XIXe siècle - Toulon - Scène I
Ce fut le coup violent porté à son épaule qui le réveilla. Ce fut le cri jeté dans ses oreilles qui le pétrifia de peur. Ce fut la sensation de métal froid et lourd sur sa cheville qui lui fit perdre la tête.
Il se réveilla instantanément et se dressa sur sa planche de bois et il lui fallut du temps pour comprendre que le hurlement qu'il entendait ainsi était le sien.
TOULON !
Son voyage étrange dans ses différentes vies le ramenait à Toulon ! Il en était si horrifié qu'il se cacha la tête entre les mains, se plaçant de son mieux à genoux, recroquevillé sur lui-même. Ne faisant rien pour contrecarrer le balancement nerveux qui le prenait.
Il était à Toulon, il était à Toulon, il était à Toulon...et il allait y passer dix-neuf ans... A cette pensée, il perdit pied et s'effondra en pleurant.
Jean-le-Cric pleurant comme un enfant !
Cette information fit le tour du bagne en quelques minutes et stupéfia tout le monde. Un homme aussi dur et sauvage, aussi farouche et rebelle. Il devait être devenu fou.
Les garde-chiourmes étaient un peu perdus devant la violence de ce désespoir. Ils n'osaient pas intervenir et en même temps le rondier attendait pour vérifier sa chaîne, frapper les fers avec son marteau.
Enfin, un jeune homme s'approcha, on venait de le chercher. Un jeune homme d'une vingtaine d'années mais le regard dur et froid, dans son uniforme gris de la garde.
« Que se passe-t-il ?, lança-t-il d'une voix forte.
- C'est 24601, expliqua un des garde-chiourmes. Il semble avoir une crise.
- Une crise ? »
L'homme s'approcha et Valjean reconnut Javert.
Javert était un adjudant-garde d'une vingtaine d'années, il portait fièrement son uniforme et ses favoris étaient bien taillés. Il était plus dur que le métal et méprisait les forçats qui le lui rendaient bien.
« 24601 ? Que t'arrive-t-il ?, demanda Javert, sans aucune compassion.
- Je voudrais mourir, avoua Valjean.
- On ne meurt pas des larmes. Lève-toi !
- Je suis à Toulon... Seigneur ! A TOULON ! »
Les larmes allaient revenir de plus belle mais Javert se pencha et examina les yeux du forçat. Il passa ses mains sur le front, le cou, cherchant le pouls, cherchant la fièvre.
« Tu n'es pas malade !, constata-t-il sèchement. T'es-tu blessé ? »
Javert commençait à s'impatienter. Cette scène ridicule lui faisait perdre du temps sur le programme de la journée. Les équipes devaient partir pour les chantiers en ville. Il y avait un bateau en cale sèche qu'il fallait préparer le plus rapidement possible. La guerre se poursuivait contre les maudits Anglais et la France avait besoin de sa marine.
Le chef de la garde, M. Vandecaveye, l’avait chargé d’organiser le travail sur les chantiers aujourd’hui. Et tous les autres jours. L’homme, vieux et fatigué, déléguait de plus en plus de fonctions sur le jeune garde. Javert se montrait d’ailleurs efficace et dévoué à sa tâche.
« DEBOUT !, » cria Javert, excédé.
Valjean s'exécuta, désespéré de voir son corps réagir instinctivement à l'autorité des garde-chiourmes. Au moins, Javert ne l'avait pas frappé.
Mais le corps ne put tenir sous la pression des événements. Valjean s'effondra littéralement comme une poupée de chiffon, perdant connaissance. Sans les bras de Javert venus à son secours, il tombait sur le sol.
« Merde !, grogna l'adjudant, en retenant le corps lourd et flasque de Valjean. Qu'on l'emmène à l'infirmerie. C'est peut-être grave. »
On eut peur du typhus. Ou de toute autre maladie infectieuse.
On retira les chaînes de Valjean et deux forçats l'emmenèrent jusqu'à l'infirmerie.
Javert était ennuyé.
Il comptait sur la force de Jean-le-Cric pour faire avancer le chantier de la mairie. Tant pis, il allait devoir se passer de son bœuf à visage d'homme.
Un collègue vint se placer à ses côtés.
« Tu crois qu'il simule ?
