EPILOGUE *** II ***
AMAL – LOGEMENT DE BINNY
Slikof émergeait difficilement, ses cheveux bleus complètement ébouriffés, dénotant de son élégance habituelle. L’allure de l’espion avait bien changé depuis leur atterrissage sur Wadi. Une barbe de trois jours ornait son visage, et sa discipline de fer s’était dissipée. Les rayons du soleil traversaient les fenêtres et venaient s’échouer sur le lit, dans des draps froissés qui laissaient deviner une nuit agitée. Slikof se tourna pour attraper le corps chaud de Binny et la ramener contre lui.
— Salut, mon p’tit piaf, murmura-t-elle, un sourire aux lèvres.
— Salut, p’tite souris.
Leurs corps entrelacés, ils s’échangèrent un baiser passionné, ravivant les souvenirs de leur ébat de la veille. Binny attrapa ardemment la nuque de l’espion, cherchant à intensifier leur embrassade, mais Slikof la prit tendrement par la taille et la repoussa légèrement.
— Doucement, beauté. Je dois rejoindre Zorth ce matin. Il faut que je me rende à la Vallée de Sa’adda.
— Je sais, regretta l’Adhara.
— Tu ferais bien d’aller voir ta sœur et de parler à ton frère. Tu ne peux pas continuer à les ignorer…
Binny fronça les sourcils, agacée par ce rappel à l’ordre. Elle souffla, se releva du lit, libérant son corps du drap qui le préservait de la fraîcheur matinale. Dans un frisson, elle s’agita pour enfiler ses vêtements, contrariée.
— Je sais que tu n’as pas envie d’entendre ça, mais ils ont besoin de toi, déclara tendrement Slikof.
— Je sais. Je… Je ne suis juste pas prête.
— P’tite souris… Ce n’est pas ta faute, ce qu’il s’est passé.
Binny ne répondit pas, mais elle sentit sa gorge se serrer. En tant qu’aînée de la famille, elle se sentait coupable. Coupable de ne pas avoir pu sauver sa mère. Elle avait honte. L’Adhara n’osait plus leur adresser la parole, persuadée qu’ils lui en voulaient. Persuadée que si elle n’avait pas pris la décision d’entrer dans les soutes, ils seraient restés ensemble et auraient survécu ensemble.
— De toute façon, j’ai un entretien avec l’Oracle. On a tous des choses à faire.
Sur ces paroles, l’Adhara disparut du logis sans même se retourner.
HUBB – CITE DE L’EMIR
Milo était accoudé à la balustrade. La cité offrait un panorama à couper le souffle, et la brise tempérée caressait son visage avec douceur. Il aimait cette sensation. D’ici, il voyait tout : le clocher du Temple d’Amal, les chaînes de montagnes entourant la Vallée de Sihaa, la tourelle de l’Université Sinan au cœur de Najah. L’officier appréciait cette impression d’avoir un œil sur tout, cela lui procurait une sensation de calme et de contrôle.
Alors qu’il observait l’envol des ibis d’argent, oiseaux endémiques de la planète Wabi, une main se posa sur son épaule.
— Milo ? Encore à rêvasser ? taquina Saranthia.
— Toujours. C’est de loin mon activité favorite.
La belle blonde, les cheveux au vent, était vêtue d’une robe traditionnelle de la cité. Une longue toge brune cintrée à la taille par une corde dorée. Elle s’accouda à son tour pour observer l’horizon, appuyant tendrement son épaule contre celle de Milo. Son regard se porta un instant sur le bracelet de perle de son regretté père, qu’elle fit rouler entre ses doigts.
— L’Émir veut me parler. Ma mère et Alida seront là également.
— Elles vont faire le déplacement ?
— Oui, un vaisseau a été affrété ce matin depuis Sa’ada.
— Et Zorth ? interrogea l’officier.
— Il ne vient pas. Il a des affaires à régler avec Slikof, de ce que j’ai entendu.
— L’oiseau de nuit sort enfin de son nid ? plaisanta-t-il.
— Paraît-il.
Saranthia lui offrit son plus beau sourire avant de rebrousser chemin en direction de ses quartiers. Avant de passer la porte, elle se tourna vers Milo.
— Viens avec moi. Je n’ai pas envie d’y aller seule.
