Prologue
Un cri. Perçant. Déchirant.
Puis plus rien.
Le silence s'étira. Une ombre oppressante. Son cœur martela sa poitrine. Trop vite. Trop fort. Son souffle s'accéléra. Impossible de bouger. Ses pieds étaient figés sur un sol qu'elle ne voyait pas. Tout était trouble.
Soudain, une brise glaciale lui effleura la nuque. L'odeur humide de la terre monta à ses narines. Une forêt. Des cèdres noirs s'élevaient autour d'elle. Immenses et menaçants. Puis, une silhouette surgit du néant. Une jeune femme, le visage déformé par la terreur.
Alexandra.
Le nom s'imposa à son esprit sans qu'elle ne sût pourquoi. Le regard d'Aimée descendit lentement vers les mains de l'inconnue.
Rouges. Tremblantes. Sanglantes.
Un frisson la traversa.
"Je ne veux pas voir la suite", pria-t-elle intérieurement.
Et pourtant, elle savait qu'elle la reverrait. Encore et encore.
Comme toutes les autres.
*
Le cliquetis des touches s'interrompit brutalement. Adrien relâcha son souffle, la main crispée sur le clavier de sa vieille machine à écrire.
Il relut les derniers mots, la gorge nouée, essoufflé comme s'il venait de vivre cette scène aux côtés d'Aimée. Et pour cause, il lui semblait connaître cette forêt, il l'avait déjà décrite par le passé. Elle était le témoin de vieilles réminiscences qu'il avait couchées sur le papier, des années auparavant. Un nom lui revint en tête : Antone.
Il se ressaisit légèrement sur sa chaise, la fatigue le tenaillait, ses pensées dérivaient. Il n'y avait aucune raison de mêler ces deux histoires. Celle d'Antone avait eu son heure de gloire. Celle d'Aimée, elle, se devait d'être plus solaire. Elle le devait.
Depuis quelques temps, Aimée hantait ses pensées. Cette fille qui n'existait pas mais qui allait et venait dans ses songes semblait lui dévoiler une vérité qu'il ne comprenait pas.
Exténué, il attrapa le feuillet bloqué dans le cylindre, tout en arrachant un morceau. Il était excédé par ce vieil engin, un héritage rouillé de son grand-père qui présentait des signes de fatigue. En observant son ordinateur, il savait qu'il ne pourrait plus l'utiliser, tout du moins pas en l'état. Les brisures de l'écran qui gisaient sur le sol étaient les tragiques victimes de son esprit tourmenté.
Il passa une main tremblante dans ses cheveux hirsutes et s'enfonça dans sa chaise. Depuis des mois, Adrien n'avait pas quitté l'ancienne demeure familiale au sein de laquelle il s'était terré. Ses journées n'étaient qu'une succession d'heures sur le cadran de l'horloge à coucou qui sifflait son désarroi à intervalle régulier. Les rideaux fermés, il s'affranchit de la clarté de l'aube et de l'ensoleillement des terres du Sud de la France. Tel un ermite, le quadragénaire affichait une mine blafarde et des cernes creusés Il semblait se complaire dans cette vie de solitude, loin de la réalité qu'il avait fuie.
Parfois, Madame Roseline, l'une des voisines de ce petit hameau de campagne venait lui porter des fruits et quelques pâtisseries maison. Cependant, elle n'avait que rarement eu l'occasion de voir son visage. La porte demeurait fermée tout comme son cœur meurtri.
Ce jour-là, elle lui déposa un nouveau sac de nourriture juste devant sa porte et tenta de lui glisser quelques mots mais Adrien n'écoutait pas. Il se contentait d'attendre qu'elle parte pour attraper les provisions. Il était reconnaissant de toute cette gentillesse et savait que sans elle, il ne tiendrait pas longtemps. Mais, il n'aurait jamais osé le lui dire. Pour cela, il aurait fallu sortir de sa maison et se mêler au monde qui l'entourait. Depuis bien longtemps, l'écrivain avait oublié comment converser avec les autres. Il avait perdu tout le courage qui faisait de lui cet homme fort et apprécié au profit d'une vie de solitude qui semblait désormais lui convenir.
Il déposa la tarte sur la table de la cuisine et se découpa une part qu'il avala avec appétit. Son dernier repas remontait à quelques jours et la faim commençait à l'irriter plus que de mesure. Il inspira, satisfait, et se délecta de la douce saveur des pommes à la cannelle qui lui rappelaient des moments heureux désormais enterrés. Pour mettre fin à cette réminiscence troublante, il repartit d'un pas lourd vers le salon, son unique lieu de vie. Parmi toutes les pièces de la demeure, Adrien ne se sentait bien que dans ce petit espace. Dans un style plutôt épuré, on y trouvait un divan, une immense bibliothèque qui courait sur tout un pan de mur et une longue table sur laquelle feuilles, stylos, et réservoir d'encre trônaient dans un fouillis sans nom.
Avant de reprendre ses activités, l'homme osa un regard vers l'extérieur dégageant légèrement le voilage en lin. Quelques rayons de soleil vinrent caresser son visage blême et réchauffer les cellules de son corps tiraillé par la fatigue. Il savoura ces quelques secondes de bonheur avant de tirer sauvagement l'étoffe, mettant fin à cet instant déroutant. Des larmes brûlantes roulèrent lentement sur ses joues pour s'arrêter, malheureuses, entre les poils de sa barbe broussailleuse. Un souvenir douloureux refaisait surface, l'un de ceux qui vous brûlent les entrailles.
Brusquement, une image s'imprima dans son esprit. Fugace. Étrangement limpide. Adrien sut instantanément ce qu'il devait écrire, comme si l'histoire d'Aimée ne lui appartenait déjà plus.
Il essuya sa peine d'un revers de la manche et se servit une autre tasse de café. Il retourna vers le bureau en merisier, glissa la chaise en bois et se retrouva face à sa machine à écrire. Une nouvelle feuille blanche vint s'y loger, prête à recevoir l'histoire qui s'imposait à lui. Il s'enfonça un peu plus sur sa chaise puis passa une main lasse sur son visage. Les aventures de son personnage principal continuaient. Sous ses paupières, la vie d'Aimée semblait défiler comme un vieux souvenir... qu'il n'avait jamais vécu. L'inspiration était revenue. La frénésie de l'écriture, celle qui lui avait tant manqué, renaissait enfin.
Et pourtant, cette image troublante, celle de la forêt de cèdres, refusait de le quitter.
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