Musca Musicae
Le voyage fut long et éprouvant. Parcourir cahin-caha des centaines de lieues sur ces chemins cahoteux vous ruinait le dos, même à mon âge encore vert et confortablement installé au fond de la roulotte. Et nous étions loin d’être au bout de nos peines… Il nous restait plusieurs jours de voyage pour rejoindre la prochaine cité et jouer notre spectacle à la grande foire annuelle.
L’automne était déjà avancé et la végétation en portait les stigmates. Dans les pairies l’herbe était rase, clairsemée et pâlotte. Les feuillus qui bornaient la route offraient un panaché infini de couleurs. Un camaïeu de jaune, d’orange, de rouge, de brun. Seuls les prétentieux sapins se dressaient tels des coups de pinceau vert intense sur la toile du peintre. Le soleil tombait rapidement en cette saison et présentait maintenant sa face empourprée quelques pieds au-dessus de l’horizon. La nuit était sur nos pas. Il me tardait déjà d’embrasser le sommeil bienfaiteur et de reprendre mes escapades oniriques.
Mais pour l’heure, une autre tâche nous incombait : monter le camp. Père, qui guidait le convoi, avait choisi une charmante clairière en demi-lune, bordée par une haie de bouleaux squelettiques, au bord d’un étang paisible. L’humus de la forêt environnante répandait dans cet espace semi-clos son odeur caractéristique de décompositions organiques. La surface de l’eau reflétait la lune et le ciel étoilé. Quelques araignées d’eau patinaient sur la surface. De temps en temps, une se faisait gober par une carpe, ne laissant à la postérité que quelques ronds concentriques ondulants et éphémères.
Une légère bise rida légèrement l’eau et vint s’engouffrer directement dans mon col. La fraicheur annonciatrice de l’hiver parcourut mon échine et me fit frissonner. Père devait l’avoir senti aussi, car il m’intima, d’un simple hochement de tête, l’ordre d’aller chercher du bois sec pour le feu. C’était ma corvée quotidienne et je m’en accommodais parfaitement. Cela me permettait de me retrouver un peu seul après une longue journée. J’en profitais pour explorer les environs bien que Père n’aimait pas trop que je m’éloigne hors de portée de voix.
La forêt était sombre et silencieuse. J’appréciais ces promenades solitaires à travers les fougères atrophiées par les premières gelées, les ronces dominatrices gardiennes sauvages de leur territoire, les mousses rampantes et les bosquets abritant une vie discrète. Je devenais alors un explorateur, un riche marchand ou un prince en cavale. J’attrapais un bâton pour m’en faire une épée légendaire : Excalibur ou Durandal ! Je désarmais ou frappais d’estoc mes ennemis de mousse, de bois ou de pierre – ceux-là étaient les plus coriaces. Un adversaire se cachait sous les traits de ce vieux champignon, une passe circulaire – ma botte secrète – le décapita. Sa tête éclata sous l’impact et quelques mouches allèrent se poser un peu plus loin. Le hululement d’une chouette me ramena à la réalité. La nuit tombait rapidement et Père m’attendait. Heureusement, je pouvais compter sur une lune pleine, grasse et opalescente pour guider mes pas.
Pendant que je constituais quelques fagots et sélectionnais une ou deux bûches pour tenir la veillée, la plupart des hommes montaient le camp. Les armatures et les toiles de tente se dressaient rapidement grâce à l’automatisme des gestes maintes fois répétés. D’autres brossaient, décrottaient et nourrissaient les chevaux, nos fidèles compagnons de voyage. De leur côté, les femmes les plus âgées s’affairaient à la préparation du repas, les plus jeunes à la surveillance des enfants en bas âge et les autres au nettoyage du linge au bord de l’étang. Il y avait d’autres gosses, mais j’étais le seul de mon âge. Assez âgé pour travailler, pas assez pour décider de quoi que ce soit. Les autres enfants étaient tous plus jeunes, certains ne savaient même pas encore marcher.
De retour au camp, je rejoignis Zéliona, la nouvelle compagne de mon père, pour allumer le feu sous une énorme marmite en fer blanc. Elle me regardait d’un air mutin et me fit deviner le menu du diner. Ce qu’elle était belle avec ces longs cheveux noirs bouclés et ses grands yeux assortis soulignés d’un trait de la même couleur ! J’aimais être près d’elle pour écouter une des merveilleuses histoires dont elle avait le secret. Mon esprit faisait alors le tour de la terre et nourrissait mes songes d’images fantastiques pour plusieurs nuits. Celle du prince qui voulait devenir une fleur, mais qui n’arrivait pas à choisir laquelle, était une de mes préférées. Zéliona était bien plus jeune que Père, mais trop vieille pour moi.
