Fin

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Des corps, si nombreux qu’ils semblaient recouvrir toute la grève. Figés dans des poses macabres, ils avaient en commun un teint blafard et une maigreur inhumaine. Après un haut-le-coeur justifié, le brave homme se mit en quête d’un éventuel rescapé – sans succès. Ses recherches lui permirent néanmoins d’identifier plusieurs visages à peine maltraités par les malheurs subis. Des marins qu’il connaissait parfaitement, puisqu’un mois plus tôt ils appartenaient au même équipage. Que faisaient-ils ici, et que leur était-il arrivé ?


Les bras ballants face à un désastre qu’il ne parvenait à comprendre, il aperçut dans les débris flottants l’aspect caractéristique d’un coffret étanche, habituellement réservé au journal de bord. Il l’ouvrit d’une main tremblante et, comme hypnotisé, lut non sans difficulté les mots griffonnés en courbes déliées, les articulant silencieusement sur ses lèvres gercées.


Journal de bord du Capitaine Fédrice Lomceden, nouvellement promus à ce poste


Les yeux du lecteur s’obscurcirent d’un orage fugace à la vue de ce nom, orage qui perdura. Il connaissait ce Lomceden, enseigne de vaisseau entre autres chargé de rédiger le journal de bord, svelte moustachu à l’esprit affûté qui dissimulait avec talent sa perfidie. Avant de s’engager dans la marine, il avait été escroc et faussaire, sa faconde lui permettant de frayer avec les milieux aisés tout en évitant à de nombreuses reprises la corde et la prison. Éminence grise du meneur de la mutinerie, il n’avait apparemment pas tardé à s’en débarrasser – exploit qui en disait long sur son ambition et son influence.


Premier jour

L’épidémie de scorbut a eu raison du capitaine et de ses officiers ; marin le plus gradé des survivants, je me suis acquitté avec zèle de mon devoir, en l’occurence prendre la direction de l’équipage dans le but de le mener à bon port. La lecture du journal de mon prédécesseur m’a permis de saisir les enjeux éhontément tus de notre voyage. Il s’avère en effet que nous croisons à proximité de l’île dite « de la Sirène des Eaux-Vives », créature légendaire dont l’existence semble certaine au vu des nombreux témoignages crédibles en faisant le récit. L’objectif était donc d’aller à sa rencontre, pour au moins échanger avec elle et comprendre son exacte nature que la science méconnaît. L’hypothèse d’un trésor ou d’une capture est aussi à prévoir.


Alför n’en croyait pas ses yeux tant tout cela lui paraissait ridicule. L’Aventurier avait écopé d’un capitaine terriblement dérangé, ses mots pompeux et mensongers en témoignaient – et voilà qu’il s’était mis en quête de la Sirène ? Avant de poursuivre sa lecture le survivant fouilla le coffret dans l’espoir d’y trouver le journal de l’ancien et vrai capitaine, mais ne trouva que un vieux manuscrit concernant la fameuse sirène, et s’abîma dans cette nouvelle et maladroite lecture.


La Dame protectrice des Filles de la mer – aussi appelée Sirène des eaux vives – a longtemps été considérée comme un personnage de légende, ne vivant que dans les contes pour enfants. Mais son existence est belle et bien avérée, j’en ai fait l’intime expérience, avant de répertorier d’autres témoignages pour corroborer mes hypothèses et dessiner l’esquisse la plus exhaustive possible de cette créature évoluant aux frontières du surnaturel.

Si le Roi des Abysses règne sans partage sur le monde marin, certains de ses servants ont reçu la charge de territoire bien précis. Le Poisson-Lune, la Terreur des récifs, le Prince des coraux, la Mouette du levant … leurs noms sont connus de tous, et pour eux-aussi les témoignages ne manquent pas.

L’histoire de la créature qui nous intéresse est particulièrement édifiante. Il s’agit de Ludmila, fille de pêcheur ayant pris la mer à une époque où les femmes naviguaient comme les hommes, sans subir les interdits actuels.

