Mensonge

6 minutes de lecture

Son père n’avait pas menti. Sa mère l’appela en effet dans la soirée. Elle lui passa un savon mémorable, dont il se souviendrait longtemps. Heureusement, il avait pris soin de prendre l’appel dans sa cabine.

« Je ne sais pas ce qui me retient de venir te chercher. Si ton père m’avait proposé de prendre l’Elbereth... »

Kael retint un frisson. Ne surtout pas montrer à sa mère qu’il craignait cette option. Maintenant qu’il avait répondu à leur appel, ils pouvaient le localiser. Une fois avait suffi. Un signal qui traverse tout l’espace en vain, puis vient soudain buter contre un vaisseau qui s’identifie en répondant… Voilà ce qu’Indis avait provoqué en acceptant l’appel. Il était désormais très facile à ses parents de monter sur leur croiseur de guerre, de le rejoindre en un saut et de l’aborder, comme un enfant saisit entre ses deux doigts un bateau en papier sur une rigole.

Mais son père – parait-il – avait jugé profitable que Kael se fasse ses propres expériences.

« Il dit que tu es autonome, maintenant, grogna sa mère. Mais moi, je n’en ai pas vraiment l’impression ! »

Kael tenta d’argumenter. Il raconta à sa mère comment il avait réussi à s’enregistrer comme navire marchand et recruté un équipage (il tut l’épisode de la baston, et lui cacha le pansement grossier sur son ventre), tout cela dans le but de la rassurer. Mais elle tint à avoir tous les antécédents de ses nouvelles recrues. Qui était ce vétéran ? De quelle guerre, dans quelle unité ? L’Infanterie Mobile ? Un cosmo-légionnaire, et si oui, de quelle légion ? La flotte républicaine, le Bataillon d’Exploration ? Un Astra Leo ? Et si c’était un ancien agent du SVGARD, ou pire, un de leurs exécutants, ces fanatiques complètement cinglés qu’on appelait les Inquisiteurs ? Il y avait pensé, à tout cela ? Et ces deux femmes, qui étaient elles ? Pourquoi ne connaissait-il pas le véritable nom de la deuxième ?

« Méfie-toi, Caëlurín, l’avertit-elle. La galaxie est vaste et dangereuse. Elle recèle des horreurs que tu n’imagines même pas. »

Kael se permit un sourire. Les dangers, ça, il les connaissait. En théorie, bien sûr. Mais Oncle Lathé lui avait tout raconté. Les orcanides, les Marcheurs Desséchés… Et même, oui, la Ténèbres, cette personnification d’un trou noir qui faisait si peur à son peuple.

« Tu as bien ton cristal-cœur ? » demanda d’ailleurs sa mère.

Kael toucha le cristal qui pendait à son cou.

« Oui, maman. Toujours. Je ne l’enlève jamais, même pas pour aller à la douche.

— Très bien. Que cela reste comme ça. Tu ne dois jamais l’enlever, Caël, jamais. Ce serait peut-être aussi bien que tu te la fasses implanter, à condition qu’elle reste accessible à quelqu’un de confiance pour te la retirer au cas où il t’arriverait quelque chose… À propos, as-tu bien briefé tes amis sur ce qu’ils devront faire, dans ce cas précis ?

— Oui, maman, répondit Kael. Je le leur ai dit. »

Ce n’était pas tout à fait vrai. Il avait dit à ses amis en riant, un jour où ils avaient bu un peu trop de gwidth lors d’une soirée d’été à camper dans la forêt derrière la maison, que s’il mourait un jour sous leurs yeux, il leur faudrait ramener le cristal qu’il portait toujours autour du cou à ses parents. Mais il ne leur avait pas dit pourquoi, ni à quel point c’était important.

De toute façon, je ne suis qu’un peraedhel, pensait-il. Ces histoires de réincarnation ne me concernent pas.

Sa mère, visiblement rassurée, lui donna ensuite quelque nouvelles de la maison. Les carcadann – la passion de son père, son troupeau qu’il venait observer tous les jours, brouter et caracoler dans quelque clairière – le chien, Dio, la wyrm, Thoniel, qui devenait de plus en plus énorme mais restait toujours gentille. Elbereth et Dea, qui vivaient sous terre, dans le vaisseau. Et ses sœurs. Shëol et Shelwë insistaient pour aller à l’école de Pangu, mais ses parents ne savaient pas si elles étaient capables de conserver une configuration ou un dwol assez longtemps pour pouvoir faire illusion parmi les autres enfants. Lui, Kael, n’avait pas ce problème-là : ses oreilles n’avaient pris une forme vraiment pointue qu’à l’adolescence, à l’époque où il savait « noyer le poisson », comme il disait, et il avait rapidement eu les cheveux assez longs et épais pour réussir à les dissimuler la plupart du temps. Mais ses sœurs… Ce n’était pas une simple queue de fourrure, des oreilles pointues ou l’éclat un peu trop vif de leurs regards qu’elles avaient à cacher : c’était leurs deux paires d’yeux rouges… Il s’agissait de reines sil-illythiiri. Autrement dit, de superbes femelles à la peau anthracite – bien plus foncée que la sienne, même à la fin de l’hiver – aux cheveux blancs comme la lumière de l’étoile Polaire et aux quatre yeux rouges, à la pupille invisible des humains. De tous ses frères et sœurs, c’était celles qui faisaient le moins illusion.

