Les fièvres pourpres

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La journée se passa en préparatifs, plan de vol, circuits de ravitaillement et instructions diverses, le tout entrecoupé, pour Kael, de spasmes soudains, de nausées, de brusques montées de fièvre et d’observations prudentes de la mystérieuse psyonique. Il y avait encore une journée de cela, il aurait été incapable de décrire cette sensation, mais maintenant, il savait. Son pénis, qui jusqu’ici ne se manifestait que pour la miction, s’était transformé en un monstre brûlant, ayant apparemment décidé de lui foutre sa journée en l’air. Ne sachant pas vraiment s’il avait envie d’uriner, de s’arracher les organes génitaux ou de se rouler par terre, Kael multiplia les allers-retours aux toilettes. L’abondance de substance visqueuse produite par son corps l’inquiéta, et il se décida à appeler son père dès qu’il serait seul dans sa cabine, lorsque sa journée à lui commencerait.

Contacté, Ar-waën Elaig Silivren écouta patiemment la liste des symptômes décrits par son fils. Puis il lui annonça calmement qu’il était « en rut ».

« Hein ? s’écria Kael, incertain de ce qu’il avait entendu. En rut ? Comme ton étalon, Telaith-an-Aran, ou un wyrm ?

— Exactement, lui confirma son père. C’est ce qu’on appelle les fièvres pourpres.

— Mais je crois que j’ai une infection, gémit Kael. J’ai du pus qui sort du ventre ! Et je n’ai pas du tout envie de me reproduire, je me sens juste super mal, j’ai la nausée…

— Ce n’est pas du pus, rectifia son père sans changer de ton. C’est du sperme. Il s’agit d’un liquide qui sert à la fécondation, chez les mammifères et d’autres organismes vivants. Tu te sens mal à cause des phéromones, que ton corps produit en masse et qui te montent à la tête. Et tu n’éprouves pas encore l’envie de te reproduire à cause de ton jeune âge. Ça viendra plus tard, lors de tes prochaines fièvres, probablement. »

Kael tourna la tête. Son père était en train de lui dire qu’il s’intoxiquait avec ses propres phéromones sexuelles… L’idée lui paraissait loufoque. Et pourquoi il continuait à lui parler comme à un bébé ? Comme s’il ignorait ce qu’était le sperme !

« Qu’est-ce que je dois faire pour que ces symptômes très gênants passent ? demanda-t-il, désespéré.

— Rien. Tu dois t’habituer à eux. Cela recommencera tous les six mois, et durera jusqu’à ta mort. C’est pénible la première fois, mais ensuite, on s’habitue. Essaie de te calmer et de le prendre avec abnégation et philosophie. Est-ce que tu continues à méditer ? »

Kael pesta intérieurement. Le « prendre avec philosophie »… Voilà que son père recommençait. Plus désespérant, il n’y avait pas ! Il avait pensé lui parler également de son rêve bizarre et de son cristal fissuré, mais devinant que son père se servirait de cette information pour lui refaire la morale sur la nécessité de méditer, il renonça. En revanche, il lui montra sa queue.

« Y a ça, aussi… fit-il en soulevant le piteux panache. Regarde, j’ai perdu tous mes poils… En à peine quelques jours ! »

Son père garda le silence. Kael le vit rabattre sa capuche en arrière, et se pencher en avant. Brièvement, il vit l’esquisse d’un meuble de bibliothèque derrière lui : son père était dans son cair.

« C’est étrange, finit-il par dire, le visage toujours aussi peu expressif. Une telle chose ne m’est jamais arrivée. »

Non, sûrement pas, pensa Kael. Tu es tellement parfait.

« Oncle Lathé a dit la même chose, maugréa Kael. Il ne sait pas ce que c’est. Il a dit qu’il allait demander aux hiérarques de Minas Athar.

— Il a dit cela ? »

Kael fronça les sourcils. Pourquoi son père éprouvait-il le besoin de toujours demander confirmation de ce qu’il lui disait ? Il ne lui faisait pas confiance, ou quoi ?

Une petite voix se fit entendre à travers le voile scintillant de l’émetteur holographique, serrant le coeur éprouvé de Kael d’une nostalgie dont il aurait bien aimé se débarrasser. Une jeune hënnædhelleth passa dans le champ, aussitôt soulevée par son père. Sa petite sœur, Lalaith.

