Scène VI

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Jean-le-Cric sentit la colère monter en lui mais il s'évertua à sourire avec bienveillance. Serrant avec force le verre dans ses doigts.

Dieu merci cette torture ne dura pas. L'inspecteur Dumars consulta sa montre et se leva de table, lançant à l'aubergiste :

« Sur mon compte le mastroquet, je réglerai la semaine prochaine. »

L'aubergiste acquiesça. Dumars se tourna vers les deux hommes restés assis et les salua.

« Rivette, prends ton temps ! Je vais te couvrir auprès du daron. Si tu veux en profiter pour aller voir ton mentor...à toi de voir. A la revoyure ! »

Et d'un pas ferme, le policier quitta les lieux.

Un silence persista quelques minutes que Valjean brisa.

« Votre mentor ?

- Javert est considéré comme mon patron. Il m'a tout appris.

- Vous n'êtes pas un inspecteur ?

- Si. De Troisième Classe. Il est un inspecteur de Première Classe. Un des meilleurs officiers de Paris. Il a arrêté des criminels dangereux et s'est frotté à pas mal de comploteurs.

- Un bon officier... Il était déjà ainsi à Montreuil...

- J'aurais aimé le voir à Montreuil-sur-Mer. Lorsqu'il prit le poste de chef de la police de toute une ville.

- Pourquoi ?

- Ici, il n'est qu'un inspecteur. Il est affilié au poste de Pontoise mais il n'est pas le commissaire. Et il ne le sera jamais.

- Pourquoi ?, répéta Valjean, curieux.

- Pour avoir raté ce fameux M. Madeleine...et parce qu'il est un gitan. Sa présence dans les rangs de la police est mal vue. Mais vous devez savoir cela bien mieux que moi. C'est votre ami après tout.

- Oui, je le sais en effet. »

Non je ne le savais pas.

M. Madeleine avait en effet du se battre contre l'ostracisme dont était victime son gitan de chef de la police. La couleur de peau, l'origine obscure de Javert lui avaient valu l'inimitié de la plupart des habitants de Montreuil-sur-Mer. Un gitan, né au bagne, chef de la police ! On aura tout vu !

M. Madeleine l'avait défendu bien malgré lui mais il se devait d'admettre que Javert était un bon policier, honnête, sérieux, dévoué, incorruptible... Quelle pitié qu'il fusse aussi un ancien garde-chiourme...

Le silence retomba. Rivette perdit son sourire et devint sombre. Le jeune policier avait le vin triste manifestement.

« Javert m'a sauvé la vie, reprit Rivette. Cet imbécile s'est interposé entre un malfrat et moi. Il s'est pris un coup de surin qui m'était destiné. »

Une dernière gorgée avant de conclure.

« C'est un type bien. »

Puis les deux hommes se levèrent d'un commun accord avant de partir. Rivette se tourna vers Fauchelevent et lui serra la main avec effusion.

« Vous êtes aussi un type bien, monsieur Fauchelevent. Je suis honoré d'avoir fait votre connaissance. »

Un sourire, un remerciement...le tout noyé dans l'amertume... Qu'aurait dit ce sympathique jeune policier s'il avait su qui était réellement M. Fauchelevent ?

Rivette hésita puis ne voulut pas revoir Javert, il savait que son collègue serait plus satisfait de lui s'il se chargeait des dossiers en souffrance. Le devoir avant tout !

Et M. Fauchelevent retourna auprès de Javert.

Il s'attendait à tout.

Il s'attendait à le voir mort, le voir absent, le voir debout les menottes dans les mains, entouré d'une escouade de policiers...

Il ne s'attendait pas à le voir toujours couché, dans la même position que plus tôt dans la journée.

« Comment allez-vous inspecteur ?, demanda Valjean avec douceur.

- La gosse est au couvent ? »

La voix du policier était rauque. Il devait avoir soif. Valjean s'empressa de lui servir un verre d'eau. Javert toléra les mains soutenant les siennes et portant le verre jusqu'à sa bouche. Le policier but avidement.

« Oui, elle l'est, répondit Valjean.

- Je suppose qu'il faut vous remercier. »

Le vouvoiement fut noté. Les deux hommes étaient égaux maintenant. Complices. Et dans l’esprit voué à la loi de l'inspecteur Javert, ce n’était pas une bonne chose.

« Ce n'est pas la peine, inspecteur. Ce n'était qu'une question de charité.

