Scène V
Donc voici le Javert du Valjean du XXIe siècle.
Valjean regardait la tombe et tout à coup on déposa un vase de fleurs fraîches. Valjean sursauta et aperçut la vieille femme de tout à l’heure le regarder en souriant.
« Vous êtes venu voir mon Fraco ?
- Fraco ? Je croyais que c’était François.
- Pour les gadgos. L’un de ses prénoms était Fraco.
- Et Jimenez ?
- Mon nom. Fraco a pris mon nom quand il est devenu assez grand pour comprendre.
- Comprendre ? »
La vieille femme était heureuse de parler. Ce fut comme si la foudre venait de frapper Valjean.
« Vous êtes la mère de François ?
- Oui. Je suis contente que quelqu’un vienne le voir. Il est tellement seul mon Fraco. Il l’a toujours été. Vous voulez boire un verre ?
- Oui, madame. »
La vieille femme se mit à rire en terminant de placer les fleurs. Valjean se porta à son secours. Elle se releva en soupirant de douleur.
« Fraco détestait les fleurs. Mais je ne peux pas voir sa tombe sans fleurs. Je viens le plus possible pour les changer. Je ne sais pas quoi mettre d’autre sur sa tombe. »
Valjean soutenait la vieille femme. Quel âge avait-elle ? Elle sourit et lui dit :
« Pas madame, appelez-moi Dolorès. »
Elle regarda la tombe de son fils et resta quelques instants silencieuse, avant de se décider à partir. Valjean la suivit, la main sous son bras.
Elle était si fragile.
La mère de Javert…
Les ronflements étaient doux. L’homme était clairement épuisé. Qui sait depuis quand Javert n’avait pas dormi ?
Valjean reprit ses caresses. Délicatement, il touchait le dos, les épaules du policier, admirant la musculature. Il regrettait les cheveux longs à la couleur de Mercure.
A Crèvecoeur, dans ce grenier à foin où ils firent l’amour pour la première fois, les cheveux si longs du policier avaient fait comme une vague sur l’oreiller rempli de foin. Une vague de Mercure, douce et soyeuse. Valjean l’avait caressée avec euphorie, émerveillé par ses reflets à la lumière.
Là, les cheveux étaient courts. Un peu durs.
Valjean regrettait mais il apprenait à apprécier le lieutenant Javert.
« A quoi tu penses Jean ?
- J’ai faim. Pas toi ?
- Une douche et un repas seraient merveilleux. »
Javert s’étira comme un chat au soleil. Valjean trouva cela adorable. Il lui avait déjà joué cette scène à l’hôtel de New-York.
« Quelque chose de gras, de lourd et d'alcoolisé ? »
Javert se mit à rire doucement.
« Mhmmm. Un beau programme. »
Le policier se leva, indifférent à sa nudité et se dirigea vers la salle de bain. Devant la porte, il se tourna vers Valjean.
« Et le Frenchie ? Je la prends seul cette douche ou tu m’accompagnes ?
- Je pensais que tu voulais de l’espace.
- Merci pour ça, c’est gentil, mais je préférerais me laver avec ton joli cul. »
Valjean se leva et rejoignit Javert.
La douche était assez grande pour accueillir les deux hommes. De toute façon, une plus petite douche aurait été suffisante vu le peu de place que prenaient les deux amants. Javert embrassait Valjean, ravi de sentir à nouveau les muscles si bien dessinées du Frenchie sous ses doigts. Valjean lavait soigneusement le dos de Javert, oubliant peu à peu le reste…
La douche prit un très très long moment.
Ils ne firent rien d’autre que s’embrasser, se découvrir, s’apprendre. Leurs bites étaient à moitié dures, aucune envie de baiser pour le moment.
Après la douche, ils revêtirent une simple serviette et redescendirent dans le salon.
Tout était resté en l’état.
Les dossiers de Javert.
Les verres d’alcool.
Le sac de voyage.
Valjean ne laissa pas son compagnon penser trop loin, il posa ses mains sur ses épaules nues et murmura :
« On commande des pizzas ou tu te sens d’attaque pour sortir ?
