Scène VII
Cette fois, un homme s'approchait d'eux, le visage mécontent. Un petit homme, râblé, sec comme un coup de trique, une magnifique chevelure rousse expliquait sans souci la raison de son surnom. Il se tourna vers le bourgeois bien habillé qui parlait avec Javert et aboya :
« Vous voulez quelque chose ?
- Je connais Javert. Je voulais lui parler.
- Vous connaissez Javert ? »
L'homme fut surpris et perdit une partie de sa colère.
« Putain ! Tu as des amis le gitan ?
- Non, Roussin. Il s'agit de mon ancien patron.
- Ton ancien patron ? Mazette ! Et qu'est-ce qu'il veut ton ancien patron ?
- Causer. Je lui disais que je n'avais pas le temps.
- Pour sûr, on a pas le temps avec la foire à Gournay. Mais s'il passe à Crèvecœur...
- Il ne passera jamais à Crèvecœur, » rétorqua Javert, sèchement.
Et on fut surpris d'entendre les accents durs du vieux policier résonner dans ces mots.
« Je pourrais passer à Crèvecœur un jour prochain, opposa M. Madeleine, aussi froidement.
- A la bonne heure ! Venez dimanche ! Il y a la fête des semailles, on a bien trimé ! On a mérité le ginglard et les filles ! Hein le gitan ? »
Javert ne répondit pas, il examinait M. Madeleine, les yeux gris étincelants et glacés.
« Où êtes-vous domiciliés ?, demanda M. Madeleine de sa plus belle voix de bourgeois riche et bien nanti, se sachant impressionnant dans ce rôle.
- Chez le sieur Toutain, répondit aussitôt Roussin, tombant comme de juste dans le piège. Vous pouvez pas le manquer, monsieur, il a la plus grande ferme et les plus beaux champs. On les connait bien, on travaille toute la sainte merde dessus, hein Javert ?
- M. Toutain a été bon de m'embaucher.
- Dame ! Tu sais lire et écrire ! Il aurait été con de te laisser partir. Il a besoin d'un contremaître qui pique pas dans la caisse et couche pas avec la daronne. Tu verras, Javert, dans un an tu seras marié à la fille Toutain. »
Un éclat de rire accueillit ses propos auquel Javert ne se mêla pas.
« Et votre main Javert ?, demanda le maire, profitant de la meilleure humeur du dénommé Roussin.
- Accident du travail, asséna Javert, sans volonté d'expliciter davantage.
- Les gars aiment pas trop les gitans. Mais Javert a de la répartie et il cogne dur. Hein Javert ?
- De la répartie ?, répéta M. Madeleine, n'osant pas comprendre.
- Bon, les hommes, on décarre ! »
Roussin voyait le temps passer et ils étaient pressés. L'escapade à Arras avait été un sympathique moment passé à boire et à regarder les filles mais il y avait la foire à Gournay. Il ne fallait pas traîner.
« A dimanche !, lança M. Madeleine.
- Pour sûr ! Je préviendrai le patron et la patronne !, » jeta Roussin, tout sourire.
Mais les mots étaient destinés à Javert et à Javert seul, et ils n'attirèrent qu'un froncement de sourcils et un sourire amer.
La voiture de M. Toutain partit au trot de ses deux chevaux assez légers pour des bêtes de ferme. M. Toutain devait être un homme riche, manifestement.
M. Madeleine prit la diligence et rentra à Montreuil.
Songeant à Javert et espérant que le policier n'allait pas profiter des deux jours d'attente avant la fête du dimanche pour fuir à nouveau.
M. Madeleine était tellement désolé de ce qu'il s'était passé. D'avoir tenté de séduire Javert avant de le repousser de cette façon si cavalière. Mais si Javert savait...
M. Madeleine se fit beau pour dimanche, il porta son costume officiel. A ses côtés se tenait Sœur Simplice, la main tenant celle de Cosette. M. Madeleine avait trouvé cette excuse pour rendre visite à Javert, sans éveiller les soupçons. La petite fille était ravie du voyage, de la nuit à l'auberge, de la fête des semailles.
Ils partirent la veille pour le voyage et après une étape dans une auberge tranquille de la région, ils arrivèrent le dimanche au matin dans la ville champêtre de Crèvecœur-le-Grand, dominée par un beau château Henri IV, mêlant briques et pierres.
Il y avait des tables disposées sur la place, des musiciens avec des cornemuses, des pipassos, prêts à faire danser les foules. Il y avait des femmes en jolies robes et des messieurs bien habillés. On se préparait à boire, manger, danser, s'amuser... Une sympathique fête campagnarde...qui fit songer douloureusement à Faverolles à Jean Valjean.
M. Madeleine s'approcha d'un groupe d'officiels, parmi lesquels se tenait le maire de la ville, reconnaissable à son cordon.
