Scène XIII
Les deux mains se touchaient toujours. Lentement, le pouce du policier se mit à caresser le dos de la main, glissant un peu sur le poignet. Diablement apaisant, en effet et un peu excitant aussi. Il fallait l'admettre.
« Je trouve pour ma part que vous vous débrouillez très bien.
- Attendez d'être dans l'avion !, sourit Javert. Lorsque je vous aurais assommé d'un bon coup de poing au menton. »
Cela fit rire Valjean, un peu nerveusement.
Les deux mains ne se lâchèrent pas de toute l'attente dans le hall d'embarquement. Puis une voix annonça que les passagers à destination de Paris étaient priés de se présenter au guichet d'embarquement. On contrôla une dernière fois leurs billets puis ils purent accéder à l'avion.
La jeune femme qui les mena jusqu'à leur place dans l’avion était tout sourire. Professionnelle. Elle se chargea gentiment des deux hommes.
Deux places en Classe Affaires. Il fallait gérer avec soin et précaution. Surtout que son œil exercé avait déjà repéré la panique montante de l'un d'eux. Le plus âgé.
Il allait lui falloir de l'attention. Un verre d'eau déjà ne serait pas de trop. De toute façon, il ne fallait pas trop s'inquiéter pour lui, vu l'air préoccupé de son compagnon. Un couple d'homosexuels ? Certainement.
Ils ne se touchaient pas mais ils étaient proches. Ou alors des amis ? Des collègues ? Non, ils étaient trop proches. Des amis intimes ?
La jeune femme proposa de l'eau et le plus grand accepta aussitôt.
Ils étaient sur la même longueur d'onde. Protéger le vieil homme. Elle le vit dans le regard soulagé qu'il lui lança.
Elle apporta une bouteille puis se tint dans un coin de l'avion. Laissant ses collègues expliquer le déroulement du voyage. Les consignes de sécurité. Bien entendu, cela fit blêmir davantage le vieillard. Son compagnon le força à boire un peu d'eau.
Elle entendit la voix effrayée lancer :
« Merci Javert. Ne vous inquiétez pas pour moi.
- Je crois que je n'ai pas fini de m'inquiéter pour vous, Valjean. »
Ils s'appelaient par leurs noms de famille ! Donc des amis mais pas des amants. Car cela restait une éventualité.
Surtout lorsqu'elle remarqua que la main du plus âgé s'était glissée jusqu'à celle du plus jeune pour la serrer avec force.
L'homme n'était pas fait pour voler !
Non ! Par tous les saints ! Ou alors Dieu lui aurait fourni des ailes. Dans son infinie sagesse, Dieu n'avait pas permis à l'homme de voler. Et l'homme continuait encore et toujours à désobéir à Dieu. Il volait !
L'avion était une torture. Il tremblait, tressautait. Ce qu'ils appelaient le décollage fut horrible. Valjean aurait été prêt à réclamer dix coups de fouet ! Même donnés par Javert !
Pour ne pas prendre cet avion.
Il ne put s'en empêcher. Songeant au réconfort que cela lui avait donné dans le hall d'entrée. Sa main chercha celle de Javert et la serra de toutes ses forces. Valjean savait qu'il devait faire mal à Javert de cette façon, mais il avait besoin de sentir cela. Les doigts de Javert. Le policier lutta un peu pour récupérer ses doigts et il enveloppa la main de Valjean dans la sienne. Moins douloureux.
L'avion se stabilisa enfin et Valjean retrouva la force de respirer. Il se détendit un peu. La main de Javert put enfin le lâcher.
« Dieu..., murmura Valjean.
- Un peu de repos ne vous ferait pas de mal Valjean. Vous devriez dormir.
- Dormir ?, » répéta Valjean, incrédule.
Dormir dans un véhicule perdu dans les airs ? Alors qu'ils étaient à des kilomètres de la terre ? Une gageure !
« Oui, dormir !, reprit Javert. Voulez-vous vous sentir plus confortable ? Je suis sûr que l'on peut mieux vous installer.
- Je ne pourrais jamais dormir Javert.
- Ne sous-estimez pas la puissance d'un plaid !, » rétorqua Javert en riant.
Javert avait raison, la suite le prouva avec brio. La jeune femme qui s'était chargée d'eux accourut au premier signe du policier et ne se fit pas prier pour mieux positionner le siège du vieil homme, l'inclinant afin que l'homme soit quasiment allongé. Valjean fut un peu surpris mais laissa faire. Le malheureux Français était paniqué au-delà de toute mesure. S'il pouvait se reposer quelques heures, c'était ça de gagné.
Ensuite, la jeune hôtesse apporta une couverture et Javert se chargea d'envelopper le corps de son compagnon. Il lui retira ses chaussures.
« Je ne dormirais pas Javert, souffla Valjean.
- Si je pouvais me le permettre, Valjean, je vous ferais un massage pour vous détendre.
- Javert... »
Un fin rire. La tension diminuait peu à peu. Soudain, Javert glissa des objets dans les oreilles de Valjean, petits et froids.
