OWEN
Pour nous, l’histoire commence fin 2008. Novembre se dévoilait à travers les premiers rayons de soleil flirtant avec le store vénitien. À l’extérieur, les premières âmes se dirigeaient vers la West Side Academy, une école d’éducation alternative située à l’angle de Hancock et McKinley. Une légère brise libérait les dernières feuilles mortes de leurs hôtes, les invitant à danser au rythme d’une valse imaginaire, gracieuse et silencieuse, avant de terminer leur course sur le trottoir.
Allongé sur le vieux canapé où il a passé une nuit de plus, Owen Carter parcourt du regard les contours encore flous de la pièce. Pour lui, l’hiver qui s’annonce n’a plus le même intérêt qu’autrefois. Les souvenirs de son enfance surgissent, tels des fantômes. Il se rappelle les hivers de ses premières années, les rires à en perdre le souffle dans l’air glacial, les après-midi à dévaler des collines enneigées. Ces souvenirs doux et empreints de nostalgie forment un contraste violent avec sa vie actuelle. La ville, sa vie, le monde ont changé. Tout a changé, à l’image des saisons laissant derrière elles des empreintes indélébiles.
Le corps encore engourdi, Owen Carter se lève, s’étire, sentant chacun de ses muscles se déplier. Ignorant le désordre sur le canapé, il se dirige vers la salle de bain, ses pieds nus glissant sur le sol froid.
Le rituel est le même depuis plusieurs semaines. En sortant de la salle de bain, enroulé dans une serviette de bain, il passe dans sa chambre, s’habille dans une tenue simple mais confortable, puis il prend place derrière la fenêtre donnant sur la rue. Là, il déjeune, café noir, pain grillé, en observant le monde qui s’éveille.
Après avoir savouré quelques gorgées de son café , il laisse glisser ses yeux sur la carte de Détroit étalée devant lui. Depuis plusieurs semaines, il établit chaque matin l’itinéraire qu’il suivra, parcourant du doigt les rues, ruelles, avenues et autres artères de la ville. Il griffonne sur un petit calepin rouge les noms des intersections et les directions à prendre, laissant son doigt choisir l’itinéraire au hasard, à l’exception des points de départ et d’arrivée qui restent toujours les mêmes : “The Spirit Of Detroit”, œuvre majestueuse de Marshall Fredericks, dotée d’une imposante statue en bronze sur fond de mur circulaire. Ce point de repère n’est pas choisi au hasard. En empruntant W Congress Street puis en remontant la 3ème Avenue, il peut faire une halte chez Tommy’s Detroit, le bar & grill, à la fin de sa journée. C’est l’un des derniers endroits où il apprécie encore la compagnie des autres.
Après avoir fini son petit déjeuner, Owen remet de l’ordre dans le salon. La nuit prochaine, il réintégrera sa chambre, ces nuits successives sur le canapé n’étant pas vraiment réparatrices après les longues marches quotidiennes. Enfilant sa veste, il jette un dernier regard vers l’extérieur, vérifie la présence de son appareil photo dans sa poche. Le voilà prêt de nouveau à arpenter et photographier la ville de Détroit. À l’extérieur, surpris par la brise toujours présente il marque un temps d’arrêt. Debout sous le petit porche, il respire l’air frais et parcourt la rue des yeux. À l’exception d’un employé de la ville, celle-ci est maintenant déserte. Passé le portillon, il prend à gauche sur W Hancock St., bifurque à droite au bout de la rue sur la 23ème rue pendant 500 mètres, puis à gauche sur Martin Luther King Jr Blvd et poursuit jusqu’à l’angle de Trumbull , ou il prend a droite. Durant ce parcours il ne prête guère attention aux bâtiments et a l’environnement, il connait ce parcours qui le mène à son point de départ aussi bien que les services de l’urbanisme et c’est à peine s’il prête attention au panneau A Louer sur le vieux bâtiment en brique rouge à l’angle de Hash st.
À l’angle de Trumbull et Michigan Av., pour la première fois depuis de longues semaines, il hésite : tout droit , à gauche ? Il fait un pas en avant, hésite de nouveau et marque un temps d’arrêt. Quelque chose le perturbe. Depuis quelques minutes, il a l’impression d’être suivi, sentant par moment un regard braqué sur lui. Il a bien remarqué cette silhouette immobile de l’autre côté de la rue quand il a laissé derrière lui Martin Luther King Blvd, mais en se retournant à plusieurs reprises, il ne l’a plus aperçue , et à part quelques ouvriers , une vieille dame et son chien qui paraissent avoir le même âge, la rue est déserte.
Reprenant sa progression, Owen traverse l’avenue. Son regard se tourne machinalement vers le Citizens ATM à l’angle de la rue. L’orientation de l’ancien point de retrait et la grande façade vitrée lui renvoient son reflet ainsi que les bâtiments environnants. Mais il en est sûr, la silhouette est de nouveau derrière lui. L’homme, vêtu d’un costume et d’un chapeau noir, semble l’observer de l’autre côté de la rue, s’appuyant des deux mains sur un parapluie canne. Cette fois, Owen ne se retourne pas. Il marche jusqu’à W Fort St, prend à gauche sur l’ancien parking du Liquor Beer and Wine qu’il traverse en courant. Cent mètres, tout au plus à parcourir, son pouls s’accélère, l’adrénaline monte. Il y a bien longtemps qu’il n’a pas demandé à son corps un tel effort, encore quelques enjambées et le voilà de l’autre côté de la rue. Là, il se poste derrière les vitres du bâtiment des Post Office et souffle à plusieurs reprises, le dos courbé, les deux mains en appui sur les genoux, craignant de voir surgir l’homme en noir. Plusieurs minutes s’écoulent durant lesquelles il récupère lentement, son rythme cardiaque se stabilise, son souffle se fait plus régulier. À plusieurs reprises, il consulte sa montre, scrutant l’angle de l’autre côté de la rue. Il se dit qu’il a suffisamment d’avance, et si l’homme en noir surgit, il aura alors deux solutions : fuir ou l’affronter. Rien, personne. Il commence à douter. Serait-il possible qu’il se trompe ? Ces longues journées de marche en solitaire n’ont-elles pas un effet néfaste sur son comportement ? Pire, ne devient-il pas paranoïaque ?
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