L’homme aux cheveux bleutés ne se fit pas prier et lui emboîta le pas.
SIHAA – COUR DU CENTRE DE SOIN SINA
Katany, trempée de sueur, n’avait de cesse de s’entraîner. Il était hors de question qu’elle ne retrouve pas son agilité d’antan, cette foutue Synteks ne l’en empêcherait pas. Elle restait même persuadée que cette prothèse lui permettrait de devenir une version 2.0 de la combattante qu’elle avait été. Ce gadget hors de prix était personnalisable à l’infini. Sa technologie de pointe lui avait permis d’ajouter bon nombre d’options pour ses futures batailles.
Alors qu’elle frappait un rocher de basalte, qui se fendit sans le moindre effort sous son poing synthétique, Dogast se mit à l’applaudir à tout rompre.
— Bien joué, petite !
Katany prit une pause théâtrale, l’une de celles que le capitaine avait coutume de faire. Les poings sur les hanches, le menton bien droit, et un haussement de sourcil en prime. Tout l’attirail du perdant en puissance. Puis, ils éclatèrent de rire. Dogast la rejoignit, quelque peu inquiet par son acharnement.
— Tu devrais arrêter de tirer sur la corde. Faut savoir se détendre aussi, petite.
— Me détendre ? Pour quoi faire… C’est une fantaisie que je n’ai pas le temps de m’accorder.
L’homme à la veste de cuir l’attrapa de force par la nuque pour fixer son regard dans les yeux pleins de défi de la jeune femme.
— Le bon temps n’est pas une fantaisie, c’est une nécessité. Tu ranges ton joujou et tu me suis.
Feignant de se débattre, Katany se laissa finalement embarquer par celui qui veillait sur elle depuis leur arrivée. Dogast était devenu l'épaule sur laquelle se reposer, les bras dans lesquels pleurer. Son humour douteux, loin de faire l’unanimité, avait tout de même le mérite de lui remonter le moral. Katany avait pleinement investi cette relation presque paternelle, à défaut de pouvoir compter sur sa propre famille. Binny avait déserté ses responsabilités, Dozik s’était jeté corps et âme dans sa foi, et elle, eh bien, sa seule consolation était de se forger un physique d’acier à travers un entraînement déraisonné. Heureusement que le capitaine était là pour la tempérer. Elle avait besoin de lui et il avait besoin d’un but. Que ce soit une mission militaire, les manettes d’un vaisseau ou bien les dérives émotionnelles d’une jeune femme en perdition.
SA’ADA – TOURELLE ZAYNAB
Tyra profitait de la douce chaleur des premiers rayons du matin, perchée en haut de la tour, pour partager un thé avec Alida. Les deux femmes ne se quittaient plus. Elles avaient trouvé chez l’une et l’autre un soutien sans faille, une forme de complicité née de leurs épreuves. Deux souveraines déchues, qui avaient tout sacrifié pour sauver leurs royaumes du mal qui les menaçait, et protéger leurs enfants par des choix parfois difficiles, voire regrettables. C’était là qu’elles se retrouvaient, dans cette même douleur, dans ce même regret d’avoir fait ce qu’elles pensaient être le mieux, même si cela n’avait pas été suffisant. Une culpabilité silencieuse, qu’elles seules pouvaient comprendre.
— Nous partons quand ? demanda Alida.
— Un vaisseau devrait nous récupérer ce matin.
— Zorth ne vient pas ?
— Non, il doit s’entretenir avec Slikof, répondit Tyra.
— À quel sujet ?
Tyra haussa les épaules en portant sa tasse bien chaude à ses lèvres.
— Ce thé est délicieux, Alida.
La brune lui sourit, devinant dans cette remarque un désir à peine voilé de changer de sujet.
— Merci, Tyra. J’ai suivi les conseils avisés de la cuisinière.
— Mira ?
Elle hocha la tête en réponse lorsqu'une ombre fit son apparition à travers les mashrabiyas. Sa silhouette chétive, sa coiffure impeccable et ses cils longs, délicatement maquillés, ne laissaient guère de doute. Le conseiller royal venait de les rejoindre sur les toits, vêtu d'un sirwal ample, d’un ocre doux, surmonté d’un dishdasha de coton des plus raffinés. S'il était bien une chose que Zorth n’avait point perdue, c’était son goût pour l’élégance, et ni le sable ni la chaleur ne sauraient l’en priver.