« Arrête, protesta-t-elle, je ne suis plus un bébé ! »

Elle aussi trouvait que leur père les couvait trop. Ar-waën Elaig Silivren la reposa, toujours sans changer d’expression.

« Je dois y aller, dit-il en se replaçant bien en face du capteur holographique. C’est l’heure du dîner, chez nous.

— Qu’est-ce qui est au menu ? s’enquit Kael.

— De la salade de fleurs et de sconges, des filets de daurilim braisé aux baies et du coimas préparé par tes sœurs. J’étais venu chercher du gwidth au moment où tu m’as appelé. »

Une fois de plus, le cœur de Kael se serra. La bonne nourriture de la maison lui manquait d’autant plus que, depuis qu’il était à bord avec des humains, il devait se retenir de manger de la viande, afin de ne pas les choquer.

« Je mangerais bien du coimas, dit-il doucement.

— Tu en mangeras quand tu reviendras. En attendant, amuse-toi bien, et fais bien attention. »

Kael acquiesça, et son père mit fin à la communication. Une fois de plus, il lui avait parlé comme à un bébé.

Son oncle, quant à lui, l’appela deux heures plus tard. Le repas était terminé, et son père ayant dû lui parler de son problème, il avait décidé de le joindre immédiatement. Depuis sa mésaventure de la dernière fois, lorsque la représentation holo de son père s’était matérialisée dans son cockpit, Kael avait déplacé le récepteur de transmissions holographiques dans sa cabine. Il avait bien fait, car Lathelennil ne s’embarrassa pas de discrétion. Il apparut dans toute sa gloire, sans être dissimulé par une capuche ridicule, assis sur un fauteuil ouvragé ressemblant à un trône, un verre de gwidth à la main. À sa tenue décontractée – une tunique en velours noir au col montant, empesé de broderies – Kael devina que son oncle était déjà passé au bain, et qu’il était bien détendu.

« Alors ? sourit son oncle. Il paraît que tu es désormais un mâle, un vrai ? »

Kael répondit par un faible sourire. Il était embarrassé que son père se soit empressé de raconter ses problèmes intimes à tout le monde – il avait dû le faire à table, devant sa mère, ses sœurs, Dea et Elbereth, peut-être – mais en même temps, il était fier que son oncle le félicite.

« Il s’agit de symptômes plutôt gênants, Second-Père, répondit-il avec un sourire modeste. J’aurais préféré rester discret, là-dessus.

— Quoi, personne ne t’a félicité ? s’étonna son oncle.

— Je suis au milieu d’un équipage cent pour cent humain, lui rappela Kael. Je ne vais quand même pas leur annoncer une chose pareille… Ce serait la honte.

— La honte ! s’exclama son oncle avant de noyer son indignation dans sa coupe de gwidth. Quelle honte ? Une fierté, tu veux dire !

— Ils ne comprendraient pas, plaida Kael, avant d’être plié en deux par une douleur si intense qu’il en roula sur son lit. Le rut, ça n’existe pas chez les humains. Sur terre, c’est l’apanage des animaux. »

Son oncle reposa sa coupe en dehors du champ. L’évidente douleur que manifestait son neveu l’avait empêché de s’indigner sur ses paroles.

« Qu’est-ce qui t’arrive ? s’enquit-il, ses yeux noirs brillants de curiosité attentive.

— Bah tu sais bien… C’est vraiment l’horreur, ces fièvres ! Comment toi et papa pouvez supporter ça ? »

Lathelennil éclata d’un rire sombre.

« Dommage que je ne sois pas là, lui dit-il. Normalement, les premières fièvres d’un mâle, ça se fête.

— Une fête ? grimaça Kael, en proie à une nouvelle vague de nausée. Je me sens super mal… Qu’est-ce que je dois faire ? »

Au tremblement de l’image holo, Kael comprit que son oncle ricanait. Il réagissait toujours comme ça en face d’une situation embarrassante ou douloureuse.

« À part trouver une femelle, la séduire et t’accoupler ? se moqua-t-il. Silentium.

Silen quoi ?

— Silentium. Va t’acheter du silentium. Un comprimé de 150 mg par cycle, ça devrait suffire. Beaucoup de repos, aussi. Et tiens-toi à l’écart des sollicitations, car elles ne feront qu’aggraver ton état. »

Kael soupira. Il posa ses mains sur ses pieds joints devant lui et tripota ses pouces.