« Que... ?
- Chut ! Détendez-vous ! »
De la musique se fit entendre. Douce et calmante. Puis un dernier objet fut placé sur les yeux du Frenchie. Un masque ! Et Valjean se crispa. La voix soyeuse de Javert se fit entendre derrière la musique.
« Je suis là, je vous tiens. Calmez-vous... »
Une main se glissa dans les cheveux soyeux de Jean Valjean et cette fois le vieil homme se détendit. Le voyage était doux, la musique était douce, la main de Javert était douce... Valjean sentit son cœur s'apaiser, la main resta dans ses cheveux puis elle glissa sur le front, les joues... Elle disparut au grand dam de Valjean pour mieux réapparaître sur les pieds de l'ancien forçat et les doigts si longs de Javert se révélèrent très habiles dans le massage. Il fallut plusieurs minutes mais Valjean s'endormit en effet. Javert fut enfin soulagé.
Valjean dormit donc quelques heures, inconscient tandis que l'avion passait au-dessus de l'Océan Atlantique. Javert s'installa aussi de son mieux dans son siège et se laissa abrutir par les films diffusés dans l'avion. Quelques films d'action qui l'empêchèrent de réfléchir trop loin. Ses pensées étaient encore trop chamboulées...
Enfin, Valjean se réveilla et gela aussitôt.
Il avait glissé durant son sommeil et sa tête reposait sur l'épaule de son compagnon. Pour faire bonne mesure, Javert avait soulevé son bras et tenait fermement le Frenchie contre lui. De vieux amis intimes mais pas encore des amants...cela ne devrait pas tarder songeait l'hôtesse de l'air. Ses collègues étaient de son avis, tous et toutes étaient venus observer les deux passagers et des paris étaient pris.
Valjean se redressa doucement et Javert recula son bras lentement.
« Bien dormi ?
- Oui, merci Javert, » répondit prudemment Valjean.
Des pédérastes ? Valjean n'en revenait pas. A Toulon, il n'avait jamais touché un homme. Les actes contre-nature étaient punis durement, à coups de fouet et de journées au mitard. Sans compter le sadisme des gardiens.
Javert était plus juste. Il punissait mais jamais avec cruauté. Il appliquait la loi. Point.
« Vous en aviez besoin. Vous avez meilleure mine. »
Javert souriait en tendant une bouteille d'eau à Valjean. Devant sa perplexité, Javert roula des yeux et ouvrit la bouteille. Valjean but et cela lui fit du bien. Puis Javert redressa son siège et fit de même avec celui de Valjean. Une bonne assise était plus pratique pour la suite.
« Avez-vous faim ? »
Prévenant. Javert restait attaché à vouloir soutenir le vieil homme.
« Assez, en effet.
- Alors, je vais commander votre plateau. »
Javert fit un geste discret à leur hôtesse et aussitôt un plateau fut apporté. Valjean remercia et se mit doucement à manger. La jeune femme apporta un café au policier.
« Je suis désolé Javert. Je sais me contenir habituellement. Je...
- Vous avez le mal de l'air, c'est tout. Combiné à l'alcool, cela ne peut pas faire de bien. Mangez !
- Vous ne mangez pas ?
- J'ai déjà mangé, sourit Javert. Je n'ai pas dormi. Cela m'aurait manqué de ne pas revoir l'énième diffusion de Fast and Furious...ou de Die Hard... »
Nouveaux termes inconnus. Valjean ne dit rien et se concentra sur son repas. En France, à Paris, il pourra lire des encyclopédies et se mettre à jour. Si le Valjean du XXIe siècle ressemblait un tant soit peu au Valjean du XIXe siècle, il devait disposer d'une bibliothèque bien achalandée et sur des sujets aussi divers que variés.
« Nous arrivons dans deux heures, lança Javert. Vous aurez le temps de profiter de la fin de ce jour dans les nuages.
- Vous avez déjà pris l'avion Javert ?
- Oui. Pour convoyer des suspects.
- Pour le travail ?
- On arrête des criminels américains en Europe et on doit les ramener au pays après leur extradition. Je me suis chargé quelques fois de ces trajets. Pas une partie de plaisir.
- Je l'imagine... »
Le repas terminé, Valjean demanda un thé et Javert eut droit à une nouvelle tasse de café. Avec une part de gâteau. Comme c'était trop pour lui, Javert proposa à Valjean de partager avec lui, et les deux hommes se retrouvèrent à manger ensemble dans la même assiette. Ne se quittant pas des yeux.
Javert était intéressé...mais il commençait à se demander si Valjean l'était aussi... Il regardait le bleu d'azur des yeux de son compagnon et cherchait une réponse.
Le voyage touchait à sa fin. Valjean était enfin complètement détendu. Il examinait les alentours avec curiosité. Il se leva même pour marcher un peu dans l'allée. La jeune hôtesse l'entraîna aux toilettes. Et Valjean se vit dans le miroir. Il était bien pâle, clairement effrayé par les événements. Il essaya de sourire mais cela restait crispé. Puis il songea à Javert, à sa prévenance et le sourire devint plus doux. Oui, il se devait de l'avouer. Il était intéressé. Mais il ne savait pas quoi faire.