- Pas de ça avec moi ! Vous... Vous vous êtes chargé de la gamine. Vous m'avez soigné, veillé... Vous... »

Javert se tut. Il était si mal. Non pas physiquement mais moralement. Javert ne comprenait plus rien. Et il détestait cela.

« Je ne suis pas quelqu'un de mauvais, Javert. J'ai changé.

- Vous m'avez corrompu... J'ai menti à mes collègues.

- Il n'y a pas de faute. Javert. Pas de corruption.

- Foutez-moi le camp Valjean. Je vous en prie.

- Mais...

- Je vous en prie.

- Très bien. »

Javert priait, il n’y avait nulle colère dans son ton juste une insondable tristesse. Valjean se releva et précautionneusement il s'éloigna du policier.

" Je reviendrai demain.

- Ne revenez plus. Dois-je vous supplier ?

- Non, ce n'est pas la peine. Mais êtes-vous sûr de pouvoir rester seul ? Vous êtes encore blessé et...

- FOUTEZ-MOI LE CAMP ! »

Valjean obéit enfin et disparut.

Il disparut de la vie de Javert.

Mais il ne put s'empêcher de graviter autour. Follement inquiet pour la vie du policier.

Un plongeon dans la Seine ! Le policier était prêt à tout pour laver son honneur.

Oui, mais…

Valjean reprit sa vie de Fauchelevent. Une fois de plus, il fut surpris de la vivre sans soucis. Il était sain et sauf. L’inspecteur Rivette passait de temps en temps pour le rencontrer et voir la petite Marie. Le jeune policier était jeune, justement, célibataire et n’avait plus que sa vieille mère avec lui. Il s’était attaché à la petite malheureuse et était heureux d’avoir de ses nouvelles.

La voir s’épanouir.

Et en même temps, il aimait discuter avec le jardinier du couvent du Petit Pic-Pus...et bien entendu le sujet principal restait l’inspecteur Javert.

Javert avait repris le travail après deux jours de convalescence. Il avait été copieusement admonesté par le chef de la police. M. Marigny l’avait sermonné mais cela ne fut rien à côté de la colère de M. Chabouillet.

Rivette eut peur de la mise à pied...mais Javert avait juste été imprudent… On l’attacha à un bureau pour plusieurs semaines. Il était donc enfermé dans la préfecture et devait ronger son frein. Le chien-loup était enchaîné aux pieds de son maître.

Mais il le valait mieux vu l’état du policier. Pâle comme un mort, faible et fragile, Javert ne tenait debout que par la force de sa volonté de fer.

Rivette l’avait vu et n’avait pas pu échanger deux mots avec lui. Javert devenait une ombre dans la préfecture. Il ne s’attachait à personne, ne s’arrêtait plus pour boire un café, il ne devait pas aller bien.

Mais que faire ?

Rivette revint une fois avec un visage attristé. Il ne fallut pas longtemps à M. Fauchelevent pour apprendre la cause de cette tristesse.

Javert avait mis fin à leur collaboration. Il avait officiellement demandé à M. Marigny que le jeune officier soit adjoint à un autre inspecteur. Il ne manquait pas de policiers à Paris…

Et une rumeur commençait à se diffuser dans la préfecture de police. Il semblerait que cette demande officielle fut liée à une autre demande. Plus personnelle.

Javert aurait officiellement déposé une demande de mutation. Qu’on le nomme ailleurs. Qu’on le déclasse. Il n’en avait cure.

Rivette ne comprenait pas.

Valjean comprenait très bien.

Il trouvait cela amusant que Javert lui jouait sans cesse la même scène, année après année, siècle après siècle. Le salut était dans la fuite !

Et l'inspecteur s'apprêtait à fuir Paris.

Valjean prit les devants et retourna rue des Vertus. Tant pis pour lui si Javert montrait les dents et décidait de l'arrêter. Il voulait retrouver le policier et avoir une discussion avec lui. Mettre les choses à plat, s’entendre une bonne fois et repartir de zéro.

Mais l'ancien forçat fut décontenancé. Javert n'était pas chez lui et sa logeuse lui apprit que le policier était rarement à son domicile.

Une fois de plus, l'homme se tuait à la tâche.

Toujours la même histoire... Il ne fut pas possible de le revoir après l'affaire de Marie Defrocourt.

Et puis le temps passait. Les jours, les semaines... Novembre 1829 était bientôt là. Cosette allait devoir choisir de prendre le voile ou non. M. Fauchelevent voyait arriver le moment du départ du couvent.

Comme dans l'histoire normale. L'histoire de Jean Valjean.

