ASSAUT *** II ***
PIROS – SALLE DE SOIN
Sylice tapotait nerveusement ses ongles sur le rebord métallique de son bureau, les yeux rivés sur une multitude d’analyses éparpillées devant elle. La tension transparaissait dans sa posture : épaules crispées, doigts martelant frénétiquement la surface, ride du lion profondément marquée, regard plissé. Ses pupilles fendues, d’ordinaire effilées, s’arrondissaient sous l’effort de concentration. Mais rien n’y faisait.
Elle avait du mal à se l’admettre, mais cela la dépassait. La science, son refuge habituel, échouait à lui fournir une explication satisfaisante. Ce n’était pas une question de logique, ni même de connaissances. Non, cela relevait d’un domaine qui lui avait toujours échappé : les émotions.
N’attendant aucune visite, elle fut surprise d’entendre la porte s’ouvrir dans un souffle mécanique. Et pourtant, c’était peut-être la visite la plus inattendue : Milo.
L’officier n’avait pas souvent eu affaire à elle, mais leur dernier échange restait gravé dans sa mémoire. Celui du jour où sa collègue, la commissaire Birland, avait rendu son dernier souffle. Il se souvenait encore du silence qui avait suivi son annonce. Un silence lourd, creux. Celui du vide. Celui qui insinue le doute, qui pousse à se demander : A-t-elle vraiment dit ça ?
Et aujourd’hui, il était là, sans but précis. Comme s’il avait atterri dans cette pièce par le plus grand des hasards. Il n’avait pas salué la jeune femme, ni prononcé un mot. Il se contentait d’errer, observant les lieux comme s’il les découvrait pour la première fois.
Agacée par cette interruption impromptue, Sylice ne put retenir sa langue.
— Faites comme chez vous, j’vous en prie.
Le policier lui lança un regard furtif sans relever la remarque.
— J’avais besoin de revoir cet endroit, dit-il calmement.
Sylice, peu encline à s’attarder sur les dérives sentimentales d’un homme qu’elle connaissait à peine, retourna à sa paperasse. Mais le voir tourner en rond dans cet espace, son espace à elle, ne fit qu’accroître son irritation.
— À quoi bon ? Elle n’est plus là de toute façon.
— C’est vrai.
D’un geste absent, ses doigts effleurèrent la table où, jadis, le corps vide et immobile de sa collègue avait reposé lorsqu’il lui avait fait ses adieux. Avait-elle seulement pu l’entendre ? Il n’en était pas certain.
Finalement, il s’assit sur une chaise dans un coin de la pièce, appuyant son coude sur la commode à côté. Il laissa sa tête reposer contre le mur froid avant de s’adresser tranquillement à la messagère de la faucheuse.
— Avez-vous déjà perdu quelqu’un que vous aimiez, Mlle d’Argon ?
— Non.
— Alors, vous ne pouvez pas comprendre.
Sylice haussa un sourcil.
— Quoique… J’ai perdu mon chat il y a quelques années.
Un ricanement bref échappa à l’officier.
— Je parle d’une personne, pas d’un animal de compagnie.
— Un animal de compagnie est une personne, Officier Kal. Épargnez-moi ce débat. Potiron a été l’être le plus fidèle, le plus présent et le plus aimant de ma vie, lâcha-t-elle d’un ton sec.
Milo esquissa un sourire en coin.
— Mon chien aussi me manque parfois.
— Je n’aime pas les chiens. Je n’aime pas tout ce qui relève de la dépendance affective.
— Vous dites ça alors que vous sortez avec un Labrador… taquina Milo.
Sylice plissa les yeux.
— Fyguie est un grand garçon. Il n’a rien d’un canidé qui bave à la vue d’une balle de tennis.
— Ha ça ! Je ne veux pas l’savoir, rit Milo.