- Non, restons ici aujourd’hui. On verra demain. »
Valjean fit tourner l’homme plus jeune dans ses bras et le serra fort contre lui.
« Je t’aime, » murmura Valjean, essayant d’enfoncer ses mots dans l’esprit désorienté du policier.
Javert n’allait pas bien. Ses tremblements convulsifs le prouvaient.
Ils avaient fait l’amour, oui, mais rien n’avait été réglé.
Valjean lâcha Javert le temps de saisir son téléphone et de commander deux pizzas. Car maintenant, l’homme du XIXe siècle savait téléphoner, il connaissait la différence entre une Margarita et une Quattro Stagioni.
Puis, il décida de ranger son salon, cacher tout ce qui pouvait faire du mal à Javert.
D’ailleurs, il le retrouva dans le salon, en train d’examiner une photographie placée sur un mur.
Cette vision glaça le sang de Jean Valjean.
La photographie de François Jimenez, alias Fraco Javert.
« Mon Fraco n’a pas eu une enfance facile et j’y suis pour quelque chose. »
La mère de Jimenez vivait dans un appartement dans des petits logements sociaux dans un quartier résidentiel de la ville, situé en-dehors des remparts, loin du centre historique. La ville lui payait une petite allocation. La femme avait travaillé comme agent d’entretien au service de la commune. Un immeuble aux couleurs rosâtres et à la façade sans fioritures.
Dolorès Jimenez expliqua d’ailleurs que c’était grâce à son fils qu’elle avait obtenu tout cela.
Le logement était petit et assez pauvrement décoré, mais il était à elle. Fraco le lui avait acheté. Des années d’économie pour bien loger sa mère.
« Une enfance difficile ?
- Je n’ai pas été une bonne mère pour Fraco. Je l’ai battu. »
Qu’elle l’accepte aussi facilement choqua Valjean.
« J’ai battu mon fils et j’ai laissé son salopard de père le battre encore plus fort.
- Son père ? »
Mme Jimenez but son verre de bière et laissa passer quelques minutes pour réfléchir.
« Vous voulez voir des photos ?
- Je vous en prie, ma...Dolorès.
- Fraco détestait être pris en photos. Mais j’en ai quelques-unes. »
Elle se leva, lentement.
Ces temps-ci, elle avait une douleur à la hanche qui l’handicapait. Elle avait beau serrer les dents, la douleur restait. La vieillesse.
Valjean reconnut tout à coup son fils dans le froncement de sourcils, le nez retroussé et les yeux clairs.
La mère de Javert !
Elle avait de longs cheveux mais devenus grisonnants avec l’âge. Un jour, ils seront blancs comme les siens l’étaient aujourd’hui.
Elle disparut dans une autre pièce et revint avec un album-photo. Elle s’assit tout contre lui sur le canapé de cuir et l’ouvrit.
Cela commençait comme un album-photo ordinaire.
Un nourrisson, nu, les fesses à l’air et la goutte de bave coulant sur le menton, un large sourire d’ange.
Un enfant au visage renfrogné, devant une baraque de fête foraine. Quatre ans ?
Valjean leva les yeux pour examiner la femme, elle expliqua sans se faire prier :
« Nous sommes des gitans, je suis une voyante. J’ai longtemps suivi les voyages. Aujourd’hui, je reste près de mon fils. »
Quatre ans, cinq ans, puis plus rien.
La prochaine photographie montrait un jeune homme, souriant à peine, avec des cheveux longs, d’une couleur noire, et une paire de lunettes de soleil glissée dans la poche d’un uniforme de police. Il se tenait, les bras croisés, devant une magnifique moto, flamboyante. Une V-Max.
Fraco Jimenez.
Il était superbe.
Valjean reconnaissait aussitôt son Javert. Celui de Toulon ! Et il restait hypnotisé par cette image venue du passé.
De ses passés.
« Par décision du juge, mon fils m’a été retiré. On l’a placé dans une famille d’accueil. Je ne l’ai plus jamais revu jusqu’à ce que ce soit lui qui vienne me chercher.
