Oncle Lathé
La silhouette sombre du seigneur dorśari se matérialisa au milieu de la chambre du jeune homme, presque incongrue au milieu des lampions mettant une ambiance intimiste, du lecteur antique de musique et des images holo de vaisseaux célèbres au mur. Nulle holographie de famille n’ornait la petite chambre de ses couleurs pastels et de ses bouilles souriantes. Kael possédait bien une image de sa mère – qu’il gardait dans ses affaires – mais pas de son père et de ses sœurs. Les ældiens étaient difficiles à capturer avec le système holographique humain : seule la technologie filidhean intégrée à l’armement de son père permettait d’obtenir une image nette. Mais comme on pouvait s’y attendre, ce dernier gardait ses armes bien planquées.
Quelle classe, pensa Kael pour la millième fois en apercevant son oncle dans son armure noire.
Le prince Lathelennil Niśven le regardait, ses yeux sombres luisant dans la pénombre. Ses longs cheveux étaient lâchés : noirs comme l’espace d’un côté, blancs comme l’os de l’autre. Ses oreilles, dont la pointe dépassait de ses cheveux avec distinction – les oreilles longues, à la pointe très fine représentaient un critère de noblesse chez les ældiens – étaient bien tendues, dressées, à l’écoute.
Petit, Kael avait souvent souhaité être aussi typé que son oncle. Il avait une période où le physique tout en angles de ce dernier, ses traits particulièrement fins, son visage long et émacié, ses oreilles fuselées, ses yeux de charbon liquide dans lesquels dansaient des paillettes d’or, sa peau d’une pâleur extrême, avaient constitué la quintessence de la beauté ældienne pour Kael. Il voulait lui ressembler. Porter des armures toutes en lames d’iridium battu par les batailles, un piwafwi de soie pourpre ou dorée, pendant dédaigneusement sur une épaule, ceindre une arme crantée au fil nanomoléculaire, rehaussée de mithral. Son père était soi-disant un guerrier – et le plus fort, le plus inexpugnable de tout leur peuple, d’après sa mère – mais aussi loin qu’il s’en souvienne, Kael ne l’avait jamais vu en armure. Pas une seule fois. Non : plutôt que les vêtements princiers et fabuleux des mâles de son espèce, son père préférait porter des frusques ridicules, telles que cette combinaison de travail qu’il mettait pour aller aux champs ou retaper la maison. À mains nues, ayant pour toute arme une scie et un marteau. Pourtant, leur maison était née de sa volonté, lorsqu’il s’était installé sur ce bout de terre sauvage à Pangu et avait transformé l’environnement avec les pouvoirs psychiques inhérents à son espèce. Mais maintenant que le plus gros était fait, il avait renoncé aux configurations. Et à son honneur d’aedhellon. En réalité, Ar-waën Elaig Silivren vivait plus ou moins comme un humain. Surtout ne pas faire de vagues. Ne pas mettre « mal à l’aise » les voisins. Il y avait encore quelques années, il partait en expéditions lointaines avec son cair, vers des destinations mystérieuses, que même sa mère ignorait (du moins, c’était ce qu’elle disait aux enfants). Dans ces moments-là, Kael était sûr que son père revêtait son armure, ou quelque costume ældien qui seyait mieux à sa puissante et majestueuse silhouette qu’une combinaison de cultivateur hydroponique. Comment aurait-il pu séduire sa mère, sinon ? Mais lorsqu’il franchissait la porte de la maison, toujours le soir, au moment du dîner ou un peu après, il portait invariablement ce vêtement que Kael s’était mis à haïr. Le jeune homme ne comptait pas les fois où il s’était caché dans les arbres autour de la forêt, sachant le retour de son père imminent, pour réussir à l’apercevoir sortant de son vaisseau dans toutes ses regalia. Mais invariablement, son père apparaissait dans son dos, marchant sous l’arbre en sifflotant, ou venant d’une autre direction. Jamais la même. Son panache soigneusement enroulé sur son dos, sortant du trou aménagé dans sa combinaison pour ce faire, il poussait la porte de leur maison, laissant la lumière de l’intérieur diffuser ses chaleureuses lueurs sur les arbres alentour. Puis la porte se refermait et Kael se retrouvait seul, déçu. Souvent, son père lui rapportait un petit cadeau, ainsi qu’à ses sœurs. Mais ce que Kael voulait vraiment, c’était le voir en seigneur de la guerre ældien, rien qu’une fois. Une chose qu’il ne pouvait pas demander. Ni même confier à Oncle Lathé.