Un sourire fugace passa sur les lèvres de Sylice. À bien y réfléchir, comparer Fyguie à un Labrador n’était pas si absurde. Affectueux, sociable, joueur, énergique, intelligent, docile, gourmand et parfois un peu maladroit. Protecteur, mais jamais agressif. Cela correspondait à s’y méprendre à ce qu’il était.
Elle refusa de l’admettre à voix haute, mais c’était trop tard. Dans son esprit, Fyguie était désormais un Labrador. Ceux couleur chocolat, avec les yeux bleus, décida-t-elle, amusée.
La scientifique tourna enfin son attention vers l’officier, prête à reprendre la conversation, qui lui semblait plutôt divertissante. Mais quelque chose la stoppa net. Une sonnerie, stridente et plus forte que d’habitude, se fit entendre.
— Qu’est-ce que c’est ? Je n’ai jamais entendu ça, s’inquiéta-t-elle.
— Je ne sais pas. Restez ici, enfermez-vous. Je vais voir ce qu’il se passe.
PIROS
Le bruit inhabituel était devenu une source d’inquiétude pour tous les habitants du vaisseau. Nombre d’entre eux se tenaient désormais en alerte dans les couloirs. Dans l’aile Est, Milo croisa Alida et Tyra qui venaient de quitter leur cabine, le regard apeuré.
Dans la partie inférieure Est du Piros, Tamy s'extirpa précipitamment des soutes et retrouva les jumeaux, légèrement chancelants, ainsi que Katany et Kylburt, tous deux en sueur après leur séance de sport.
Le groupe de l’officier Kal se dirigea vers la salle principale, rapidement rejoint par Zorth et le prince au détour d'un couloir. Ce dernier n’hésita pas à prendre le bras de sa femme d’un geste protecteur.
Dans leur cabine, les deux cousines attendaient sagement des instructions, qu’elles soient données par le capitaine ou le conseiller, diffusées habituellement par les haut-parleurs du Piros. Dozik, quant à lui, était déjà arrivé dans la salle principale lorsque le groupe de l'Officier Kal fit irruption.
Slikof, en pleine communication, quitta à son tour ses occupations pour rejoindre le centre du vaisseau à la hâte, suivi de Binny, qui arrivait de la porte Ouest, les yeux en alerte. Lorsqu’ils franchirent la grande porte de la salle principale, presque tout le monde était déjà là. Seules manquaient les deux jeunes souveraines ainsi que le capitaine.
Un bruit assourdissant, celui d’une porte pneumatique se scellant, fit sursauter tout le monde. Avant que l’un d’eux n’ait eu le temps de demander des explications, Dogast prit la parole, et sa voix résonna puissamment à travers tout le vaisseau.
— "Attention à tous, ceci est un ordre de confinement immédiat. Une chaleur anormalement élevée a été détectée à l’extérieur de la salle des machines. En conséquence, les protocoles 06-5xM91 et 21-3xJ20 sont activés. Tout le personnel doit se retirer des zones affectées et se réfugier dans les espaces sûrs jusqu'à nouvel ordre. Je vais inspecter le lieu de l’anomalie pour m’assurer de la situation. Merci de patienter et de suivre les consignes."
La confusion se lisait sur tous les visages. Slikof, loin d’être dupe, ne put s’empêcher d’intervenir.
— Cela n’a aucun sens. Pourquoi une forte température se déclarerait-elle soudainement en plein milieu d’un champ, à l’orée d’une forêt inhabité ? Dogast ferait mieux de rester à l’intérieur et de faire décoller le vaisseau.
Dans un grésillement, la voix du capitaine se fit entendre à nouveau.
— "Je sais bien, maître Oiseau. D’ailleurs, les protocoles 06-5xM91 et 21-3xJ20 n’existent pas. Mais, avouez, ça en jette, non ? Cette annonce était parfaite, j’avais toujours rêvé de faire quelque chose dans ce genre."
