rictus se formant sur ses lèvres.

— Comment ça ? demanda-t-elle en se décollant du mur, soudainement attentive.

— C'était une fin d'après-midi comme celle-ci, se souvint-il en fixant la neige qui tombait lourdement derrière la vitre. Les flocons recouvraient une rue bien plus animée à l'époque, loin des tumultes qui allaient nous frapper. J'étais derrière mon comptoir lorsqu'elle entra.

— Pourquoi la reine viendrait-elle dans votre boutique ? demanda Kybop, surprise par son histoire.

— Ce n'est pas une boutique, rectifia-t-il avec un hochement de tête. C'est une pouponnière. Les gens venaient ici pour confier leur progéniture au royaume. Et c'est précisément pour cela qu'elle est arrivée jusqu'à moi. Bien sûr, elle ne se présenta pas comme la reine.

Il marqua une pause, son regard se perdant un instant dans ses souvenirs.

— Elle portait une longue cape blanche avec un capuchon large, visiblement conçu pour masquer son visage. Dès qu'elle ouvrit la porte, je sus que j'avais affaire à quelqu'un de la cour. Les tissus qu'elle portait étaient d'une finesse rare, digne des grands orfèvres d'Ebrédès. Et son visage... il me rappela les traits de la lignée Iker. Fins, délicats. Ses cheveux noirs d'ébène contrastaient avec la pâleur presque irréelle de son teint. Mais je fis semblant de ne rien remarquer, et je la traitai comme tous ceux qui franchissent le seuil de cet établissement : avec respect et empathie.

Avant de reprendre son récit, il retourna sur son marchepied derrière le comptoir et en sortit un vieux calepin poussiéreux. Les deux jeunes femmes s'approchèrent instinctivement, curieuses. Gano tourna lentement les pages, jusqu'à trouver l'année qu'il cherchait.

— Ici.

Son doigt glissa sur le papier jauni, suivant des lignes griffonnées d'une écriture fine.

— Je vis tout de suite dans ses yeux une étincelle de peur. Une menace grandissante. Elle fuyait quelque chose, mais je ne savais pas encore quoi. Ce n'est qu'après que j'appris la vérité : le roi avait été assassiné la veille.

Gano leva les yeux vers elles, marquant une pause avant de reprendre.

— "3427, troisième brise neigeuse. Jeune femme - deux vies."

— Deux vies ? répéta Brizbi, confuse.

— Oui, c'est la seule fois où cela m'est arrivé. Elle portait deux nouveau-nés dans ses bras.

Kybop déglutit difficilement, un nœud se formant dans son estomac.

— Je lui ai alors demandé son nom. J'ai vu la panique dans ses yeux. Elle a jeté un regard furtif vers la rue avant de me répondre d'une voix tremblante : "Flokart."

Le cœur de Kybop se figea, comme si une main invisible venait de l'enserrer pour l'empêcher de battre. La douleur était vive, tranchante. Elle la saisit d'un coup, lui coupant le souffle. Instinctivement, sa main se porta sur sa poitrine, comme si elle pouvait en atténuer la souffrance. La sensation était lancinante, presque insupportable, et une urgence irrésistible la poussa à sortir. L'air sembla soudainement se raréfier dans la pièce. Elle se précipita vers la porte, l'ouvrant avec brusquerie, et se retrouva à genoux dans la neige, haletante, ses mains ancrées dans le sol froid, cherchant à reprendre le contrôle de sa respiration.

C'est alors que Brizbi arriva à ses côtés. Sans un mot, elle posa une main ferme mais douce sur son dos, lui permettant de retrouver un semblant de calme alors qu'une bouffée d'air frais effleura enfin ses poumons.

— Putain... C'est un cauchemar, cracha-t-elle, un nuage de fumée se formant devant son visage.

Elle se redressa péniblement dans la neige, ses yeux embués de larmes qu'elle garda au fond d'elle, par crainte qu'elles ne s'arrêtent plus jamais de déferler sur ses joues. Devant elle, une façade verte, faiblement éclairée par la lueur de la lune, attira son regard. "Bougies Flokart". Le nom lui asséna un coup brutal, comme une gifle qu'elle n'aurait pas vue venir. Et elle comprit alors : le dernier regard désespéré que leur mère avait jeté à travers cette vitre, c'était celui-là qui leur avait donné ce nom. Un nom choisi dans la précipitation, un nom sur lequel, pendant des années, elle avait bâti l'espoir de découvrir qui elle était vraiment. Et la voilà, face à cette devanture portant le nom d'un inconnu, un homme qui ignorait jusqu'à l'existence de Fyguie et d'elle. Un inconnu dont l'identité avait été usurpée dans l'urgence, pour effacer leurs racines et cacher leurs véritables origines. Une lignée effacée, ensevelie sous un mur de silence, sur une planète divisée en deux.

Kybop laissa échapper un dernier souffle, comme si elle éteignait la mèche de la bougie qui illuminait le mystère de leur existence. Ici, dans l'obscurité d'une ville fantôme enneigée, les genoux humides et le cœur meurtri. Son regard se perdit une dernière fois sur la boutique dont elle portait le nom, puis elle laissa sa tête s'installer sur l'épaule de Brizbi, désespérée d'y trouver le réconfort qu'elle cherchait. Étrangement, elle y trouva une chaleur enveloppante et rassurante qu'elle n'attendait pas. Et elles restèrent là un moment, dans le silence, sous les flocons qui ne cessaient de recouvrir ce royaume déchu et l'histoire de sa vie.


EBREDES - 138 RUE DU COMMERCE - CÔTÉ LUMIÈRE

Dans la lueur pâle de la lune, Alida conclut son récit, laissant Zorth complètement figé, abasourdi par ses révélations inattendues.

— Une fois sûre qu'ils seraient en sécurité, loin d'Ebrédès, à l'abri des Golts, elle se consacra entièrement à la confrérie, dans l'espoir de les retrouver un jour. Et maintenant, vous êtes là. Avec mes deux bébés sous votre responsabilité, avoua-t-elle, un air de culpabilité sur le visage.

Elle marqua une pause, cherchant à maîtriser l'émotion qui montait en elle.

— Je sais que votre mission est cruciale, et je ne veux pas entraver vos objectifs. Mais, l'issue restant incertaine, murmura-t-elle, j'aimerais les voir avant que vous ne partiez pour Kapu.

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