Ce dernier, d’ailleurs, plissa les yeux.
« Alors, on rêvasse ? »
Kael redressa vivement la tête. En dépit de sa réputation de pirate impitoyable et sadique, Lathelennil lui avait toujours témoigné une amitié inhabituelle, se montrant patient, attentif, et même, parfois, tendre. C’est à dire tout ce qu’il n’était pas en temps normal. Mais il était dorśari, faisant partie de cette faction que certains ældiens appelaient les « déchus », les « tombés ». Déchus de quoi, tombés d’où, Kael n’aurait su le dire, tant il trouvait qu’au contraire ceux-là brillaient plus que les autres, de la lumière crépusculaire qui illumine les légendes de sa gloire mystérieuse. Son père, de par sa naissance, son nom et son physique (et encore autre chose, il le pressentait) était également un « déchu ». Mais, exactement comme pour son héritage ældien, il s’efforçait de tendre vers l’autre sens, vers la soit disant « lumière » qu’on leur refusait.
La voix basse et rauque, le débit rapide de son oncle en langue des cours sombres sonnait à ses oreilles comme une douce musique. Sentant son coeur sensible se gonfler d’une douce nostalgie – celle des nuits étoilées qu’il passait à demi-endormi contre le ventre dur et plastronné d’iridium de son Second-Père, ou à s’enivrer de l’odeur d’encens de ses cheveux alors que ce dernier câlinait sa mère – Kael faillit se lever pour enlacer l’image holo. Mais même cela, son oncle ne le lui aurait pas permis. Pas maintenant qu’il était presque adulte.
« Maman t’as dit ? » fit Kael avec un demi-sourire, sans parvenir à dissimuler sa fierté.
Son premier acte autonome. Le premier pas vers sa légende personnelle.
« Elle m’a dit, oui.
— Et alors ? demanda Kael en souriant plus largement.
— Alors, tu es un idiot, Caëlurín Rilynurden. Ou devrais-je dire Kael Srsen, puisque tu t’es affublé de ce nom adannath…
Kael recula, choqué.
— Mais je suis à moitié adannath, Oncle Lathé !
— Tu es pour moitié le fils de ta mère, oui, grinça ce dernier. Mais ta mère n’est pas une adannath comme les autres. Cela ne fait pas de toi un humain. Adannath, tu ne le seras jamais, Caëlurín.
— Je ne serai pas non plus ædhel, murmura le susnommé en baissant la tête.
— Tu es un ædhel. Ton coeur vibre sur la même fréquence que le nôtre. Je le sens au moment où je te parle.
Kael toucha son cristal, par réflexe. Qui disait vibration, disait menace de dissolution dans un trou noir super massif. Cela, on le lui avait bien expliqué. Sa sœur avait même pleuré, ce jour-là.
Mais Lathelennil se radoucit.
— Tu ne m’as pas appelé pour ça, observa-t-il, fine mouche.
Kael secoua la tête.
— Non… En fait, j’ai un problème avec ma queue.
Les sourcils de Lathelennil se levèrent.
— Ta queue ?
— Mon panache.
Kael l’agita, pour montrer à son oncle à quel point il était pelé.
— Pitoyable, non ?
— Ne donne jamais à un autre l’arme qu’il pourrait retourner contre toi, grogna son oncle. C’est peut-être chevaleresque, mais complètement idiot, quand on a aussi peu de répondant qu’un jeune hënnædhel inexpérimenté !
Kael baissa la tête.
— Désolé. J’avais oublié.
— Et un mâle digne de ce nom ne s’excuse pas. Tu te comportes comme un humain ! Est-ce que c’est l’influence de ces esclaves qui oeuvrent pour toi à ton bord ?