« Mais il y a trois femelles à mon bord… Dont une vraiment... »

Les mots lui manquaient pour décrire Omen. En réfléchissant aux « sollicitations » qu’évoquaient Lathelennil, il réalisa que la jeune psyonique, tout évanescente et pâlotte qu’elle fut, lui paraissait en effet très séduisante.

Le sourcil de son oncle se leva, manifestant un intérêt certain. Il avait flairé l’attirance de son neveu pour la jeune fille avant même que ce dernier ne le comprenne lui-même.

« Des femelles ? Humaines ? Alors, vas-y. Elles t’ouvriront les cuisses sans faire d’histoire, et en plus, elles n’exigeront pas ton panache. Et tu verras… Les ellith n’ont peut être aucune inhibition, mais les humaines… Tu découvriras bientôt leurs qualités.

— Mais je ne peux pas leur faire la cour, ni même avoir une aventure avec elles ! protesta Kael. Ce sont mes employées, des membres de mon équipage. Et elles ignorent tout de mes origines ældiennes.

— N’y en a-t-il pas une qui sait ce que tu es ?

— Yamfa… Mais c’est ma meilleure amie, presque comme ma sœur. Ce serait comme tenter de séduire Cerin !

— Mon frère Uriel avait prévu de s’accoupler avec notre sœur Amarië, ta grand-mère paternelle, le coupa Lathelennil. C’est ce qui se serait passé au final, si Śimrod et Ardaxe n’étaient pas intervenus dans la balance. Je serais toi, j’irais m’accoupler avec ces femelles humaines. C’est bien qu’il y en ait trois : tu auras bien assez des trois, pour épuiser tes fièvres. Fais-le. Après, tu seras tranquille. »

Kael réprima un gémissement. Comme souvent, le conseil d’Oncle Lathé – même s’il était excellent, sûrement le plus respectueux de sa physiologie ultari – était impossible à suivre.

« Tu verras, ça va bien se passer, reprit son oncle, se méprenant sur son silence. Je me souviens de mon premier accouplement. Bon, je ne te parle pas du tout premier : là, je n’ai pas eu de chance. Je suis tombé aux mains de deux femelles très vicieuses, deux féroces filles de l’Amadán. Et je n’ai rien eu à faire : habituées à diriger des contingents d’armée, elles ont tout pris en main, sans jamais me demander mon avis. J’étais un simple jouet à leurs yeux. Mais la deuxième fois, c’était avec une petite femelle aux cheveux d’or, très gentille. Elle avait très envie de moi – les filles de Lumière sont souvent très attirées par les mâles d’Ombre, et par tout ce qui est interdit en général, c’est une loi – et donc, elle s’est montrée très désirante, tendre et docile. Ce sera pareil avec toi… Tu vas plaire aux femelles. Je te l’ai déjà dit : tu as le physique de ton père, elles vont toutes craquer sur toi ! Et puis, autour de toi, ce sont des humaines. Ton luith fera tout le travail : rien qu’en reniflant ton odeur, elles tomberont en pâmoison. Pour toi, c’est toxique, mais pour une femelle, surtout humaine… C’est du nectar. »

L’accouplement. Kael n’ignorait pas ce que cet acte voulait dire pour un ældien. Oncle Lathé lui en avait déjà parlé comme d’une chose merveilleuse, provoquant des sensations telles qu’il n’en ressentirait nulle part ailleurs.

Les humains ignorent ce que le mot plaisir veut dire. Leur système nerveux est si frustre, par rapport au nôtre ! avait-il dit la première fois qu’il lui en avait parlé. Lorsque tu connaitras ta première femelle… Tu comprendras ce que je veux te dire.

Oncle Lathé avait d’emblée décidé que la part humaine dans son héritage ne comptait pour rien, si ce n’est en tant que « part de Rika », sa femelle. Lathelennil était en effet le deuxième mâle de sa mère. Il avait participé à sa dernière portée, étant même le géniteur exclusif de l’une des petites qui en avaient résulté, sa sœur Lalaith. Il avait été accepté et même recommandé dans cette fonction par son père, le premier mâle – et consort – de sa mère. En tant que prince ældien, Lathelennil aurait pu avoir un harem de femelles à sa disposition, d’ailleurs, nombreuses étaient les Soeurs du Sang qui auraient souhaité lui appartenir. Mais il avait refusé cette opportunité pour se consacrer à Rika.