— Mesdames, je vous salue ! Puis-je, humblement, me joindre à vous ?
Alida et Tyra sourirent devant ses courbettes incessantes.
— Bien entendu, Zorth. Installez-vous. Une tasse de thé ? proposa Tyra en levant la théière.
— Avec plaisir, merci.
Ils restèrent tous trois silencieux un instant, profitant de l’astre solaire qui réchauffait leurs visages encore endormis.
— J’ai hâte de retrouver Saranthia. J’espère que le voyage pour Hubb ne sera pas trop long, affirma Tyra.
— Ne vous en faites point, Madame. Il ne vous faudra guère plus d’une petite heure. Les vaisseaux Wabiens sont d’un confort sans pareil et d’une rapidité éblouissante, précisa Zorth, l’index levé dans un geste solennel.
— Vous avez de la chance d’être attendu quelque part… soupira Alida, la gorge serrée. Mes enfants ne sont pas des plus bavards.
— Fyguie ? Peu bavard, vous dites ? Ce jeune homme est un véritable moulin à paroles. Il en viendrait à bout de n’importe quel Gudjanien, plaisanta le conseiller, un sourire en coin.
— Oui. Il parle. Mais il n’ose pas trop en demander. C’est comme s’il redoutait d’en savoir trop au sujet de notre famille.
— Sa sœur n’aide guère. C’est une véritable tête de mule, rétorqua Tyra, amusée.
— Oh, oui. Elle lui met des freins. Elle sait que s’il en apprend davantage, il viendra lui en parler et…
— Et elle ne veut rien savoir ? devina Zorth, un sourcil arqué.
— Exactement.
Sur ces mots, un homme interrompit leur conversation en annonçant qu’ils étaient prêts à partir pour la Vallée d’Hubb. Les deux souveraines se levèrent en un même mouvement, presque hypnotique, laissant le conseiller savourer encore un peu cette pause hors du temps.
— Passez le bonjour à Slikof de notre part, dit Tyra.
— Je n’y manquerai pas, répondit Zorth, le regard pensif.
KAPU
Il traversait une tempête de poudre, composée de silice ultrapure. Cette pureté conférait au sable une brillance presque éblouissante, avec des propriétés réfléchissantes aveuglantes. Mais l'homme était bien équipé. Des lunettes de protection et des vêtements épais le protégeaient du froid mordant et du vent glacial. La planète était d'un bleu prusse, profond et intense, généré par des cristaux d'hystrial qui absorbaient certaines longueurs d'onde de la lumière, tout en en réfléchissant d'autres. Sa longue veste de cuir, agrémentée d'une épaisse fourrure autour du col, l’aidait à empêcher la poudre de s'infiltrer à l’intérieur de ses vêtements.
Après un dernier effort, il arriva devant une porte. Elle était si petite qu'il dut se pencher pour y accéder. Une fois à l'intérieur, l'âtre chaud d’un foyer de cheminée l’attendait, bien sagement, mais la maison était déserte. L'ermite avait tout ce qu'il lui fallait : des vivres, des conserves, un panneau solaire pour fournir l'énergie nécessaire à son matériel scientifique, ainsi qu'un ordinateur.
Il ôta son attirail, comme à son habitude. L'homme accrocha son manteau à une chaise qui lui servait de salle à manger et déposa son masque sur la table. Il ébouriffa ses cheveux rosés, parsemés de quelques mèches blanches. Une neige de grains de sable s’abattit sur le sol.
« Je vais encore devoir passer le balai… J’en ai marre », pesta-t-il.
Une fois débarrassé de toutes ses couches de protection, il s’installa devant son ordinateur. Ce ne fut pas une grande découverte aujourd'hui, il n’aurait pas grand-chose à ajouter à son journal. Cela faisait plusieurs mois qu'il ne l’avait pas mis à jour. Il était grand temps de consigner ses dernières observations. Il fit craquer ses doigts avant de se mettre à pianoter sur le clavier.