M. Madeleine salua et se présenta. On se connaissait de nom. On était heureux de faire réellement connaissance. M. Verier entraîna M. Madeleine pour lui faire visiter sa petite ville avant de lui offrir un verre de l'amitié. Cosette était heureuse de montrer sa jolie robe et ses beaux rubans aux dames des officiels.
M. Madeleine laissa son collègue lui parler de sa ville tout son saoul avant d'évoquer, enfin, le sujet qui l'intéressait vraiment.
« On m'a parlé d'un Monsieur Toutain. Un homme riche et propriétaire terrien, je crois ?
- En effet, M. Madeleine. Je ne sais pas à quelle occasion vous avez entendu parler de M. Toutain mais c'est en effet un homme riche et bien nanti.
- J'aurais aimé faire sa connaissance.
- Il est membre de mon conseil municipal. Vous souhaitez lui parler ? »
Curieux, un peu surpris, le maire contemplait M. Madeleine. Le Saint Maire de Montreuil-sur-Mer dont la réputation était venue jusqu'ici.
« En fait, je souhaite parler à un de ses employés, avoua M. Madeleine.
- M. Javert, je suppose. Un ancien inspecteur de police. »
M. Verier souriait, il n'était pas stupide et connaissait très bien les affaires d'Arras.
« Oui, il s'agit de mon ancien chef de la police, admit M. Madeleine.
- Vous l'avez renvoyé ?
- Non ! Certainement pas !, opposa violemment le maire de Montreuil.
- Cela m'aurait étonné. L'homme est si droit et si intègre. Je n'ai jamais vu cela. »
M. Verier se tut, attendant simplement la suite. Mais M. Madeleine n'avait pas vraiment envie de parler. Il voulait voir Javert, l'entraîner dans un coin tranquille et mettre les choses à plat...peut-être le ramener à Montreuil...
« Nous avons eu un différend. »
Ce fut la seule concession que fit M. Madeleine à la curiosité de M. Verier. L'homme comprit mais fut un peu dépité.
Il ramena M. Madeleine vers la place principale de la ville, vers le château encore de belle prestance. On dansait déjà. De la viande cuisait et du pain était proposé. La musique était entraînante.
Mais M. Madeleine ne voyait toujours pas Javert. M. Verier emmena le maire de Montreuil vers son conseil municipal. Là, il appela un de ses adjoints.
« Toutain ! Une personnalité pour vous !
- Plaît-il monsieur le maire ? »
Un vieillard un peu édenté mais encore alerte se dressa et s'avança vers son chef.
« M. Madeleine, le maire de Montreuil-sur-Mer.
- Ravi de faire votre connaissance. »
Mais l'homme avait déjà saisi et souriait d'un air suffisant.
« Javert est resté à la ferme, monsieur Madeleine. Il voulait surveiller les poulinages. »
Merde...
« Quel dommage, se permit de dire M. Madeleine.
- Roussin va vous mener à la ferme, monsieur. J'attendais avec impatience votre arrivée ! Javert n'est pas bavard mais il a bien du me faire quelques confidences. C'est un homme efficace ! Un homme bien ! »
Les derniers mots sonnèrent comme une menace. Javert avait du raconter pourquoi il avait démissionné de son poste et le patron avait du comprendre que c'était sur la demande de M. Madeleine.
« Merci, M. Toutain. Je n'importunerai pas Javert.
- Cela ne lui fera pas de mal de lâcher le travail ! Il travaille trop ! Mais mon Émilie n'arrive pas à lui faire tourner la tête. Trop consciencieux pour songer à la bagatelle. »
Une question implicite qui déplut fortement à M. Madeleine.
« Non, Javert ne vit que pour son métier.
- Roussin va vous mener. Ma fille va se charger de votre petite demoiselle. Vous demanderez à Javert de vous ramener à la fête. Il est tout seul à la ferme, il pourra bien abandonner son poste quelques heures ! »
Cosette embrassa son papa avec insouciance, entièrement accaparée par les autres petites filles, dansant et courant avec elles. M. Madeleine pouvait se permettre quelques heures volées à sa vie pour lui.
Roussin apparut de nulle part à l'appel de son patron. Il regarda M. Madeleine en souriant, goguenard.
« Alors le gitan était un ancien cogne ? Ça, je l'aurais pas cru ! Cela dit, cette nouvelle a calmé les gars. On comprend pourquoi Javert sait s'y bien se battre. Et on ne l'a pas encore vu tirer au fusil ! »
Un sourire, mais M. Madeleine était pressé de voir Javert. Il acquiesça et ne se rendit pas compte que ses doigts tambourinaient sur le bois de la carriole.
On avait quitté la ville, on roulait dans les champs et vers une longère perdue dans la nature. Un beau domaine, bien entretenu.
Roussin fit pénétrer ses chevaux dans la cour et s'arrêta à peine pour laisser M. Madeleine descendre. Sur un dernier éclat de rire, il lança à M. Madeleine :
« Pourquoi vous voulez tellement le voir le Javert ? Il vous doit de la thune ? Ou c'est vous qui avez besoin de ses services ?