- Je ne sais pas, avoua Javert. Il avait l'air vraiment ébranlé. Et il n'est pas assez intelligent pour jouer un rôle.
- Ce n'est pas Vidocq.
- Non, ce n'est pas Vidocq... Dieu merci ! Nous avons assez à faire avec un seul roi de l'évasion.
- Sûr. »
Les deux hommes rirent puis Javert laissa la place à son collègue. Pelletier. Il préféra rejoindre l'infirmerie et voir ce qu'il en était de 24601. En quatre ans de bagne, l'homme n'avait jamais été malade. Il avait connu des blessures, bien entendu, certaines plus graves que d'autres et nécessitant quelques jours de repos, mais il n'avait jamais été malade. Et surtout il n'avait jamais pleuré ainsi !
A l'infirmerie, Valjean était étendu sur un lit doté d'un matelas trop fin pour être agréable mais c'était un lit ! Avec un matelas et des draps !
Il n'arrivait pas à penser correctement. Il essayait de comprendre comment fonctionnaient ces putains de voyages dans le temps. Il voulait revenir à Paris, à Montreuil-sur-Mer, à New-York, n'importe où de n'importe quelle époque. Même son ancienne vie, même les barricades, même l’égout, même le jour de sa mort, mais pas Toulon.
Il voulait fuir quitte à en mourir.
Il ne pleurait plus mais il restait prostré. Indifférent à tout. L'infirmier le contemplait impuissant.
Javert arriva sur ces entrefaites.
« Alors Martin ?
- Je ne sais pas, avoua l'infirmier. Il n'est pas blessé. Il n'a pas de fièvre. Et pourtant, il semble avoir mal.
- Peut-il travailler ? »
L'homme regarda l'adjudant avec un air scandalisé.
« Javert ! Tu ne peux pas le renvoyer sur un chantier dans cet état. Il se tuera !
- Crois-tu ?
- J'en suis sûr. »
Javert regardait Valjean. Couché sur le côté, en position fœtale, l'homme semblait plus petit et plus fragile. Il était correctement enchaîné et incapable de se lever. L'infirmier demanda au garde :
« A-t-il reçu une mauvaise nouvelle ? Un choc ?
- Je ne sais pas. »
Javert se tourna vers Valjean et aboya la question comme pour un interrogatoire.
« 24601 ! As-tu reçu des nouvelles de ta famille ? »
Cela fit rire Valjean amèrement.
« Je n'ai jamais de nouvelles de ma famille. Ma sœur ne sait pas lire et n'a pas les moyens d'envoyer une lettre de toute façon. »
Et de reprendre son immobilité. Indifférent à tout. Furieusement désespéré.
Cette fois, les deux hommes étaient inquiets.
« Il faut peut-être prévenir le capitaine et l’adjudant en chef, risqua l'infirmier. Si Valjean est devenu fou, il faut le placer dans un asile.
- J'y songerai. »
Puis, ayant de nombreuses tâches à assumer et peu de temps à perdre avec ces enfantillages, Javert se prépara à partir.
Un léger remords le poussa à lancer à Valjean :
« Je vais écrire à Faverolles, Valjean. Je te donnerai toutes les nouvelles que je peux. »
Valjean leva la tête, agréablement surpris.
« Merci, insp...monsieur. »
Un hochement de tête avant d'offrir à 24601 une journée de repos, le forçat reprendrait le travail le lendemain.
Le lendemain...
Une journée ne serait pas de trop pour accepter l'énormité de l'horreur qu'il vivait. Être de retour au bagne... Il voulait mourir.
Une journée de repos. Valjean la passa à rester couché sur le flanc, mortellement blessé, luttant contre les larmes.
Une journée.
Puis ce fut le retour à la vie au bagne.
Toute la chiourme connaissait la crise du Cric. On l'évita avec soin. Valjean apprit qu'il était présent ici depuis quatre ans. Quatre ans à se faire un nom. Une réputation de brute. Il frappait vite et fort et il ne laissait personne l’approcher.
Il n'avait même pas encore appris à lire et à écrire. Trop rempli de haine pour songer à l'avenir. Il ne voulait que fuir ou se battre.
Une brute digne d'un passeport jaune.