Vigie d’un navire en partance vers des contrées inexplorées, elle dut néanmoins subir les avances insistantes d’un matelot malveillant qui causa finalement son trépas sans être parvenu à ses fins. Elle fut alors recueillie par le Roi des Abysses qui, louant sa pureté et sa détermination, la pris sous son aile et lui fit don d’un territoire et d’une nouvelle apparence : si le haut de son corps restait celui d’une jeune fille à la longue chevelure de jais, le bas devint une belle queue de poisson aux écailles scintillantes. Le meurtrier fut puni en étant changé en sterne et en servant d’esclave à celle qu’il avait voulu souiller, et ses piaillements sont souvent annonciateurs d’un prochain naufrage.

Sa maîtresse règne donc sur un territoire conséquent, et est très vite devenue la figure tutélaire des filles de la mer – comme son nom l’indique. Elle les protège des caprices de l’océan mais aussi de ceux des hommes, et veille à ce que justice soit faite, avec une intransigeance frôlant parfois la cruauté.

Elle sait néanmoins se montrer magnanime, accordant à ceux qui l’honorent et respectent sa morale un ensemble de dons. On pense notamment au Capitaine Frémont et sa boussole magique, au timonnier Joubaud à la main de fer, et tous les autres … Voilà une des raisons pour laquelle nombre de navires partent à sa recherche, même si peu en reviennent. Avoir un coeur pur est, comme souvent, la première condition à respecter si on veut s’en approcher.

La plupart des marins femmes se mettent sous sa protection, par le biais d’un rite archaïque. Et encore plus nombreuses sont celles arborant son effigie, gravée sur une bague, un médaillon, ou même sur leur peau.


A la lecture de ces dernières lignes – la suite devait se trouver ailleurs – Alför jeta un coup d’oeil à son épaule tatouée, où la silhouette désormais plus fine de la jeune femme en question avait été peinte avec talent. Le gaillard était en effet fervent fidèle de la Sirène, culte qu’il tenait de sa mère. Et sur le médaillon qu’il portait sur son torse velu le même dessin était gravé – Philippon ayant partagé ce culte pourtant peu répandu. Un deuxième médaillon battait cependant entre les pans ouverts de la chemise en lambeaux : plus massif, il représentait un visage aux yeux globuleux, celui de la Terreur des récifs. Le rouquin s’était en effet placé sous la protection de ce vassal du Roi des Abysses, une créature dont l’aspect effrayant égalait la violence dont il savait faire preuve.

Après une brève prière à sinistre divinité qui l’avait néanmoins sauvé d’une poignée de périls, le naufragé reprit la lecture du journal. Il détestait lire, et cela se voyait à sa mine renfrognée et sa lenteur.


Deuxième jour

J’ai trouvé dans la malle du défunt et estimé capitaine des habits à la hauteur de ma charge nouvelle. Un long manteau bleu roi orné de dentelle complète maintenant ma mise, et un chapeau de même couleur la sublime. En cette tenue adaptée j’ai pu procéder à quelques promotions des membres les plus méritants de notre équipage réduit, promotions que j’inscris ci-dessous.


Plusieurs paragraphes établissaient cette liste ainsi que d’autres détails techniques concernant la vie quotidienne du bateau, et l’ancien gabier déchiffra avec une peine croissante les pérégrinations vécues par l’Aventurier ces dernières semaines, jusqu’à ce qu’une page – l’antépénultième – n’attire son attention.


Trente-et-troisième jour

Malgré les nombreuses difficultés rencontrées en chemin, il paraît évident que nous sommes tous proches de l’île. Elle continue à nous échapper, comme si les éléments s’alliaient pour nous en détourner ou tout bonnement nous égarer à travers l’étendue dangereuse au sein de laquelle nous évoluons. J’ai cependant bon espoir d’y parvenir, et les gars partagent cet espoir ainsi qu’un enthousiasme encore neuf malgré le temps qui s’écoule. La carte dénichée dans le tiroir secret de mon prédécesseur nous promet l’imminente réussite de notre quête, et je pense pouvoir trouver cette prétendue sirène et ses trésors d’ici la fin de la semaine.