« L’exploration de la face ouest du mont, situé aux coordonnées 27.9881° N, 86.9250° E, n’a pas donné grand-chose. Cependant, j’ai récupéré un petit objet qui semble être de fabrication humaine, ou d’une autre espèce intelligente. Il s'agit d'un rectangle taillé dans une pierre dure, grisonnante (analyse en cours). Ses dimensions sont d'environ 10 cm de long, 6 cm de large et une épaisseur de 1,5 cm. Je ne sais pas encore à quoi il sert, ni s'il sert à quelque chose. Mais sa forme symétrique et les quelques marques de taille visibles suggèrent qu'il fait probablement partie d'un autre ensemble. Demain, je m’orienterai vers la face est de la montagne.
N.R. – Kapu – 3452 »
Il appuya sur la touche pour valider son article, puis se laissa aller contre le dossier de sa chaise. Sur une étagère, au-dessus de son écran, trônait une photo de famille qu’il avait pris l’habitude d’embrasser avant chacune de ses explorations. Il esquissa un sourire en songeant à tous les résidus de bave qui devait s’y trouver.
"J’espère qu’on se reverra bientôt…" murmura-t-il.
GOLTONS II – SALLE DE LA PIERRE DES ANCIENS
Drike n’était pas allé sur Kapu. Il n’avait même pas eu le temps de la rejoindre. Sa patronne l’avait contacté peu après son attaque sur le Piros, et il s’était pointé comme un bon vieux serviteur, accourant à son secours, comme au bon vieux temps. Ce qui avait ravi Fiora. Son toutou était enfin revenu à la raison.
La blessée avait mis un certain temps à se rétablir. Pendant sa convalescence, elle avait missionné tous ses sbires pour lui trouver quelqu’un capable de répondre aux questions qui la rongeaient. Ce sang. Ces visions. Cette pierre. Cette énergie qui la transcendait de plus en plus. Elle voulait savoir.
C’est ainsi que Drike avait déniché un vieux fou. Un homme boiteux, à la bedaine bien portante, coiffé d’un chapeau noir orné d’une plume violette. Ses cheveux gris, emmêlés et filasses, formaient des locks par manque d’entretien, et son haleine était une arme létale. Mais peu importait. Il savait des choses.
C’était d’ailleurs certainement pour cette raison qu’il avait croupi plus de trente ans dans une prison de haute sécurité sur Duta. Fiora avait remué ciel et terre pour le faire sortir, et maintenant, il errait dans les tréfonds. L’ambiance y était semblable à celle de son ancienne cellule. Seul le geôlier avait changé. Mais il ne semblait pas s’en plaindre.
Isidor Kandrac n’avait jamais été un esprit sain ni stable. Il parlait seul, insultait sans raison avant de retrouver brutalement son calme. Nul ne savait ce qu’il avait vécu pour être aussi psychologiquement instable.
Ce matin-là — si tant est que le matin existe dans l’obscurité de Golton II — il était venu retrouver Fiora. Apparemment excité par ses découvertes.
— Dame Fifi !
Elle roula des yeux, agacée par sa façon décalée de s’adresser aux autres.
— Le sang. Vert. C’est certain. Pas de doute. Énergie, pour sûr ! bafouilla-t-il dans un charabia décousu.
— J’comprends rien, Isidor ! Mets de l’ordre dans tes idées ! grogna-t-elle.
— Le sang alimente la machine. La machine a besoin du sang.
— Quelle machine ?
— Toutes. Il fit un geste large du bras. Sang de Fifi, énergie. Pure énergie.
Drike ferma les yeux et inspira profondément pour éviter de lui en coller une.
Sans attendre, Isidor posa un mécanisme rudimentaire qu’il semblait avoir monté lui-même. Deux bornes trônaient en son centre. D’une main, il saisit une fiole contenant le sang de Fiora et la plaça sur les bornes. L’engin se mit en route.
Un sourire enfantin fendit le visage du savant fou tandis que des éclairs d’énergie crépitaient autour du dispositif. Il tapa des mains, euphorique.
— Énergie ! répéta-t-il dans un éclat de rire.
Fiora plissa les yeux et descendit lentement les marches pour s’approcher de l’engin.
— Et alors ? Qu’est-ce que je suis censée faire avec ça ? s’impatienta-t-elle.
— Ouvrir ! Ouvrir !
FIN DU TOME 1
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