- Où habitiez-vous alors ?
- Toulon. Il venait d’entrer dans la police, il a vingt-trois ans sur cette photographie. Il est beau mon Fraco, non ? »
Elle souriait, elle le taquinait un peu. Comme si elle ne connaissait pas Jean Valjean. Fraco lui en avait parlé, un peu. Elle avait compris, beaucoup.
« Oui, il est beau.
- Il est venu me chercher et m’a emmenée avec lui à Montreuil où il avait été nommé. Il m’a trouvé un logement, un travail. Il avait déjà pris mon nom, il voulait assurer ma sécurité.
- Et son père ?
- Une ordure ! Fraco est entré dans la police pour pouvoir le trouver et le foutre en tôle.
- Pardon ? »
Nouveau verre de bière. Dolorès Jimenez apporta des petits biscuits apéritifs. Elle n’était pas fière de sa vie. Mais elle était contente de parler au compagnon de son fils, même si… Même si cette histoire ne s’était pas bien finie.
Jean Valjean avait rendu heureux son fils et c’était bien le seul être sur cette Terre qui avait réussi cet exploit.
Même si cela n’avait duré que quelques mois.
« Paco Javert. Une saloperie ! Il nous a tout fait ! Il a volé, tué… Il nous a abandonnés alors que Fraco avait cinq ans. Peu de temps avant qu’on me retire mon fils pour défauts de soin et maltraitance.
- Mon Dieu !
- Quand Fraco a eu seize ans, il a demandé à changer de nom de famille. Le juge a accepté et mon fils a pris mon nom. Il a aussi francisé son prénom, devenant François Jimenez.
- Et son père ?
- Aucune idée. Il a du pourrir en prison. Fraco ne l’a jamais retrouvé. »
D’autres photographies montrant la mère et son fils. On reconnaissait les yeux, les cheveux. La mère était si petite dans les bras de son géant de fils.
Puis il y eut quelques photographies montrant des courses de moto. François participait et était vainqueur.
« Un champion de course de moto ?, demanda en souriant Valjean, caressant sans s’en rendre compte le sourire réjoui du policier sur la photographie.
- Un vrai champion ! Course de côte, course de vitesse… Il a eu quelques accidents mais rien de dramatique. Il savait conduire son monstre.
- Une V-Max ?
- Je n’y connais rien en moto. Je lui demandais juste d’être prudent. J’essayais de me comporter en mère. »
François vieillissait. Il avait trente ans, quarante ans. Il souriait rarement, il montait en grade. Sa mère se ratatinait de plus en plus, perdue dans l’ombre de son fils.
Et ce fut la fin.
Une dernière photographie montrant le policier en grande tenue. Il souriait enfin mais le regard agacé prouvait à lui seul à quel point l’insistance du photographe l’irritait. Derrière lui, fidèle au poste, la V-Max, merveilleusement entretenue.
Javert était tellement beau. Le Javert de Montreuil !
« J’aimerais un souvenir de lui…
- Prenez une photographie si vous voulez. Pour vous, je veux bien.
- Pour moi ? »
Elle sortit la photographie délicatement de son écrin de plastique, elle collait un peu. Elle regardait intensément son fils.
« Il a quarante ans. C’est le jour de son anniversaire. Ce fut son dernier.
- Quelle tristesse. »
Une parole pleine de compassion.
La mère de Javert plaça la photographie entre les mains de Valjean. Il perçut le tremblement des doigts.
« Il faut dire ce qui est. Fraco ne fut jamais heureux. Parfois, il était satisfait. Mais il n’était pas heureux. Jusqu’à ce qu’il vous rencontre.
- Moi ?
- Ne me prenez pas une conne, s’il vous plaît ! Je ne suis pas idiote. Fraco ne me parlait pas beaucoup de sa vie privée et j’avais perdu le droit de l’interroger depuis longtemps. Mais cela ne veut pas dire que nous ne parlions pas. »
Un silence.
Pesant.
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