Des râles lent et las devant le comportement puérile du capitaine soufflèrent dans la salle principale. Puis Dogast se racla la gorge avant de reprendre ses explications.
— "Le confinement reste nécessaire. Il ne faudrait pas que ce tas de ferraille nous pète à la figure avec tout ce beau monde à l’intérieur ! Je vous rappelle qu’il fonctionne grâce à un réacteur Alcubierre alimenté par de l’antimatière, un carburant tout à fait instable. On a de quoi provoquer une petite éclipse ici, croyez-moi."
Zorth secoua légèrement sa tête puis se redressa pour reprendre la parole.
— Que faisons-nous donc, alors ? S’il n’est point de protocole existant et que certains d’entre vous estiment qu’il s’agit là d’un piège, quelles sont les possibilités d’action qui s’offrent à nous ? Devons-nous nous hâter de fuir ?
— "Effectivement, mon bon Kydine. Si j’en crois mes détecteurs et tout le toutim, il y a bien des ombres qui rôdent autour du Piros. Ils n’attendent qu’une chose : qu’on ouvre une issue pour leur permettre d’entrer. Même scénario que sur Jovo… reprit le capitaine."
— Et donc ? On ne peut pas décoller ? proposa Kybop.
— "Et prendre le risque qu’ils nous canardent ? C’est trop risqué, rétorqua Dogast."
Son inspiration laissait deviner qu’il tirait sur son cigarillo, probablement allumé pour l’aider à réfléchir et se détendre.
— "S’ils veulent qu’on ouvre quelque chose, eh bien, on va ouvrir quelque chose. Mais on ne fera sortir personne. On va les attendre à l’intérieur, les laissant croire qu’ils nous prennent par surprise."
Il souffla son nuage vanillé dans un long soupir. Dogast attendait la pluie de propositions qui allait suivre, après sa déclaration qui sonnait comme une mauvaise idée.
— Qu’est-ce que le Piros risque réellement s’il essuie quelques tirs ? Il me semble assez costaud pour résister à des armes de poing, argumenta Binny.
— "Je n’ai aucune idée de l’arsenal dont ils disposent. Il est certain que nous n’avons pas affaire aux lasers les plus lumineux de l’espace, mais on n’est jamais trop prudent. D’ailleurs, rien ne nous dit qu’ils n’ont pas déjà trafiqué le vaisseau… On pourrait avoir un problème au décollage. L’idéal serait d’éliminer la vermine pour que je puisse jeter un coup d’œil."
EBREDES – NON LOIN DU PIROS
Toujours tapis dans l’ombre, Fiora attendait qu’un lapin sorte de son terrier. Furieuse d’attendre une réaction, elle s’attendait à essuyer quelque critique de la part de ses deux compères enclins à s’impatienter pour un rien. Dix minutes s’était facilement écoulées depuis son petit coup de briquet, mais rien. Alors qu’elle allait tenter de se justifier, trois types firent leur apparition. Sa commande de viande de première ligne venait finalement de pointer le bout de son nez.
— Parfait. Est-ce que vous avez ce que je vous avais demandé ?
Sans un mot, l’un des hommes en noir lui tendit un petit objet rondouillard. C'était métallique, et il tenait parfaitement dans la paume de sa main. Lozy, plus curieuse qu’un chat, s'approcha pour scruter l'objet du bout de ses moustaches.
— C’est quoi, ça ?
— Une grenade à plasma comprimé. Son onde de choc électromagnétique puissante désactive instantanément les circuits de n’importe quel vaisseau de pacotille, et relâche un rayonnement de haute énergie capable de faire fondre ses structures métalliques.
Fiora expliquait l’objet comme si elle parlait de son propre enfant, le tenant délicatement entre ses doigts tremblants d’excitation.
— Sa structure est fabriquée en métal nanostructuré : un alliage de titane et de graphène renforcé. Si les choses tournent mal, ou s’ils tentent une échappée… ils le regretteront amèrement.
(partie III à venir)
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