Le repas fut maigre, mais savoureux. Au fond de mon écuelle, quelques feuilles de choux et topinambour trempaient dans un bouillon parfumé avec des herbes soigneusement cueillies le long du chemin. J’y ajoutais de généreux morceaux de lard salé que je tranchais avec mon propre couteau. En dessert, des châtaignes grillées trempées dans du lait.
À peine le diner fut-il terminé que les hommes sortirent leurs instruments de musique. Il était l’heure de se détendre et de répéter les morceaux pour le spectacle. Plusieurs guitares et violons, une contrebasse, un accordéon et une paire de clarinettes furent en quelques secondes au diapason en cercle autour du grand feu. Père, qui jouait de la clarinette, donna le la et battit la mesure du pied. Et tous suivirent. Ils jouèrent un air joyeux et entrainant. Les instrumentistes se répondaient l’un l’autre, se lançant des phrases mélodiques de plus en plus complexes faisant la part belle aux envolées lyriques, à la technique et à l’improvisation. Les doigts filaient sur les cordes, les clefs et les touches. Le rythme s’accélérait. Les femmes dansaient en faisant tournoyer leurs longues robes aux couleurs intenses ravivées par l’éclat des flammes. On aurait dit des fleurs en train d’éclore en pleine nuit. Les trilles, les appoggiatures et les pizzicati fusaient dans tous les sens dans un chaos parfaitement organisé. Je les écoutais et les regardais avec admiration. Moi, je n’étais qu’un piètre joueur. J’aimais beaucoup la musique, c’était elle qui ne m’aimait pas. Père disait que je n’avais pas le rythme dans le sang, que je tenais ça de Mère. Heureusement que je me débrouillais bien mieux pour le jonglage et les contorsions. Je tentais de frapper des mains pour accompagner la fête, mais plusieurs coups d’œil désobligeants eurent raison de ma motivation.
Après avoir aidé Zéliona à débarrasser les restes du repas, je m’éloignais de quelques pas pour profiter de la belle nuit. Je m’allongeais sur le dos près de l’étang dans l’herbe fraîche, arrachant un petit roseau que je commençais à mâchonner. Les doigts croisés derrière la tête, je dévisageais la lune et me perdis dans l’immensité intimidante de la voute céleste. Mes pensées et mes rêves chevauchaient la mélodie. Que serais-je plus tard ? Dieu, qu’il me tardait d’être grand ! Serais-je le digne successeur de mon père ? Celui qui avait le jugement sûr et que l’on suivait sans broncher. Ou bien serais-je un grand artiste connu dans tout le pays ? Au-delà des frontières ? Et qui sera ma femme, celle qui sera digne de partager ma vie et mes espoirs. Elle sera belle et douce, à ne pas en douter…
Soudain une fausse note retentit. Chose extrêmement rare étant donné l’expérience des interprètes de la troupe. Je me relevais aussi tôt et ce que je vis me fit pouffer de rire. Sasha, un des cousins de Père, avait levé son archet de son violon et il moulinait du poignet dans le vide. On aurait pu croire qu’il se prenait pour un chef d’orchestre. Les autres hommes continuaient à jouer tout en se moquant de lui.
— Ha ! Le grand Sasha déconcentré par une mouche ! Zéliona, tu pourrais en faire une histoire drôle de celle-là.
À ce moment-là, une mouche – était-ce la même ? – se posa sur le bout de mon nez.