— Ce ne sont pas mes esclaves, Oncle Lathé, fit Kael en souriant faiblement. Ce sont mes amis, et mes employés.
— Tes amis, d’accord… Mais ces trois nouveaux travaillent gratuitement, pour ta seule gloire, dominés par ton charisme, endwollés comme il se doit j’espère : ils sont donc tes esclaves. Si ce n’est pas le cas, alors, ils sont tes ennemis. Qui d’autre irait travailler pour rien sur un cair ?
— Des aventuriers en quête d’aventure ? proposa Kael.
— Des aventuriers en quête de gloire personnelle, de personnes à trahir, de richesses à ramasser dans ton dos. Méfie-toi, Caëlurín. La réciprocité est une règle en ce monde. Toute action provoque son contraire. Tout acte doit être rétribué. Ton père ne te l’a jamais dit ?
Kael soupira. Son père avait dû charger Lathé de lui faire la morale à sa place. C’était sûr.
— Montre-moi ce panache de plus près, lui ordonna enfin son oncle.
Kael en prit l’extrémité dans ses mains et le lui montra. La fourrure, courte, rêche et pauvre, continuait à affleurer par endroits. Mais la majeure partie de sa queue était nue, laissant apercevoir la peau en-dessous.
— Je n’ai jamais vu ça, en quatre-vingt millénaires d’existence, fit Lathelennil avec sa franchise habituelle. C’est laid, en tout cas. Très laid. Tu devrais peut être le montrer à ton père.
Kael baissa la tête à nouveau.
— Il a encore son panache, lui, continua Lathé. Il l’a eu toute sa vie. Et il le garde souvent sous ces vêtements adannath qu’il porte chez vous, là… Ou sous son piwafwi, quand il est en visite anonyme dans les cours.
— En visite anonyme ? fit Kael en levant un sourcil.
Lathelennil ne répondit rien. Il continua de fixer son petit neveu en silence, la tête tournée de trois quarts, son regard noir luisant dans la pénombre comme une mare de carburant fossile éclairée à sa surface.
— Quand vas-tu revenir à la maison ? demanda Kael pour changer de sujet.
— J’y suis, là. Je viens de mettre Rhaenya en orbite. Je m’apprêtais à passer le portail lorsque tu m’as appelé.
Kael ne dit rien. Soudain, il se sentait nostalgique. La maison lui manquait.
— Tu veux que je le dise à ton père, pour ta queue ?
— Fais comme tu le sens, répondit Kael.
— Il aura sûrement des solutions à t’apporter. Plus que moi, en tout cas. De mon côté, je vais demander aux hiérarques de Minas Athar, une fois de retour en Sorśa. Ça te va ?
Kael hocha la tête.
— Ne perds pas espoir. On trouvera une solution, pour ton panache. Tu ne resteras pas vierge toute ta longue vie. D’ici que tu aie l’âge pour ça, le poil aura repoussé, suffisamment dense et brillant pour attirer l’attention des ellith. »
Kael releva les yeux. Les ellith. Il n’avait pas pensé à cela. Effectivement, s’il arborait un panache rachitique et misérable, il ne serait jamais reconnu comme mâle digne de ce nom par la société ældienne. La seule solution qu’il lui resterait, s’il comptait un jour évoluer dans les cours sans subir les quolibets, serait alors de le couper.
Bah, j’ai choisi une autre Voie que celles qui sont proposées par les cours, se rassura-t-il.
Son oncle lui donna encore une ou deux recommandations, puis il mit fin à la communication.
Kael s'allongea sur la couchette confortable qui lui servait de lit (les astronefs de la Towa étaient loin d’avoir le confort des cír ældiens) et tendit la main sur l’étagère pour attraper ses écouteurs et son lecteur CD, deux objets vieux-terriens venant de la collection de ses parents.