Un jour, tu rencontreras une femelle pour laquelle tu seras prêt à tout sacrifier, lui avait prédit son oncle. En tout cas, c’est tout ce que je te souhaites : chez nous, les sentiments sont éternels, et l’amour dure des millénaires. Si tu tombes sur la bonne, et que tes sentiments sont payés en retour… alors tu connaîtras un bonheur inégalé dans cet univers.

Kael comprenait. Ou il croyait comprendre. C’était ce qu’il ressentait en voyant Omen… Et il avait tellement envie de la serrer dans ses bras ! Dès qu’il la voyait, il y pensait. Pas à des choses sales, non. Juste la serrer très fort entre ses bras.

Et vider mon bas-ventre de ce tiraillement épais qui me plombe, pensa-t-il.

« Tu m’entends, Caël ? fit la voix rauque mais attentive de son oncle.

— Oui, je t’entends, Second-Père, s’empressa de répondre Kael avec tout le respect dû à celui qui portait ce titre.

— Va voir une de ces femelles adannath pour cette nuit. Glisse-toi dans son lit et couche-toi à côté d’elle. Attends cinq respirations, le temps qu’elle s’imprègne bien de ton luith. Si elle dort, elle va sûrement commencer à s’agiter dans son sommeil, à gémir, voire même, tu sais… Ce que font les femelles lorsqu’elles rêvent au prince charmant. Si elle fait ça, tu n’as plus qu’à monter sur le dragon ! »

Kael fronça les sourcils.

« Monter sur le dragon ? Quel dragon ?

— C’est une expression, idiot ! grogna son oncle avec impatience, ce qui fit immédiatement baisser les oreilles à Kael. Ça veut dire prendre l’opportunité au vol.

— D’accord. Monter sur le dragon, j’ai bien compris l’image. Et si elle ne dort pas ?

— Si elle ne dort pas… Trouve un prétexte pour t’introduire dans sa cabine. Dis que tu veux discuter de quelque chose avec elle… Et assieds-toi bien à côté, pour qu’elle respire ton luith à pleins poumons. Et là, quand elle commencera à être troublée… Ah oui, j’ai oublié de te dire comment on sait qu’une femelle humaine est troublée. D’abord, elle va afficher des rougeurs à certains endroits du corps, comme les joues, les oreilles, ou la gorge. C’est un signal des humaines pour montrer aux mâles qu’elles sont disponibles pour l’accouplement : elles rougissent. Mais parfois, pour des raisons allant de l’habillement à la couleur de la peau de la femelle en question, on échoue à le voir. Il y a quelque chose qui ne trompe pas, cela dit : l’odeur. Le parfum qu’elles dégagent lorsqu’elles sont stimulées sexuellement… C’est très doux, suave, un peu piquant. Ça te fera de l’effet, un peu comme ton luith sur elles. Et là, tu sauras que c’est bon.

— Bon pour quoi ?

— Bon pour les regarder dans les yeux et leur dire : Tes yeux sont deux flaques de pluie reflétant l’éclat de la lune, ou encore Tu me fais mal. Des mots de louange, pour exprimer l’effet qu’elles font sur toi. Tu leur dit ça, d’un coup, sans hésiter, quoi que tu aie pu dire avant et quoiqu’elles puissent être en train de te raconter. »

Cette fois, ce fut au tour de Kael de lever un sourcil, entre deux grimaces dues à la douleur.

« Je doute que ça fonctionne si je compare les yeux d’Omen à une flaque ou que je lui dis qu’elle me fait mal… C’est une humaine, pas une filidh ou une Soeur du Rouge !

— Omen ? Elle s’appelle Omen ? »

Kael acquiesça.

« Bon. Je vais transmettre son nom aux hiérarques de Minas Athar. Ils vont fabriquer un dwol ou faire une invocation pour qu’elle tombe irrémédiablement amoureuse de toi. »

Kael protesta, mais pas trop fort non plus. Il ne savait pas trop ce qu’il était en train de ressentir pour la psyonique, sur laquelle il ignorait tout. Mais si les hiérarques de Minas Athar lui donnaient un coup de pouce... Pourquoi le refuser ? Son oncle lui avait toujours appris qu’il fallait saisir toutes les opportunités.

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