Sa sœur Elarya avait l’air normale. Elle avait les cheveux brun clair, et les yeux vert lagon, comme lui, comme leur père, mais pouvant passer pour humains (pour l’instant). Son comportement, en revanche… Elarya passait ses journées à s’émerveiller de tout et de rien, à courir nue dans la forêt et les prairies, à dormir au haut des arbres ou à bloquer sur deux cailloux au bord d’une rivière. Elle avait le caractère contemplatif, rêveur et énigmatique de leur père. Pour l’instant, elle ne savait pas lire. Alors elle s’occupait en créant des petites images qui flottaient dans l’air, des lueurs féériques, d’inoffensives, mais bien peu humaines illusions. Sa mère continuait à prétendre qu’elle allait faire sa rentrée dès la fin de l’été, mais Kael, lui, savait bien qu’il s’agissait d’un vœu pieux. Ses parents se voilaient la face.

Restait Lalaith. Lalaith savait déjà lire l’ældarin et le Commun, car ses allergies au pollen ne lui permettaient pas de passer tout son temps dehors comme les trois autres. Si on lui teignait les cheveux – ce que ses deux pères refuseraient – elle pourrait peut-être faire illusion. Mais sa mère pensait la scolariser à la maison. Lalaith était très autonome, de ce côté-là.

« Et Oncle Lathé ? s’enquit Kael. Tu lui as dit que j’étais parti ?

— Il n’est pas encore revenu d’Urdaban, lui répondit sa mère. Mais quand je le lui dirai, il sera probablement très inquiet, comme nous. »

Kael ricana.

« Ça m’étonnerait. Oncle Lathé approuvera ma décision. Et ce n’est pas le genre à s’inquiéter pour si peu. Un ædhellon doit faire ses preuves, lorsqu’il atteint l’âge adulte. Cela, c’est lui qui me l’a appris.

— Sauf que tu es très loin de l’âge adulte, Caëlurín, le contredit durement sa mère. Tu n’as que dix-huit ans. Et un ædhellon n’est considéré adulte qu’au bout d’un siècle.

— Mais je suis adulte, pourtant ! grinça-t-il.

— Ton père m’a dit que tu n’as même pas encore eu tes premières fièvres », lâcha sa mère.

Ah, elle jouait cette carte-là.

Kael fut obligé de battre en retraite. Il n’avait aucune envie de parler de sa vie sexuelle à sa mère. Ni à son père, d’ailleurs. Et qu’est-ce qu’il en savait, celui-là ?

Une fois la conversation terminée, Kael resta assis dans son lit, essayant de méditer. Mais il n’y arrivait pas. Il était trop agité. Entendre la voix de sa mère lui avait donné la nostalgie de la maison, et la mention de son oncle Lathelennil, le fier prince d’Ombre, lui avait redonné le goût de l’aventure, l’envie d’en découdre avec des ennemis puissants, de prouver sa valeur. Ces émotions contradictoires le tiraillaient, faisant battre son coeur à cent à l’heure. Sa queue s’agita : il la déroula de sa planque sous sa combinaison de vol et la déploya.

Elle était piteuse, desquamée par endroits, le poil court et râpeux à force d’être tout le temps cachée, plaquée contre son ventre. Il en prit l’extrémité entre ses mains et la lissa doucement. Les rayures apparaissaient, le noir tranchant sur le blanc. Lorsqu’il était encore un hënnel, un enfant qui tétait sa mère, il était fier comme un prince de ce superbe panache de mâle, rayé de noir et blanc comme celui de son père. Contrairement à lui, ses sœurs avaient de minces queues lisses, terminées par un simple toupet à leur extrémité. Rien à voir avec la magnifique queue qu’il arborait, recourbée sur son dos, alors qu’il courait dans le cair de ses parents !

Kael la laissa retomber sur le lit. Il se mettrait de la crème après sa douche, aux endroits où le poil pelait. Il devrait sans doute en parler à son père… J’en parlerai à Oncle Lathé, décida-t-il. Même s’il ne l’avait plus aujourd’hui, il avait eu un panache, lui aussi. Il saurait le conseiller.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0