Il avait donc trente ans à peine. Il avait une vie à mener. Quelle leçon devait-il apprendre ici ? Il fallait le découvrir vite pour pouvoir s'évader de cette vie. Ce ne pouvait être de tomber amoureux de Javert ou de le faire tomber…
L'adjudant-garde Javert était une figure omniprésente du bagne mais il était rarement au contact des forçats en réalité. Il surveillait de loin la chiourme, menant sa troupe de gardes au-milieu de quatre mille forçats. Il avait des tâches à assumer d'organisation, de gestion, de surveillance, faisant office de second de l’adjudant en chef. On savait qu’on pouvait compter sur lui et il était le protégé du capitaine. L’enfant du bagne devenu un garde-chiourme.
Javert n'agissait en personne que dans certains cas, sinon il était une silhouette placée dans le lointain. Sur une digue, en haut d'un mur de guet, parmi d'autres garde-chiourmes... Le plus souvent, il accompagnait l’adjudant en chef, Vandecaveye ou le capitaine Thierry, le directeur du bagne, et les hommes devisaient des soucis de gestion.
Bref, un trop grand écart séparait le forçat et le gardien pour espérer un rapprochement quelconque.
Et puis Javert méprisait les forçats au point de ne plus les voir comme des hommes.
Le lendemain, Valjean reprit le travail. Il retrouva son compagnon de chaîne, Brevet, sans plaisir. Ils étaient chevaliers de la guirlande depuis des mois.
« Alors le Cric ? La Sorbonne ? »
Il retrouva aussi l'argot avec horreur. La langue du bagne... Des années à lutter contre son retour insidieux dans la voix de M. Madeleine. Parfois, un terme lui échappait et il en était peiné.
« Je vais bien, mentit-il. Le soleil... »
On le regarda avec attention. A Toulon, nécessairement que le soleil avait dû taper fort. Brevet acquiesça et conclut, lugubrement.
« Sûr. Et cette saloperie de Voynet qui nous a refusé du bouillon.
- Je sais, assura Valjean, l'air mauvais.
- Un jour c't'enflure se f'ra escarper et j'serais jouasse.
- Pour sûr. »
Brevet se mit à rire, dévoilant ses dents pourries. Mon Dieu ! Valjean avait toujours réussi à protéger sa dentition de son mieux. Il épargnait toujours un peu d'eau et de savon à cette fin. Il le payait avec le quart de vin de son repas. Puis un fin bâton et il frottait avec soin.
Cette vision l'horrifia.
Dix-neuf ans ! Merde !
Lorsqu’il sortira d’ici il aura cinquante ans et une dentition abîmée par des années de manque de soin… Une douleur omniprésente à chaque repas...
L'équipe dans laquelle travaillait le-Cric partait pour le chantier de la mairie de Toulon. Des forçats en pleine ville ! Cela ne choquait personne. Ils étaient bien surveillés, les gardes avaient leur mousquet prêt à tirer. Ils étaient bien dressés. Ces animaux-forçats.
Mais Valjean était content de travailler pour oublier sa peine.
Il était si jeune ! Si fort et si puissant ! Il redoubla d'efforts et impressionna tout le monde.
Lors d'une pause pour boire, un des gardes s'approcha de lui, souriant avec bienveillance.
« Dis donc le Cric ! T'as bouffé du lion ? Tiens bois ! Tu as mérité une carafe. »
Machinalement Valjean remercia poliment, ce qui surprit encore davantage le garde.
C'était vrai, Jean-le-Cric était un homme farouche, rebelle et insoumis. Il ne remerciait pas, il grognait.
Mais Valjean n'arrivait plus à redevenir cet homme terrible.
Une autre nouveauté dans la vie de Jean-le-Cric fut la religion. Tous les forçats sans exception devaient aller à la messe. Une obligation qu'ils remplissaient sans plaisir. Mais la peur du fouet était la plus forte.
On suivait donc la messe et on écoutait les serments du prêtre en songeant à autre chose... Mais là aussi, Valjean avait connu Monseigneur Myriel, il était devenu pieux et il sentait bien que la religion pouvait être son seul réconfort.
Pour ne pas plonger dans le désespoir encore plus profondément.
C'était déjà difficile de revivre le malheur. La chaîne, les insultes, les coups... Il se faisait humble et obéissant. Il passa beaucoup de temps dans la chapelle, dès qu'il avait un moment de libre.
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