Trente-et-quatrième jour

Une tempête a éclaté dans la nuit, malmenant mon vaisseau et envolant mon regretté chapeau. J’ai la certitude qu’elle ne durera pas, et mon instinct sans faille ne s’est jamais trompé.


Trente-et-cinquième jour

Nous sommes sous l’assaut des vagues et des vents, qui devraient nous laisser tranquilles d’ici peu. Le bas-mât n’a pas résisté, et les artisans se sont mis aux réparations durant un court instant de répit. Trop court, et la structure est tombée à l’eau alors que le navire gîtait de plus belle. Il nous faudra attendre demain pour remettre le voilage en état.


Trente-et-sixième jour

Cette damnée tempête ne semble vouloir cesser, et ce au mépris de tous les pronostics. Un rocheur affleurant sournoisement a percé la cambuse, et quelques tonnelets s’en sont échappés avant que le calfat et ses aides ne comblent la brèche. Ma détermination ne fait que se renforcer à mesure que la catin des mers nous met des bâtons dans les roues. Elle tremble, semble-t-il, mais ses artifices ne peuvent nous garder indéfiniment à distance.


Trente-et-septième jour

C’est la panique à bord, des vagues scélérates n’ont de cesse d’harceler mon vaisseau mal en point. J’en ai tiré comme conséquence que ce dernier était maudit, pour une raison qui m’échappe. Je vais m’embarquer dans le dernier canot de sauvetage avec une poignée de marins dévoués, nous ne serons pas victimes de ce qui s’apparente à une malédiction divine. Je ne sais pas pourquoi je l’écris ici, d’ailleurs. Peut-être pour me faire pardonner ? Adieu Aventurier, fidèle serviteur. Que le naufrage efface la noirceur qui t’entache, et puisses-tu trouver le repos dans ton lit de coraux.


Alför mit du temps à digérer ces informations, aidé en cela par quelques gorgées de rhum. Drapé d’une impassibilité de bric et de broc, il compta les cadavres que la marée commençait à attirer dans les flots. Vingt-quatre, soit près de la moitié de l’équipage initial. Les autres étaient ceux ayant péris durant la mutinerie, et ceux ayant suivi le lâche capitaine sur sa barque. Nul besoin de sépulture pour des traîtres, aussi le matelot se détourna du triste spectacle pour préparer son départ. La journée tirait à sa fin lorsque son canot fut mis à l’eau et poussé par un vent moins fort qu’à l’accoutumée il vit l’île disparaître lentement.


Retrouvant promptement les réflexes inscrits en lui, le voyageur solitaire fendit les flots sans incident remarquable. Il arrivait à proximité de son objectif quand une autre embarcation du même acabit fit son apparition, et très vite l’espoir s’éteint lorsqu’il comprit que personne n’était aux commandes. Ne crachant pas sur des réserves supplémentaires il se dirigea par acquis de conscience vers la coque de noix vivement ballottée, et fut témoin d’une énième horreur qui ne manqua pas de le bouleverser. Les derniers survivants de l’équipage rudement entamé dormaient là, dans des postures témoignant d’une lente et cruelle agonie. Ils n’avaient pas de vivres, seulement quelques armes rongées par la rouille et colorées de sang séché, et un individu détonnait dans cette morbide assemblée – son visage ravagé de blessures encore fraîches y était pour quelque chose , ainsi que son manteau bleu roi. Il changea sans attendre de propriétaire, masquant la silhouette marquée par la faim, le soleil et les coups reçus du barbu ébranlé. Ce mouvement fit fuir l’unique occupant du rafiot endeuillé, une sterne charognarde qui abandonna une plume grise lors de son brusque envol.


« Je t’en avais promis une, n’est-ce pas ? » se souvint Alför, avant de piquer le dit ornement dans son chapeau dégoulinant qu’une pluie s’estompant à vue d’oeil. Et, le regard las et les épaules voûtes, il mena son petit voilier vers son salut.

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