Dix-huit heures. L'avion arrivait à Paris. L'atterrissage déclencha une nouvelle vague de panique chez Valjean. Sa main chercha les doigts de Javert et les serra à les briser, cette fois le policier ne réussit pas à les récupérer. Il dut supporter la douleur avec patience et résignation.
L'avion enfin posé sur le sol, enfin stabilisé, la pression se relâcha et Javert fit jouer ses doigts avec soin.
« Vous avez une force phénoménale, grommela-t-il.
- Veuillez me pardonner, Javert. Je suis un peu anxieux.
- Un peu ? »
Un rire. Javert se leva et aida Valjean à le suivre. Les deux hommes quittèrent l'avion. Il fallut attendre de récupérer les bagages pour passer la douane et les différents contrôles. La présence d'un policier américain gêna quelque peu les procédures mais Javert n'était pas là pour des raisons professionnelles...alors on se contenta de prendre son adresse à Paris et de le laisser passer.
Une fois les bagages récupérés, les différents sas de sécurité traversés, le public fut enfin visible. Les deux hommes firent quelques pas seuls jusqu'à ce qu'une voix féminine pleine de joie retentisse non loin d'eux.
« Papa ! Te voilà !
- Cosette ! »
Valjean se retrouva avec sa chère fille dans ses bras, il la serrait contre lui avec ravissement. Un peu de surprise aussi. Au XIXe siècle, les relations étaient plus circonspectes, un père pouvait serrer sa fille dans ses bras jusqu'à un certain âge et certainement pas une jeune femme de vingt ans déjà mariée.
Mais cela ne le gênait pas. Valjean se souvenait qu'il n'y avait pas si longtemps, il se mourrait de faim par chagrin d'avoir perdu sa fille.
Cosette dut sentir que quelque chose n'allait pas car elle se recula et examina le visage de son père avec soin, lui caressant doucement la barbe.
« Tu vas bien papa ?
- Oui, ma chérie. »
Ils se sourirent le père et la fille, puis Cosette se tourna vers l'inspecteur Javert, resté droit et stoïque à leurs côtés.
« Vous devez être le lieutenant Javert, lança-t-elle en parlant dans un excellent anglais.
- Oui, madame, répondit le policier, dans la même langue.
- Mon père ne nous a pas encore parlé de vous mais il ne va pas tarder, n'est-ce-pas papa ?
- Ma chérie... C'est un peu délicat...
- Papa ! Tu es tellement vieux jeu. Venez les hommes ! J'ai laissé Marius nous attendre dans la voiture ! Allons-y ! »
Javert obéit et saisit son sac tandis que Valjean s'emparait de sa valise. Il fallut suivre la jeune femme, pétillante, bavarde, joyeuse. Elle bombardait de questions son père sur New-York, sur la conférence de l'ONU, sur le jeune étudiant qui avait parlé au nom de son père...
« Je ne savais pas que tu étais d'accord avec les Amis de l'ABC, papa. Marius était fou de joie d'apprendre que tu leur avais donné la parole ! C'est un miracle que tu aies pu quitter l'hémicycle sans te faire agresser.
- On m'a protégé, Cosette. »
Valjean songea au jeune M. Simplice...Sœur Simplice...
Javert ne disait rien. Lui aussi pensait que Valjean avait eu beaucoup de chance et que le sauvetage d'un policier y avait été pour beaucoup.
Le seul sujet que la jeune femme n'abordait pas était celui du policier justement. Qui était Javert ? Qu'était-il pour son père ?
Elle attendait que son père lui parle, confiante.
Comme si Valjean avait l'habitude de lui faire des confidences. Cela amusa M. Fauchelevent.
Dans la voiture se tenait Marius. Ce n'était pas vraiment le Marius des barricades et en même temps, il lui ressemblait beaucoup. Le jeune homme accueillit son beau-père avec des questions que les Amis de l'ABC, sur Enjolras,...sur ces jeunes étudiants qu'il suivait via Facebook.
« Vous aussi M. Javert vous êtes dans le groupe de l'ABC ?
- Pas vraiment, » répondit Javert, sans aménité.
Les étudiants l'avaient capturé, maltraité...mais Marius était un peu candide, non ?
Le trajet en voiture ne fut pas long. Valjean ne parla pas longtemps, il regardait partout, essayant de retrouver son Paris dans le Paris du XXIe siècle...et il était déçu... Il ne reconnaissait rien.
Merde !
Il était assis à l'arrière et son air découragé déplut au policier. Poursuivant son rôle de soutien, Javert plaça à nouveau sa main sur celle du Frenchie. Apaisant. Valjean lui répondit par un beau sourire. Excitant. Valjean entremêla leurs doigts. Javert eut un regard entendu. Patient... Donc ils se comprenaient, n'est-ce-pas ?
Annotations