Scène X

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La réponse de M. Du Florens arriva trop tard.

Trop tard pour Valjean.

Les moissons avaient commencé. On travaillait avec acharnement depuis plusieurs jours lorsqu’un cheval surmonté d’un cavalier se présenta dans le champ où les hommes moissonnaient.

On s’arrêta et on observa le nouveau venu avec méfiance.

Valjean examinait sans y prendre vraiment garde puis il reconnut la haute stature et il eut un sourire éblouissant.

« Bon Dieu ! Mais c’est Javert !, s’exclama-t-il.

- Javert ?, répéta Romain Letellier, sans comprendre.

- JAVERT ?, » cria Valjean en plaçant ses mains en porte-voix.

Le cavalier fit un signe de la main et claqua son cheval. Il fit les derniers cent mètres en faisant galoper son cheval. Se permettant même de le faire piaffer.

« Cabotin », pensa Valjean en souriant de plus belle.

Puis, sur un arrêt impeccable, l’adjudant-garde stoppa sa monture à quelques pas des travailleurs avant de descendre gracieusement de son cheval. Un regard autour de lui et une ribambelle d’enfants, dont Hippolyte et Pierre se proposèrent pour se charger du cheval. C’était une vieille monture, certainement empruntée à la ville. Il n’y avait nul danger qu’elle ne s’échappe.

Javert confia donc les rênes aux enfants avant de se tourner vers les hommes.

Oui, c’était bien Javert. Six mois ne l’avaient pas changé. Un jeune homme de vingt ans. Il portait une tenue civile, simple et discrète. Seule la canne à pommeau plombé détonait un peu, glissée dans la selle du cheval.

La canne du policier.

Donc Javert était entré dans la police.

Javert s’approcha, il jeta un regard un peu perdu sur tous les hommes torses nus devant lui et le visage couvert de sueur et de crasse. L’un d’eux fit un pas en avant et Javert sourit avec joie, découvrant ses dents, très bien entretenues.

« Valjean ! Ainsi te voilà devenu journalier. Cela m’étonne de toi.

- Bonjour mon adjudant.

- Plus maintenant. Je suis sergent dans la police. »

Un sourire amusé. Les deux hommes se tenaient face à face, ils s’étaient rapprochés sans s’en rendre compte. Un instant d’hésitation puis ils se serrèrent la main, heureux de se revoir.

« Viens que je te présente. »

Une main sur son épaule, Javert obéit à Valjean. Il se retrouva devant la troupe d’ouvriers agricoles et retira son large chapeau. Dévoilant sa longue chevelure, noire de corbeau, et son ascendance gitane.

Javert avait quitté pour la première fois le bagne. C’était son premier voyage. Il était inquiet mais la main de Valjean le rassurait.

« Voici mon garde-chiourme, l’adjudant Javert.

- Ton garde-chiourme ? »

On n’en revenait pas. Un garde-chiourme comme ami ? Valjean était vraiment un étrange forçat. Surtout maintenant qu’on avait vu son dos et les marques des punitions terribles qu’il avait subies de la part de la garde.

« Oui, j’étais un garde-chiourme, admit Javert, replaçant son chapeau sur la tête, le soleil tapait fort, mais bien moins fort qu’à Toulon. J’étais un adjudant-garde au bagne de Toulon il y a encore quelques semaines. »

On admirait la silhouette de Javert, impressionnante. L’homme était si grand, si mince, si imposant et il se savait sûr de sa place et de son rang. Il respirait l’autorité.

« Et aujourd’hui vous êtes ?, demanda M. Letellier, un peu décontenancé devant cette apparition.

- Je suis entré dans la police. C’est une carrière plus intéressante que garde-chiourme.

- Tu étais pourtant un bon garde-chiourme, sourit Valjean.

- Je ne sais pas. Le capitaine Thierry a dit que j’allais lui manquer.

- Plutôt Vandecaveye. »

Un rire complice. Javert se détendait enfin.

« Certainement. L’homme était désespéré lorsque je lui ai donné ma lettre de démission, il m’a promis une promotion si je restais. Et un poste d’adjudant en chef.

- En tout cas, tu ne manqueras pas aux forçats. »

Une telle phrase, si irrévérencieuse, lui aurait valu un coup de matraque dans le bagne, là cela n’attira qu’un sourire amusé des lèvres de Javert.

Les deux hommes se regardèrent encore.

Valjean était tellement heureux que chacun remarqua son sourire lumineux, un sourire qui se reflétait dans celui large de l’ancien garde-chiourme. Valjean était un homme affable mais assez austère. Discret et silencieux. Là, il rayonnait et bavardait, joyeux de vivre.

