Scène III
« Je retire mon témoignage. »
Javert avait lâché ses mots d'une voix sûre d'elle. Il restait au garde-à-vous. Il venait de perdre son honneur, sa dignité, peut-être son poste. Mais s'il avait tout faux ?
Le juge et le procureur restèrent muets de colère puis ce dernier lança sèchement :
« Faites vos vérifications, inspecteur. »
Javert s'inclina avec déférence puis s'approcha de Champmathieu. L'homme semblait stupide et regardait ce policier venir à lui avec un regard de bovin.
M. Madeleine se promit de venir en aide à ce malheureux.
« Champmathieu, commença à expliquer doucement Javert, en articulant bien, je vais avoir besoin que tu retires ta chemise.
- Pour quoi faire ?, demanda benoîtement l'accusé.
- Pour vérifier quelques petites choses.
- On a déjà vérifié. J'ai des traces de fouet.
- Laisse-moi voir ! »
L'homme hésita puis il se soumit. Il défit les boutons de sa chemise et le vêtement fut retiré. Javert s'approcha encore plus près et mena l'homme en pleine lumière, sous les fenêtres.
Il examina d'un regard de connaisseur les traces de coups de fouet sur le dos et les épaules. Nombreuses certes mais sans plus.
L'homme avait eu une vie difficile.
Mais il n'y avait pas de traces de doubles chaînes, pas de blessures de chantier... Javert doutait vraiment maintenant. Il examina aussi les poignets, vierges de toutes cicatrices.
« Le pantalon !, aboya le garde-chiourme.
- Non mais ça va pas ?
- Obéis ! »
Le juge allait rétorquer quelque chose pour la décence mais Javert n'écoutait plus. Il aidait l'homme à retirer son pantalon. Les jambes, maigres et poilues du malheureux voleur de pommes apparurent. Aucune trace de coup de fouet. Javert se mit à genoux et saisit la jambe droite.
Valjean avait compris et blêmit.
Javert examina quelques instants puis se redressa, le visage sombre. Anéanti.
Il allait donc faire une deuxième erreur ? Si le maire n'avait pas insisté... Javert se tourna vers l'accusé et lui lança :
« Rhabille-toi ! J'ai fini. »
Javert, l'ancien adjudant-garde du bagne de Toulon, affirma la voix ferme et sûre de lui :
« Cet homme est innocent ! Il ne porte aucune des cicatrices que devrait avoir tout homme vivant dans un bagne pendant dix-neuf ans.
- Comment pouvez-vous en être sûr ? Il a des cicatrices de coups de fouet ! »
Javert eut un sourire, pâle et incertain, avant de rétorquer :
« Parce que je sais à quoi peuvent ressembler les cicatrices d'un bagnard, monsieur le juge. J'ai passé des années à surveiller des bagnards et à infliger moi-même la flagellation. Cet homme n'a jamais été dans un bagne !
- Comment expliquez-vous le témoignage des trois forçats ? »
On était dur avec ce policier qui revenait sur son témoignage. Javert se tourna vers Brevet, Cochepaille, Chenildieu et les regarda.
« Ils ont été abusés par la ressemblance, comme moi-même.
- Qu'avez-vous à dire messieurs ?, jeta le juge aux forçats.
- Je sais plus..., avoua l'un d'eux, maladroitement. »
Cochepaille ! Il avait bon cœur, l'ancien voleur. Les autres répétèrent la même phrase.
« Vous étiez si sûrs de vous !, rétorqua le juge, mécontent.
- Oui mais l'inspecteur a raison... On a vu le visage... Le-Cric avait des yeux bleus...
- Vous ne maintenez pas votre témoignage ?, grogna le procureur.
- Nous ne sommes pas sûrs, monsieur le juge. Cela remonte à si loin. Sûr que Le-Cric a du changer en tellement d'années.
- Sûr, ajouta un autre forçat. Brevet.
- On s'est peut-être un peu précipité, » conclut le dernier. Chenildieu.
Valjean avait envie de se lever et de leur serrer la main. M. Madeleine resta tranquillement assis, illisible. Puis il sentit le regard acéré de Javert posé sur lui.
Connivence. Complicité. Javert baissa les yeux.
Le juge envoya le jury faire son vote. Malgré tout. M. Madeleine eut encore très peur pour lui et Champmathieu mais le jury fut réaliste. Il ne tergiversa pas longtemps. Il n'y avait aucune preuve contre le malheureux voleur de pommes. Le seul témoignage digne de ce nom était celui de l'inspecteur de police. Et il s'était rétracté. Il avait prouvé ses dires.
