Scène XXI
Javert sourit, toujours, mais ne dit rien. On le chassa d’un geste agacé, comme on chasse un moucheron.
Dans le couloir de la Préfecture, Javert percuta Rivette. L’inspecteur fut surpris de remarquer l’attitude soucieuse de son collègue.
« Tu veux que je te ramène chez toi Javert ? J’ai un fiacre au nom de la Sûreté, on peut en abuser et se faire ramener à demeure. »
Une petite corruption.
Il va sans dire que l’ancien inspecteur Javert aurait bondi de répulsion à l’idée.
Aujourd’hui...plus grand-chose ne touchait l’inspecteur, il savait que le monde était gris, que les gens étaient facile à corrompre et que la société dans son entier était un suprême Léviathan, impossible à réformer.
Peut-être que les Amis de l’ABC n’avaient pas tort en fait ?
« Je te suis, ouvre la route ! »
Javert tendit la main et désigna les couloirs sombres de la préfecture à son collègue. Rivette souriait, content de cette compagnie.
A l’abri du fiacre que M. Allard allait payer sur les fonds de la Sûreté, Rivette osa interroger son vis-à-vis.
« Que te voulaient les darons ?
- Me maquiller [donner] un travail de surbine [surveillance, espionnage].
- Et tu as répondu quoi ?
- D’aller se faire foutre. Avec les formes bien entendu.
- Javert, Javert, Javert…, fit Rivette, amusé et désespéré.
- S’ils veulent que je prenne la porte [démissionne], je m’en ferai un honneur...
- Jobard ! A ton âge ? Et tu deviendras quoi ?
- Un journaleux ? »
Un rire, encore !, partagé, vrai, sans ce côté hystérique qui trahissait les idées sombres de l’inspecteur Javert. Il avait des collègues, il avait des amis, il avait un compagnon…, une famille.
« Sérieusement ?, reprit Rivette.
- Vidocq m’a proposé de trimer [travailler] pour lui. Pourquoi pas ?
- En effet. Pourquoi pas ? »
Rivette était rassuré. Il regardait son collègue avec attention. Javert allait mieux depuis quelques semaines. Il avait repris du poids, il était plus posé et n’arpentait plus nerveusement les pavés de Paris. Ses cheveux et ses favoris étaient plus soignés, ainsi que ses vêtements.
Non pas que l’inspecteur Javert n’ait jamais été impeccable chaque jour de travail mais on décelait une touche intime dans l’habillement du policier. Les vêtements étaient mieux entretenus, les cheveux bien coiffés, les sourires plus nombreux.
Javert n’était plus un loup solitaire. C’était évident. Il devait s’être enfin trouvé une femme. Rivette brûlait d’interroger son collègue mais qui pouvait se permettre de le faire ? A part Vidocq peut-être ?
Rivette en était là de ses réflexions.
Alors que le fiacre arrivait rue Plumet où tout le monde savait maintenant que Javert demeurait, l’inspecteur sortit la tête par la fenêtre pour crier au cocher de poursuivre jusqu’à la rue des Filles-du-Calvaire.
Il ne pouvait ignorer le sourcil levé de son vis-à-vis, Javert voyait tout et remarquait tout. Un sourire amusé apparut sur les lèvres fines du policier. Attendant simplement que Rivette ne supporte plus le silence lourd et l’interroge.
« Rue des Filles-du-Calvaire ? Tu ne vis plus rue Plumet ?
- Pour l’instant, je demeure là. »
Le sourire grandit et les yeux gris brillèrent de plaisir. Rivette osa poursuivre son interrogatoire, pour pénétrer plus profondément dans la vie privée de l’inspecteur Javert.
« Il y a quelqu’un qui t’attend là ? »
Là, c’était frapper fort ! Javert ne cacha plus le rire qui le prenait. Rivette l’accompagna mais il était frustré le jeune cogne.
« Je t’aime beaucoup Rivette. Tu es...rafraîchissant… »
Pas forcément un compliment, Rivette remercia du bout des lèvres.
La conversation s’arrêta là et le fiacre arriva à destination. Javert se tourna alors vers son collègue et perdit tout sourire.