Jean Valjean continuait à perdre la tête. Allait-il devoir vivre trois ans caché dans la rue Plumet avant les barricades ? Attendant d'être enfin libéré de Javert. Attendant le mariage de sa fille chérie. Attendant de mourir de chagrin abandonné rue de l'Homme-Armé.

Jean Valjean se rebellait et refusait de vivre ce destin à nouveau !

Il arrêta de poursuivre Javert, l'homme était devenu insaisissable. Manifestement, il devait vivre beaucoup en tant qu’espion sous couverture, luttant contre des comploteurs organisant une action contre le roi. L'inspecteur Rivette s'inquiétait beaucoup pour le policier mais Javert avait plus ou moins coupé les ponts avec la préfecture. Il ne rencontrait que le préfet ou son secrétaire. Il vivait quasiment dans son commissariat de Pontoise.

Jean Valjean se mit à préparer le départ du couvent du Petit Picpus avec soin. Il chercha la rue Plumet et fut heureux de se charger du jardin. Cette fois, tout était beau et bien entretenu. Il n’y avait plus de chiens à ses trousses.

De toute façon, il était difficile de se cacher de la police, étant donné qu'il était connu des services officiels. Il reçut également sa tenue de garde national et en assuma les fonctions. Il prenait garde de ne pas dévoiler son passé de forçat mais l'amitié des policiers le protégeait.

Bientôt, Cosette demanda à quitter le couvent.

M. Fauchelevent accepta, un sourire réjoui aux lèvres. Beaucoup plus détendu que la première fois.

Jean Valjean organisait son avenir avec soin. Il avait déjà rencontré le dénommé Marius de Pontmercy et ses camarades dans les locaux du Café Musain. Il avait visité le jardin du Luxembourg. Il connaissait maintenant Enjolras, Courfeyrac, Combeferre...et Gavroche... Il connaissait les lieux de la révolte, les issues de secours qu'il pouvait emprunter pour éviter le damné égout.

C'était étrange de préparer ainsi l'avenir mais il s'attela à la chose.

Valjean avait retrouvé tous ces jeunes étudiants destinés à mourir sur les barricades de juin 1832. Encore trois ans avant que tous ne disparaissent. Sauf Marius.

Etait-il possible de sauver tout le monde ?

Déjà, M. Fauchelevent, jardinier émérite du couvent du Petit Picpus se lia d'amitié avec le dénommé M. Mabeuf. Les deux hommes discutèrent flore et botanique. M. Mabeuf était un brave homme. Il était âgé et misérable. Il fournit une excellente excuse pour hanter les locaux du Café Musain.

M. Fauchelevent regretta de ne plus être M. Madeleine. Un tel puits d'érudition aurait été précieux à Montreuil-sur-Mer. Doucement, l'ancien maire essaya de pénétrer dans la vie du vieillard pour alléger ses maux. Valjean lui permit de retrouver quelques-uns de ses livres… Une amitié naissait... Et ainsi Valjean se rapprochait des étudiants révoltés, si farouches.

A la volonté du peuple...

Le sentiment de révolte grondait dans le quartier de Saint-Merri.

Et cependant, des années séparaient les évènements de leurs acteurs.

Grâce à M. Mabeuf, le jardinier fut bientôt admis dans le carré des révoltés. Et Valjean découvrit réellement qui était son gendre.

Un jeune homme exalté, révolté, plein de morgue et de doute. Ses camarades étaient comme lui, parlant des droits de l'Homme et de l'égalité, évoquant des nuits de combat et des lendemains nouveaux.

Et à la santé du progrès...

Marius était beau et jeune, fort et volontaire mais il était sous le charme de son chef : Enjolras. Un magnifique jeune homme à la stature d'un dieu grec et à la parole de fer.

Remplis ton cœur d'un vin rebelle...

Et Enjolras préparait activement le combat ! Soutenu par ses adjoints, dont le plus fervent était Grantaire. La plupart du temps, l'homme était saoul mais il buvait surtout les paroles du bel Enjolras.

Et à demain, ami fidèle...

Des pédérastes ? Eux aussi ? Ou alors Valjean ne voyait le monde qu'à travers un prisme déformé ?

Marius avait aussi des envolées lyriques sur son père, le colonel George de Pontmercy...

Valjean avait commencé à côtoyer les révoltés car il voulait savoir ce qui se tramait dans Paris, à la veille de la révolution.

M. Fauchelevent allait quitter le couvent en novembre 1829. Il voulait connaître la situation.

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