Amusé par la situation, je me forçais à loucher pour en distinguer les détails. Son corps sombre, trapu et poilu était suspendu au-dessus de six pattes courbes et velues. Son unique paire d’ailes semblait faite de cristal veiné. Deux gros yeux proéminents et globulaires rouges me dévisageaient d’un air curieux à la base desquels une trompe évasée comme en entonnoir humait frénétiquement l’air. Deux mandibules articulées formaient une bouche qui me donnait l’impression de me sourire. Elle effectuait de petits mouvements presque imperceptibles avec son corps. En observant plus attentivement, je me rendis compte qu’elle bougeait en rythme avec la musique. Elle prit subitement son envol alors que j’approchais lentement ma main dans l’espoir de la faire monter sur un de mes doigts. Dépité, j’essayais de suivre sa danse voltigeante du regard. Je me rendis alors compte qu’il y avait plusieurs de ses semblables. Au début, elles n’étaient qu’une poignée, puis rapidement elles furent rejointes par des dizaines d’autres. Elles tournoyaient en formant une ronde autour des musiciens, puis la chorégraphie devint de plus en plus complexe. Elles se regroupaient en essaim compact dessinant des formes géométriques variées puis se séparaient pour reprendre leur ronde. L’ensemble de la troupe se rendit compte du manège et tous furent émerveillés du spectacle. Quand la musique ralentissait, les insectes ondoyaient lentement, et quand la cadence s’accélérait, elles zigzaguaient frénétiquement.
— Regardez, elles suivent la musique ! On pourrait monter un numéro avec ces mouches, lança Sasha à la cantonade.
Les femmes se mirent à danser avec les insectes, pas chassés, vrilles et cabrioles. Leurs bijoux, bracelets et grandes boucles d’oreille tintinnabulaient. Les musiciens se lançaient dans des solos épiques pour attirer l’essaim vers l’un d’entre eux, puis vers un autre. Il y en avait de plus en plus, des centaines, peut-être des milliers. Impossible de les dénombrer. Partout où je regardais, je voyais de petits points noirs zébrant l’espace. Leur bourdonnement commençait à se faire entendre par-dessus la musique, obligeant à jouer de plus en plus fort. Les archets virevoltaient avec ferveur, l’accordéon de Tino expirait à vive allure tandis que ses doigts couraient sur les touches de nacre.
Un bébé prit peur près d’une roulotte et se mit à pleurer. Ses cris déchiraient la toile tendue par la mélodie. Un essaim plus gros que lui s’en approcha rapidement et commença à tournoyer autour de lui, ce qui augmenta encore plus son effroi et ses lamentations. Les mouches étaient comme folles. Elles ne dansaient plus, mais semblaient manifester un intérêt particulier pour ce petit être si bruyant. Elles se rassemblaient et prenaient petit à petit l’apparence d’une seule énorme mouche composée de milliers d’entre elles. Des dizaines de petites mains flasques en sortaient et semblaient vouloir se saisir du nourrisson. Elles s’approchaient de plus en plus de l’enfant emmitouflé dans des linges propres. Les deux vieilles femmes qui le berçaient tentaient tant bien que mal de les chasser. L’enfant se calma. Le dernier refrain expira et les hommes autour du feu redoublèrent d’agilité et d’emphase pour le final. L’essaim repartit au centre du spectacle rejoindre la grande chorégraphie.
Toute la troupe applaudit à pleine main le talent des troubadours et les musiciens s’échangèrent quelques accolades et félicitations. Le silence retomba sur la clairière. On n’entendait plus que les mouches voler. Elles avaient fini de danser. Elles semblaient attendre.
Soudain, elles se jetèrent sur les hommes, les femmes, les enfants et les chevaux. En moins d’une seconde, elles furent sur moi. Je ne voyais plus mes mains et mes bras, recouverts de mouches. J’en avais dans les oreilles, les yeux, le nez, la bouche. Je les sentais renter dans mon col, passer sous mes vêtements, me mordre la chair. Je me roulais au sol jusqu’à tomber dans l’étang. Au contact de l’eau froide, je pris une grande respiration avant de me laisser couler. Les mouches m’abandonnèrent au profit de leur propre survie. Plusieurs petits lambeaux de peau dévoilaient des parcelles de chair gorgée de sang bavant d’épais fils rouges flottants autour de moi. Je m’approchais de la surface et contemplais, interdit, le drame qui se déroulait sur la berge. Dans les lueurs dansantes du grand feu, je voyais mes compagnons se rouler par terre, dans tous les sens avec des gestes frénétiques et saccadés. Je cherchais Père du regard. Il était dressé au milieu de cette confusion tentant vainement de se frotter le corps avec une buche enflammée. Une personne, j’avais du mal à la distinguer tant elle n’était plus qu’une nuée d’insectes se jeta en entier dans le grand feu en hurlant. Je sortis la tête de l’eau quelques secondes pour leur crier de plonger dans l’étang, mais personne ne réagit. En revanche, un essaim se détacha et fonça droit sur moi. J’avalai une nouvelle bouffée d’air et replongea immédiatement. Je les vis tournoyer au-dessus de la surface quelques instants puis retourner à leur infâme besogne. J’attrapai un roseau assez gros et le rompit pour pouvoir respirer au travers. J’entendais les cris, les plaintes, les supplications et les pleurs. Certaines mouches dansaient, d’autres mâchouillaient les corps de ma famille, de mes amis, de mes compagnons. Je fermai les yeux et restais là pendant plusieurs minutes, immobile et silencieux dans l’eau glacée, attendant que le cauchemar se termine.