- ROUSSIN ! Fous le camp !, » jeta une voix profonde et autoritaire.
Roussin claqua ses chevaux et la voiture repartit au trot.
M. Madeleine s'était tourné vers la voix.
Javert était là. Il se tenait contre le mur, les bras croisés, les boutons du haut de la chemise étaient ouverts, ses cheveux détachés flottaient sur ses épaules. L'homme avait fait des efforts pour ce dimanche, il était mieux habillé, plus propre. Il avait retrouvé ses bottes d'officier. On aurait dit un soldat en permission...plus qu'un ouvrier agricole...
M. Madeleine s'approcha de lui, hypnotisé. Javert le regarda venir, le visage impassible.
« Tu ne vas pas jouer encore avec moi Madeleine !, » s'écria-t-il, menaçant.
Mais les lèvres de Madeleine le firent taire. Madeleine avait posé ses mains de chaque côté du visage de Javert et avait pris ses lèvres en conquérant. Javert songea à se débattre mais il se laissa faire, fatigué. Désireux. Il ouvrit la bouche pour laisser entrer la langue quémandeuse de son ancien supérieur, récupérant ses bras pour poser ses mains sur les hanches de M. Madeleine, le rapprocher de lui. Sentir son excitation rencontrer la sienne.
« Imbécile, grogna M. Madeleine. Tu n'es qu'un imbécile !
- Parle pour toi, Jean. Toi et ta chemise !
- Si tu le sais, pourquoi n'as-tu rien fait ? »
Javert lâcha la bouche de Madeleine et sa tête claqua en arrière. Il fermait les yeux, plein de colère. Contre M. Madeleine, contre Jean Valjean, contre lui-même. Surtout contre lui.
« Un putain de saint ! Tu m'as empêché de commettre des erreurs...un faux témoignage... Je ne pouvais plus t'arrêter. Cela aurait été de l'infamie !
- Emmène-moi au lit !, souffla M. Madeleine, cherchant à saisir le lobe d'oreille du policier mais Javert était si grand face à lui. Il se contenta d'embrasser la mâchoire, faisant frissonner l'homme dans ses bras.
- Encore ?! Et tu vas encore te dérober ?
- Non, je te le jure.
- Alors viens Jean. »
Javert saisit fermement le poignet de Valjean, comme pour une arrestation et il entraîna l'homme dans un bâtiment assez délabré. Aussitôt à l'intérieur, Valjean comprit qu'il s'agissait du grenier à foin. Javert ne le lâcha qu'en bas de l'échelle servant à rejoindre les ballots. Le policier se tourna vers le forçat, sans sourire mais les yeux étincelants.
« Et maintenant Jean ?
- Je te suis. »
Un sourire désabusé. Javert monta l'échelle et disparut dans la mezzanine. Valjean ne savait plus comment agir, il aurait du fuir, n'est-ce-pas ? L'homme avait beau n'être qu'un ouvrier agricole, son passé d'ancien policier pouvait lui servir à dénoncer Valjean. Mais alors pourquoi être venu jusque là ? Pourchassant Javert de cette façon si incorrecte.
Juste pour vouloir du sexe ? Ou y avait-il autre chose ?
Valjean hésita et le bruit du foin qui crissait sous des pas le décida. Fermement, Valjean saisit les montants de l'échelle et il rejoignit Javert.
Ce dernier était étendu sur un lit de fortune, fait d'un ballot de foin recouvert d'un drap. Son lit ? Et l'ancien policier attendait, les bras placés sous la tête. Il affichait ostensiblement une attitude sûre de lui, un peu suffisante...mais qui ne trompait personne. Ses yeux brillaient de peur et d'appréhension. Il avait retiré ses bottes et croisé ses jambes.
Valjean obéit au regard et s'approcha. Lentement, il se déshabilla, ne quittant pas Javert des yeux. La position devint moins nonchalante, Javert se redressa et regardait intensément.
Il regardait M. Madeleine retirer précautionneusement sa veste de qualité, puis sa cravate de soie, son veston suivit le mouvement, dévoilant la chemise blanche.
Javert attendait, patient, mais ses yeux étaient brûlants.
M. Madeleine hésita...avant de se jeter à l'eau...et de défaire un à un les boutons de sa chemise...avant de la retirer et de la laisser glisser sur le sol.
Les cicatrices des coups de fouet étaient les plus terribles dans le dos, Valjean se tourna pour les lui montrer, levant les mains en l'air pour exposer les traces des chaînes qui avaient enserrées ses poignets durant des années.
Javert souriait maintenant.
Il savait.
Merde ! Il avait toujours su.
L'homme se recoucha, paisiblement. Son petit sourire amusé toujours visible.
« Viens Jean, » souffla-t-il.
Et Jean Valjean obéit.
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