L’inspecteur Javert avait des yeux étincelants et les voir d’aussi près n’était pas toujours une joie.
« Maintenant, mon cher Rivette. Tu vas me faire le plaisir de rengrâcier [se taire] sur ma piaule [demeure]. Je n’ai pas besoin qu’on vienne fourrer son nez dans mes affaires.
- Tu peux me faire confiance, Javert. »
Une voix assurée, Rivette observait intensément son collègue. Puis Javert sembla trouver ce qu’il voulait dans les yeux de son officier. Il acquiesça et descendit enfin du fiacre.
Décidément il passait son temps à tenir des conversations graves dans les fiacres. Dire qu’il avait tenu un poste de mouchard sous les traits d’un cochemar [cocher] durant une affaire.
Les deux hommes se saluèrent et Javert frappa à la porte de la riche demeure des Pontmercy-Gillenormand.
Valjean fut soulagé de le voir. Autant que le policier était soulagé de le retrouver. Un repas pris plus tard, l’inspecteur était en retard pour le dîner. Mais baste, il ne pouvait pas se permettre d’envoyer promener ses supérieurs.
Valjean ne demanda rien, il était tellement heureux d’avoir Javert à ses côtés.
Trois semaines.
Dieu que c’était long !
Dés que le médecin cessa enfin de bander l’épaule de Jean Valjean, Cosette accepta de laisser partir son père.
Jean Valjean retourna vivre rue Plumet, Toussaint sur ses talons avec le jeune Pierre, heureux de retrouver l’homme qu’il avait appris à considérer comme une sorte de père.
Jean Valjean retourna vivre rue Plumet et le jour de son retour fut le jour de l’emménagement définitif de l’inspecteur Javert avec le vieux forçat.
Javert abandonna la rue des Vertus et apporta ses quelques malles dans le salon de Valjean. Jean Valjean commença à perdre l’habitude d’avoir peur des nuits. Peur de s’endormir et de se réveiller ailleurs.
Javert vivait avec lui, pour de vrai, totalement.
Bien entendu, les deux hommes étaient prudents avec leur affection. Rien ne transparaissait en-dehors de la maison avec un jardin bien clos de la rue Plumet.
Chaque nuit, les deux hommes dormaient ensemble dans la même chambre, dans le même lit et parfois ils ne dormaient pas immédiatement.
Même si les touches étaient prudentes, par déférence aux blessures de Valjean, les deux hommes se retrouvèrent avec le corps nu de l’autre collé contre le sien.
Et des serments d’amour tendrement soufflés dans le creux de l’oreille, dans la courbure du cou, sur des lèvres quémandeuses…
« Je t’aime… Je t’aime… Je t’aime... »
Un même discours venant de deux bouches différentes.
Et cette fois, Valjean y croyait enfin.
Et la vie se poursuivit.
Un bond dans le temps devait s’imposer.
Valjean et Javert vécurent dans la maison de la rue Plumet des années. Ils virent Cosette s’arrondir et devenir l’heureuse mère de trois enfants.
Javert leva les yeux au Ciel, derrière ses lunettes de lecture, lorsqu’il apprit le prénom du seul garçon de la famille Pontmercy. Jean, comme il se devait.
Javert fut même surpris aux deux autres naissances de découvrir une Georgette et une Sophie, il s’était tellement attendu à une Fantine ou une Jeanne.
Les années passèrent.
Valjean devint un pépé et Javert apprit avec horreur de la bouche de Jean l’aîné des enfants Pontmercy qu’on l’appelait tonton.
Ce jour-là, cela poussa le policier à boire plus que de raison.
Ils vécurent des années de vieillesse tranquilles, dans la maison de la rue Plumet, entourés des enfants de Cosette…, puis d’Azelma, la sœur de cœur de Cosette…, puis de Pierre, le petit protégé devenu un habile sergent de police aux ordres du vieux commissaire du poste de Pontoise. Javert était enfin monté en grade, malgré son origine, sa couleur de peau, sa tendance à la désobéissance.
Valjean, prenant son rôle de grand-père avec sérieux, racontait des histoires aux petits enfants, assis autour de lui.
Posté dans l’encadrement de la porte, l’ancien inspecteur Javert surveillait la scène, comme de juste.