Je repensais à un jeu d’enfant. Plus jeune je m’amusais parfois à attraper une mouche sous un verre. Cruauté enfantine. Je lui arrachais une aile et la glissait sous le verre pour voir si elle arrivait encore à voler. Puis la deuxième pour la forcer à ramper. J’appliquais scientifiquement la même démarche avec les pattes. Je m’amusais de la voir grimper de quelques centimètres sur la paroi lisse de verre, puis retomber sur le sol. D’être condamné à tourner en rond. J’étais fasciné par son insistance à atteindre une issue illusoire.
Quand j’ouvris à nouveau mes paupières, je ne vis plus rien. Le feu mourrait, les herbes hautes m’empêchaient de voir le sol. Je relevais la tête doucement ne la laissant sortir que jusqu’au niveau de mes narines. Je pris le plus de précautions possible pour ne faire aucun bruit. Il n’y avait plus de bourdonnement. Le silence était total. Je remontais lentement vers la berge quittant mon refuge aquatique. Alors je vis. Les corps de mes compagnons gisaient sur le sol, en position fœtale, le visage déformé par l’effroi et la douleur. Les vêtements étaient en lambeaux, leur peau était en lambeau, leur chair étaient en lambeau. De légers mouvements imperceptibles animaient pourtant la surface des cadavres. Des larves blanches dotées de deux minuscules yeux rouges et d’une paire de puissantes mandibules se repaissaient des chairs mortes.
Rapidement, je trouvais le corps sans vie et dévoré de Père et celui carbonisé de Zéliona. Mes entrailles se tordirent, mon estomac se retourna. Je vomis une bouillie infâme à quelques centimètres du visage cramoisi de celle que j’appréciais tant. J’avais fait du bruit. Quelques secondes de panique. Mon pied brisa net une branche et claquement sec rompit à nouveau le silence. Je tendis l’oreille et au loin j’entendis comme une petite musique bourdonnante, un air joyeux et entrainant. Le bruit s’amplifiait. Elles revenaient vers moi, elles revenaient pour moi. Je pris mes jambes à mon coup et quittais définitivement les lieux sans me retourner, pleurant silencieusement les miens.
* * *
Le paysage que l’on traverse depuis quelques heures me rappelle quelque chose, un lointain souvenir méticuleusement enfoui dans les méandres de ma mémoire. J’en suis quasi certain. J’ai retrouvé l’endroit, une quinzaine d’années plus tard ! Je gare rapidement la roulotte sur le bas-côté et descends d’un bond.
— Sonia, surveille les enfants. J’ai quelque chose de très important à faire ! Je n’en ai pas pour longtemps. Reste ici.
Je file vers la forêt d’un pas décidé sans plus d’explications. Alors que je m’enfonce dans la végétation, les souvenirs remontent à chaque foulée. Je retrouve rapidement la clairière. Les lieux ont énormément changé. J’ai un doute. Suis-je au bon endroit ? Mon imagination ne me joue-t-elle pas des tours ? Non, l’étang, la demi-lune, les bouleaux… Je dois y être. Je tourne dans tous les sens fouillant du regard le sol. Je traverse frénétiquement la clairière dans un sens puis dans l’autre. Aucune trace du campement. Pas de toile de tente, pas de trace de foyer, pas de corps… Pourtant, c’est bien ici. Les sanglots montent, mes jambes flageolent. Je m’écroule. Les genoux à terre, je pleure un sentiment refoulé de culpabilité. J’inspecte le sol à quatre pattes, à tâtons, à la recherche d’une preuve. Sous une motte de terre, mes mains dégagent une sphère poreuse. Un crâne de nourrisson, un vers se prélassant dans une orbite. Je lâche un long cri de rage. Je sais ce qu’il me reste à faire : labourer la clairière pour retrouver les restes de mes compagnons et enfin leur donner une sépulture et une cérémonie d’adieu. Leur rendre un peu de dignité.
C’est alors qu’une mouche se pose sur mon nez…
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