« Bien… Je vais me chercher à loger à Crèvecoeur, annonça Javert, ne sachant pas quoi ajouter. Je pars pour Paris demain...

- Crois-tu que tu serais capable d’abattre un travail de forçat ? »

Un défi ? Cela amusa le sergent prêt à le relever.

« Ce n’est pas parce que j’étais du bon côté du fouet que je ne suis pas capable de travailler Valjean ! »

Valjean songea un instant à l’inspecteur Javert plaidant pour sa destitution et expliquant avec désinvolture qu’il était encore jeune et pouvait travailler dans les champs…

Aujourd’hui, on allait vérifier la validité de cette affirmation.

Valjean se tourna vers son patron mais M. Letellier ne fit qu’acquiescer. La moisson ne devait pas attendre, des bras en plus étaient toujours les bien venus.

« Bien, mon adjudant ! Après vous ! »

D’un geste habitué à la promiscuité du dortoir, Javert commença à retirer ses vêtements, sans pudeur. Il fit mine de ne pas remarquer les regards intéressés des filles de ferme. Un nouvel homme ? Un jeune en plus ? Voyons…

Valjean, lui, devait lutter pour rester impassible. Il ne connaissait pas le corps de Javert jeune, il l’avait découvert déjà âgé, marqué par les années… Il essaya de ne pas le dévorer des yeux.

Bientôt, Javert se retrouva torse nu et son corps naturellement bronzé ne détona pas au-milieu des corps des paysans vivant au soleil.

Javert était un bel homme, fin, musclé, les épaules larges mais sans être la bête de muscles qu’était Jean Valjean. Il n’avait pas la force de ce dernier d’ailleurs mais il n’était pas chétif. On remarqua les poils sombres parsemant la poitrine et quelques cicatrices impressionnantes attirèrent l’œil.

Valjean reconnut un coup de couteau en pleine omoplate...et des traces de fouet assez anciennes dans le dos.

Javert, enfant né au bagne et élevé dans ses locaux, n’avait pas eu une enfance facile et son adolescence avait été passée à apprendre le métier de garde-chiourme.

C’était vrai, le corps de Javert n’était pas vierge de marques de violence. Valjean se promit d’examiner cela avec soin dans une de ses prochaines vies.

Ce qui en soi était une pensée tellement étrange que cela le fit rire. Javert leva les yeux et le regarda, un peu inquiet.

Le trouvait-on ridicule ? Valjean se fustigea et sourit, désignant une faux à Javert.

« Au travail, mon adjudant.

- A vos ordres, 24601. »

Le travail fut long et n’était pas terminé à la fin du jour. La chaleur était si forte que les hommes prenaient régulièrement des pauses.

Jeanne Duval et les autres filles de ferme apportaient de l’eau pour les hommes. Les femmes ramassaient les gerbes de blé et en faisaient des tas. On remplissait des charrues pour les les transporter jusque dans la cour de la ferme.

Plus tard aurait lieu le battage…

On buvait, on se mouillait le torse, on se jetait de l’eau dessus.

Pour le plaisir de faire crier les filles. Pour le plaisir de voir les chemises féminines devenir transparentes. Pour le plaisir de prendre un peu de fraîcheur.

Les enfants furent envoyés faire la sieste dans l’ombre des arbres, surveillés par les plus jeunes des servantes. M. Letellier abandonna le travail à son tour lorsque la chaleur devint trop forte. Son fils insista tellement, imité par les hommes et les femmes de la ferme que le vieil homme accepta de se reposer à l’ombre.

Et le travail continuait.

Parfois, on levait le nez pour regarder les deux hommes de Toulon. Valjean et Javert avaient transformé ce simple travail agricole en compétition.

Ils s’arrêtaient le moins possible et travaillaient le plus possible. L’eau était un objet précieux qu’ils économisaient.

Jeanne vint les gronder plusieurs fois, les mains posées sur ses hanches, les joues rougies par la chaleur.

« JEAN ! Il fait chaud ! BOIS ! M. JAVERT ! IL FAUT BOIRE ! Vous serez beaux demain lorsque vous aurez de la fièvre et qu’il faudra faire venir le médecin. »

Mais voilà. Le forçat voulait en remontrer au garde, il redevenait le bœuf du bagne, Jean-le-Cric devenu ouvrier agricole. Il fauchait avec une régularité mécanique.