En plus des carcadann et autres animaux rares et sauvages, ou des instruments de musique bizarres fabriqués par ses soins, son père avait une passion presque maniaque pour l’art trouvère terrien antique, surtout celui venant du Moyen-Âge technologique. Paraît-il qu’à une certaine époque, juste une petite fenêtre d’à peine une cinquantaine d’années, environ un siècle précédent le premier écroulement massif de la civilisation humaine, les humains en étaient arrivés à vouer un véritable culte aux bardes. Ces derniers avaient pris une telle importance (« presque autant que chez nous », lui avait expliqué son père) que la musique avait acquis une qualité inégalée, et les humains avaient inventé des moyens pour la sauvegarder, une chose qu’ils ne firent plus jamais par la suite (et encore moins lors des millénaires de retour à la barbarie qui s’ensuivit) C’était la musique de cette période qu’Ar-waën Elaig Silivren avait découvert avec Rika Srsen, dont le propre père était passionné par un style musical bien précis de cette époque, appelé Roknror, ce qui, d’après son père, était un concept exprimant le « sentiment de vertige et de communion du coeur qu’on ressent lorsqu’on écoute de la très, très bonne musique ». Pour lui, c’était un signe manifeste de l’unité pouvant possiblement exister entre son peuple et celui de sa femme : si un ældien pouvait ressentir un tel sentiment en écoutant de la musique humaine – et si les humains pouvaient poser de tels mots sur un sentiment que les ældiens pensaient être les seuls à ressentir dans la galaxie, alors leurs deux peuples étaient faits pour s’entendre.
Lors de ses absences, Ar-waën Elaig Silivren arpentait la galaxie pour débusquer des sauvegardes de la musique de cette époque, imprimées sur un support technologique si ancien et désuet que c’en était devenu impossible de les écouter de nos jours. Sa femme, très bricoleuse, lui avait alors fabriqué une machine pour pouvoir en extraire leurs sons. C’était même, d’après lui, le premier cadeau qu’elle lui avait fait, avec une sauvegarde imprimée du barde barbu Cat Stevens. Puis elle l’avait initié à la musique d’autres troubadours. Au final, ses parents s’étaient mis à avoir une véritable collection de ces petites sauvegardes imprimées sur trois supports différents, des matières n’existant plus aujourd’hui : du papier, du plastique et du métal gravé au laser. Ils étaient entreposés dans l’immense bibliothèque de son père, à bord de son cair. C’était des objets si rares et si précieux (« Il n’en existe probablement pas plus d’un exemplaire de chaque dans la galaxie, et beaucoup ont été irrémédiablement perdus ») que son père refusait de les mettre autre part. Mais il en avait offert certains à Kael, dont celui qu’il se proposait d’écouter présentement.
Kunz’n’Loses, déchiffra péniblement Kael en contemplant l’image d’un barde humain penché sur son écritoire. Cette image avait fasciné son père : non seulement l’humain écrivait à la main, sur du papier, mais en plus, il était en train de composer. Une chose impensable pour un barde ældien, qui consacrait ses siècles d’études de son art à retenir par coeur les pièces mythiques et les gestes qui allaient constituer son répertoire et improvisait constamment. Lorsqu’un ældien voulait entendre un morceau de musique, il engageait un barde, ou appelait ses amis musiciens. C’était en partie pour cette raison que le prestige d’un ældien ayant une belle voix ou sachant jouer quelque air sur un instrument étant grand dans les sociétés ældiennes.
Au-delà de l’image que la sauvegarde représentait, le collectif de troubadours humains Kunz’n’Loses était l’un des préférés de Kael, en partie parce qu’une des chansons évoquait pour lui son Oncle Lathé. Kael, qui ne parlait ni ne lisait aucune des langues humaines antiques dans lesquelles chantaient ces bardes, était incapable de comprendre de quoi parlait la chanson. Mais il s’était fait sa petite histoire. Elle racontait le périple d’un guerrier solitaire, tel que l’était son oncle, qui voguait seul à l’intérieur de son cair et méditait sur son destin de prince déchu entre deux combats spatiaux avec des monstres de l’outre-monde.
Le casque sur les oreilles, Kael roula sur le côté et plongea dans sa rêverie, peuplée d’images d’espace sidéral, d’astres lointains et de nébuleuses immenses, bercé par une voix disparue plus de quarante mille ans auparavant.
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