« Tu as une imagination débordante, Jean, le taquinait le policier. Des bateaux volants ? Des fiacres sans chevaux ? Des trains sous la terre ?
- J’ai des rêves très variés.
- Tu devrais écrire des livres. »
Un sourire, affectueux.
Valjean adorait le sourire de Javert, l’homme s’était ouvert et acceptait la tendresse maintenant. Il la montrait aussi. Et son cœur débordait d’amour.
Parfois, il y avait des bagarres entre les enfants dans le jardin tranquille de la rue Plumet. Et les enfants savaient très bien vers qui se tourner.
Si tu voulais être cajolé et consolé, il fallait aller voir grand-père Jean...mais si tu voulais des conseils pour te battre mieux, il fallait aller voir oncle Fraco… Bien entendu, on se prenait un savon pour avoir osé perturber sa tranquillité mais le vieux cogne était toujours prêt à expliquer une bonne technique de combat…
Une affaire de famille.
De l’Art d’être grand-père…
Un jour durant toutes ses années, le commissaire Javert prit sa retraite. Il devait s’avouer qu’il était vieux et incapable de faire face à la jeunesse actuelle. Les criminels étaient toujours les mêmes mais les enquêtes se complexifiaient.
De nouvelles techniques modernes apparaissaient. On parlait de transformer radicalement le métier de policier.
Javert ne voulait pas voir cela, il déposa donc une nouvelle lettre de démission sur le bureau du préfet. M. Gisquet avait été remplacé par M. Delessert. On ne discuta pas et on accepta son départ en retraite.
Ce fut un jour assez triste.
Javert but en compagnie de ses collègues un dernier glace au café « Suchet », Vidocq perturba la soirée à raconter des anecdotes sur la jeunesse de Javert. L’argousin à Toulon était un mystère pour beaucoup.
« Ta gueule Vautrin !, lança Javert, mais sur le ton de l’affection.
- Le rabouin était un salopard. On rêvait tous de lui casser la gueule à coups de gourdin, hein l’argousin ?
- La guillotine pour agression contre un garde-chiourme, rétorqua Javert, amusé.
- Si on retrouve le coupable, gy. Mais sinon…
- Le mitard fait bien parler les gonzes… Il suffit d’être convaincant.
- Sûr ! Monsieur l’adjudant-garde ! »
Les deux hommes claquèrent leur verre l’un contre l’autre.
Deux amis.
Ce fut un jour assez triste.
Mais Valjean était heureux de vivre définitivement avec Javert. L’amour qu’ils firent ce soir-là fut intense, malgré leur âge.
Ils étaient vivants ! Vivants ! Amoureux !
« Et maintenant que vas-tu faire Fraco ?, demanda doucement Valjean en caressant les cheveux devenus presque blancs de son compagnon.
- Je ne sais pas. Je veux juste être avec toi. Toujours. »
Il ne fallait pas penser à plus loin que quelques jours. Ils étaient vieux. Valjean sentait son cœur être fragilisé. Il savait aussi que Javert n’allait pas si bien que cela, ses rhumatismes le brisaient, mais le fier policier ne l’aurait avoué pour rien au monde.
Ils étaient vieux.
Et soudain, Valjean eut une idée, amusante, pour retrouver le sourire dans ces pensées si sombres.
Ils étaient vieux mais ils n’étaient pas encore morts !
« J’aimerais faire un voyage, lança le vieux forçat, la voix douce.
- Un voyage ? Où donc ?
- A New-York.
- Quelle idée ! New-York ? Pourquoi donc ? »
Valjean sourit, tout à ses souvenirs. A New-York il avait connu le lieutenant Javert, il en était tombé amoureux...même s’il savait maintenant que ce n’était pas de l’amour…
« J’ai beaucoup lu sur cette ville. C’est une ville de l’avenir. »
Javert avait levé la tête pour regarder Valjean avec un vieux reste de suspicion, bien digne de l’inspecteur de police. Mais il ne trouva nulle moquerie, nul mensonge, Valjean était sérieux.
« New-York ?, répéta Javert. Pourquoi pas ? »
Et oui !
Pourquoi pas ?
FIN
Annotations