Le garde-chiourme souffrait davantage. Il devait l’admettre, il n’avait jamais fait de travaux de force. Il surveillait, il frappait, il organisait mais il ne travaillait pas de ses mains ! Il apprenait à faucher avec un des hommes de M. Letellier et faisait de son mieux.

On se moqua gentiment du garde qui perdait la compétition.

Javert dut abandonner le combat, il allait se sentir mal. Il n’avait plus de souffle, son dos était douloureux et sa gorge souffrait du manque d’eau. D’un geste habitué aux conflits, il leva les mains et demanda grâce.

« Cela suffit, Valjean. Tu as gagné.

- Tu vois Javert ? Être un forçat a du bon parfois.

- Je m’incline… »

Valjean cessa de faucher et s’approcha de Javert. Il perdit son sourire en voyant le visage pâli de l’argousin. Jeanne n’avait pas tort avec son insolation.

« Tu vas bien ?, demanda Valjean.

- Si je me permets de m’asseoir à l’ombre sous les arbres, on me laissera faire ?

- Mais bien sûr ! Quelle question ? Tu es libre de t’asseoir où tu le souhaites.

- Merci Valjean. »

Et joignant le geste à la parole, Javert alla se poser sous les arbres. Maintenant, il était aussi sale et crasseux que les autres ouvriers agricoles. Une fille lui proposa aussitôt de l’eau et Javert remercia poliment avant de boire de longues gorgées. Puis, il s’installa confortablement et contempla le champ, les moissons, la charrue tirée par des bœufs pour ramener la récolte...et Jean Valjean...

Valjean se retrouvait presque le dernier encore dans le champ à travailler. Voyant le regard de Javert posé sur lui, le forçat redressa les épaules et reprit sa tâche.

Cabotin ? Oui, lui aussi l’était un peu.

Bientôt, il ne resta plus que lui. Chacun admirait les muscles de son dos, large et puissant. Ils roulaient avec soin alors que Valjean manipulait la faux.

« Jean sait-il que nous revenons demain ?, demanda un des ouvriers en riant.

- Il doit vouloir tout faire aujourd’hui !, renchérit un autre.

- Jean doit avoir un rendez-vous galant !

- Alors il devrait s’arrêter car il va puer le bouc.

- C’est déjà le cas ! »

Et les rires fusèrent de partout et durèrent longtemps. Javert se fendit d’un petit sourire. Il était vrai que l’odeur de tous ces corps en sueur était forte mais il avait senti bien pire au bagne de Toulon.

« Etait-il ainsi en prison ?, se permit de demander M. Letellier à Javert.

- Comment cela ?, » répondit Javert, tiré abruptement de son rêve éveillé.

Ses yeux posés sur le dos et les cuisses de Valjean faisaient naître des images involontaires dans l’esprit de l’adjudant. Exactement comme à Toulon.

« Travaillait-il aussi fort ?

- Oui, Jean Valjean était un bagnard exemplaire. Une force de plusieurs hommes et une volonté à toute épreuve. »

On approuva ses propos. Jean Valjean était toujours ainsi, il prenait la tâche de dix hommes et la menait à bien.

« Pourquoi a-t-il été autant battu dans ce cas ?

- Parce qu’il n’était pas toujours soumis aux ordres. Il y a un règlement strict à respecter, le moindre écart est durement puni.

- Durement ! C’est le mot ! »

Javert tourna son regard sur le maître et ses ouvriers. Il n’aimait pas qu’on se permette de le juger ainsi. Il n’avait pas fait le règlement mais il avait été payé pour le faire respecter.

« S’il n’y a pas règles, alors c’est l’anarchie. Les prisons sont un mal utile.

- Quel mal a commis Jean pour aller au bagne ? Un simple vol de pain ! Et vous trouvez cela juste ?

- Ce n’est pas à moi de juger de la loi. Plaignez-vous auprès des juristes.

- Mais vous l’avez battu !!! »

On n’en démordait pas. Un homme payé pour en fouetter un autre, pour lui faire du mal. Cela semblait immoral.

Javert en avait assez, il allait se lever pour partir et quitter ce tribunal impromptu lorsque Valjean abandonna à son tour le combat. Il vint s’asseoir à côté de Javert. Et il perçut le malaise.

« Que se passe-t-il ?

- Rien que de très normal, Valjean. Des questions sur le bagne, répondit sobrement Javert.

- As-tu raconté comment tu m’as protégé au bagne ? Comment tu permettais aux hommes d’avoir plus de repos en cas de blessure ? As-tu parlé de la classe de lecture ?

- Non, Valjean.

- Alors je vais le faire. »

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