On relaxa Champmathieu, on l'innocenta, on le libéra.
Puis le brouhaha reprit.
On emporta les trois forçats. Les membres du jury quittèrent la salle. Javert, toujours debout à la barre des témoins, au-milieu de la salle, regarda fixement M. Madeleine s'approcher du juge pour lui parler. L'homme fut un peu surpris puis acquiesça.
Pas difficile de comprendre ce qu'avait proposé le saint maire de Montreuil. De l'argent pour Champmathieu ou une place dans son usine…
Javert soupira et quitta à son tour la salle... le tribunal...
Il était horrifié par ce qu'il avait failli faire ! Lui qui s'était toujours voulu irréprochable, il avait failli condamner un innocent à aller au bagne voire pire ! Un voleur récidiviste venant d'un bagne avec plusieurs tentatives d'évasion dans son dossier. Il aurait pu être condamné à mort.
Javert ne marchait pas depuis longtemps dans les rues, les mains dans le dos lorsqu'une voix l'appela. M. Madeleine ! Encore lui ! Javert lutta pour ne pas réagir violemment.
« Comment allez-vous Javert ?
- Bien, monsieur le maire, fit simplement le policier.
- Magnifique ! Vous avez été admirable aujourd'hui ! »
Le maire rayonnait, son sourire était étincelant, ses yeux bleus irradiaient de joie. Javert ne supporta pas de les voir briller ainsi sur lui.
Il n'en avait pas l'habitude.
« Vous aviez raison, monsieur. J'ai trop confiance en moi.
- Absurde Javert ! Vous allez trop vite en besogne, c'est tout. Allons dîner puis nous dormirons à l'auberge. Nous partirons demain pour Montfermeil.
- Monsieur..., commença Javert d'une voix lasse.
- J'espère que Bamatabois ne mangera pas avec nous. Cet homme m'insupporte, pas vous ? »
Un fin rire. Javert était estomaqué. Oser critiquer ainsi un bourgeois, riche et nanti ?! Un bras se glissa contre le sien.
« La municipalité paye pour tous les frais occasionnés par ce déplacement. Vous acceptez de dîner avec moi ? Quelque chose de gras, de lourd et d'alcoolisé. Ça vous va ? »
Valjean songeait en souriant à Javert lui sortant cette même phrase. Avant que les événements ne se précipitent et ne les rapprochent. Mais le Javert du XIXe siècle était plus compliqué que le Javert du XXIe siècle.
« Monsieur le maire, il faudrait que je vous parle de quelque chose. Quelque chose d'important.
- Plus tard, j'ai faim. Voulez-vous dîner ? »
Une main se glissa sur celle du policier, caressante. Javert gela, incapable de réagir. Choqué ! Valjean eut peur d'être allé trop loin...puis un éclair entendu apparut dans les yeux clairs du policier. Comme s'il comprenait tout à coup et que des écailles lui étaient tombées des yeux.
Même sa voix se fit plus soyeuse lorsqu'il répondit :
« Fort bien, monsieur le maire. Je suis à vos ordres.
- A la bonne heure. Je me charge de vous ce soir ! »
Javert ne dit rien et se laissa emmener. Le maire lui tenait le bras et le serrait contre lui. Javert le regardait faire. Un peu surpris tout de même.
Mais cela éclairait le personnage de M. Madeleine d'une nouvelle façon. Peut-être que ce n'était pas la peur qui faisait briller ses yeux habituellement ? Mais autre chose... Peut-être que cela expliquait sa solitude, le manque de femme dans sa vie... Peut-être... Mais ce jeu-là était dangereux.
Javert n'était pas un pédéraste, il vouait une haine mortelle à tous ces invertis mais il était curieux de voir jusqu'où l'homme allait pousser la comédie avec lui.
L'auberge était calme, la grande salle était vide. Les deux hommes se retrouvèrent attablés devant un plat de jambon et d'omelette tout à fait honorable, avec du pain et du vin. M. Madeleine se chargea de remplir le verre du policier d'un vin rouge de qualité.
Javert le vit faire et sourit, amusé.
« Je ne bois pas, monsieur le maire.
- Ce soir, il est hors de question que vous ne buviez pas ! Nous avons quelque chose à fêter !
- Vraiment ?
- La vérité ! C'est une excellente raison de fêter, non ?
- Vraiment ? »
Les yeux gris, perçants du policier se posèrent sur le bleu d'azur du maire de Montreuil. Un combat entre deux volontés. Javert était fragilisé par sa position, il baissa les yeux le premier.
« Monsieur, vous aviez raison. Je dois vous remercier. Sans votre intervention, mon témoignage aurait servi à envoyer un innocent en prison voire à la guillotine. »
Un frisson dans le dos. Oui, Valjean se souvint d'Arras, de son propre procès. Il avait été condamné à mort et gracié par le roi, commuant sa peine de mort en peine de travaux forcés à vie.
Javert respectait le silence de son supérieur même si...même si ses yeux ne pouvaient s'empêcher de l'examiner. Il était tellement sûr. Trop sûr. Fou qu'il était !
La lettre de Paris lui brûla les doigts mais il se décida et la sortit. Il fallait parler de ceci et mettre les choses à plat.
« J'ai reçu une lettre de Paris, monsieur le maire. Je voulais vous en parler depuis Montreuil mais vous ne m'avez pas permis de l'évoquer, monsieur. Si vous pouviez me permettre maintenant... »
M. Madeleine n'avait rien remarqué, tout à sa peur, tout à sa colère... Valjean aperçut les doigts tremblants du policier lorsque Javert lui donna la fameuse lettre. Et les mots sortirent tout seul de sa bouche.
« Javert, fit-il consterné. Je ne pourrais jamais vous laisser partir. »
Cela fit sursauter Javert. L'inspecteur paniquait malgré tout.
« Vous...vous saviez ? »
Mentir était dangereux. Un simple message de Paris et Javert saurait que personne n'avait prévenu M. Madeleine.
« Non, admit le maire. Mais je vous connais. Je connais votre droiture. Vous devez vous en vouloir pour l'affaire Fantine. Donnez-moi votre lettre. Je vais en prendre connaissance. »
Inspecteur Javert,
Votre rapport concernant le maire de Montreuil-sur-Mer est une aberration. Je suis peiné de vous voir vous fourvoyer ainsi. Vous devez être devenu fou, mon pauvre Javert. Il ne peut s'agir de ce forçat nommé Jean Valjean, l'homme a été arrêté la semaine dernière. Son audience est prévue le samedi 18 janvier en la Cour d'Assises d'Arras. Votre témoignage est d'ailleurs attendu. Vous devez être à même de reconnaître cet individu, l'ayant côtoyé tant d'années au bagne de Toulon.
Maintenant, je ne saurais trop vous conseiller, inspecteur, de revoir avec soin votre position. Vous ne pouvez décemment pas continuer à servir en tant que chef de la police de Montreuil sous les ordres de M. Madeleine après avoir osé rédiger un rapport aussi diffamatoire contre ce dernier.
Songez à démissionner, inspecteur, ou à demander votre mutation. J'accéderais à votre requête avec célérité. Je ne vous cacherais pas, Javert, que je suis particulièrement peiné et déçu de cet échec. Il a même été question d'une mise à pied avec son Excellence le comte d'Anglès. Je vous ai appuyé, Javert, mais nous ne tolérerons pas d'autres erreurs de votre part. Celle-ci est déjà de trop.
Cordialement,
M. André Chabouillet, secrétaire du premier bureau
de la préfecture de Paris
Le silence était profond. Javert ne mangeait pas. Il baissait les yeux et examinait son assiette. Ainsi c'était cette lettre qui avait tout déclenché ? La demande de renvoi, Arras, le départ de M. Madeleine...et cependant Javert avait eu raison.
Qu'il avait du haïr Jean Valjean lorsqu'il avait découvert la vérité !!!
« Qui est ce M. Chabouillet ?
- Mon protecteur, monsieur, expliqua Javert.
- Votre protecteur ?
- Mon patron si vous préférez, monsieur. Il me suit depuis le départ. Ou presque.
- Vous lui devez beaucoup ?
- Ma place dans la police. »
Et il vous la retire au moindre faux-pas ? M. Chabouillet semblait être un patron exigeant. Javert avait des raisons de se vouloir irréprochable.
« Que faut-il faire alors ?
- La lettre est claire, monsieur, et je suis d'accord avec les termes employés. Je vous demande mon renvoi. Je voulais vous le demander avant toute cette histoire.
- Et si je le refuse ?
- Cela ne change rien aux faits, monsieur. J'ai fait un rapport contre vous, je vous ai diffamé, je dois être puni, monsieur. Une démission serait trop honorable, monsieur, j'exige mon renvoi officiel. »
La voix profonde de Javert, dure, grave retentissait, mais l'homme était essoufflé.
« Et si je le refuse ?, répéta M. Madeleine, innocemment.
- Monsieur, cela ne se discute pas !
- Bien au contraire Javert ! Cela se discute ! Mangez cher ami et parlons un peu de Montreuil !
- Montreuil ? »
Javert était décontenancé.
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