Les âmes damnées
Une fois de plus, ils eurent recours à la scie laser. Cette fois, puisqu’ils n’étaient plus dans l’espace, la porte tomba au sol avec un bruit de dalle de tombeau, qui résonna jusqu’au fin fond du cair. Un épais nuage de poussière envahit le sas, charriant l’odeur sèche d’une vieille mort, qui les fit tousser malgré leur respirateur.
« Par le sourire vicieux d’Arioch, gronda le vétéran. On ne pouvait pas faire une entrée plus bruyante !
— Il ne manquerait plus que l’un de nous fasse tomber un seau dans un puits », remarqua Indis.
Kael et La Brute lui jetèrent un regard perplexe.
« Qu’est-ce que tu racontes ?
— Rien. J’ai vu ça dans pas mal de films. Ils entrent silencieusement dans un endroit de ce genre, et paf, le boulet de la bande fait tomber le putain de seau dans le putain de puits… Ça se passe toujours comme ça.
— Y a pas de puits ni de seau dans un navire », conclut Kael en passant devant.
Ses pupilles de perædhel lui permettaient de voir dans le noir, mais avec les deux humains derrière lui, il préféra allumer sa torche. Il fit également passer son lance-flamme devant lui, au cas où.
« Bon… C’est parti pour l’exploration.
— On se sépare ? » proposa La Brute.
Kael regarda Indis. Il trouvait que c’était une bonne idée, mais visiblement, la jeune femme n’avait aucune envie d’être seule.
« Je vais avec La Brute, décida-t-elle. Désolée capitaine, mais les femmes vont toujours avec les plus musclés. »
Kael hocha la tête. Des deux côtés, deux autres portes scellées marquaient l’entrée de deux couloirs en U, empêchant une dépressurisation totale du vaisseau.
« Pas de problème. Je prends la droite, vous la gauche, proposa-t-il en levant son poignet pour jeter un œil à son convertisseur. On se retrouve dans trente unités micro T ? »
La Brute acquiesça.
« On reste en communication par le microvox », fit-il en tapotant son respirateur.
Et ils se séparèrent.
Dès que la porte de droite se fut refermée derrière lui, Kael coupa son respirateur et retira son casque. Son convertisseur lui avait annoncé une atmosphère passable pour un organisme ultari. Il en profita pour rattacher ses cheveux : aucun combat ne s’annonçait à l’horizon ni la moindre perspective de faire l’amour. Et il pouvait afficher ses oreilles pointues sans qu’on hurle à l’elfe.
Kael arpenta les coursives en sifflotant, ses bottes laissant de belles empreintes sur la poussière des travées. Il savait que des guerriers comme son père ou Lathelennil auraient préféré courir silencieusement sur les murs ou les coursives plutôt que de laisser des traces aussi évidentes, mais lui ne s’en souciait guère : il n’était pas un guerrier, et de toute façon, personne n’allait venir après eux.
Sa bonne humeur tomba lorsqu’il aperçut le cadavre d’une jeune ældienne aux longs cheveux jaunis, allongé face contre terre à la coudée d’un couloir. Kael se figea, puis il s’avança prudemment, avant de se baisser et de retourner le corps.
Les orbites noires et vides de la petite morte semblaient le fixer d’un air accusateur. Ses lèvres desséchées s’étant rétractées sur ses petits crocs, la jeune défunte avait l’air d’avoir péri dans d’atroces souffrances. Surmontant son dégoût, Kael s’accroupit, et il entreprit de fouiller pour trouver son argonath. Ce cristal, qui pendait au cou des ældiens soucieux de contrôler leur réincarnation, avait une importance capitale pour les rites funéraires. Une personne n’était considérée comme morte et enterrée qu’une fois que son cristal avait été récupéré. Sans cela… Et bien son âme, attirée par le fantôme de leur terre d’origine et les milliards d’autres cristaux-coeurs qui s’y trouvaient, était aspirée dans le trou noir de Sibalba. Et elle perdait sa chance d’être réaffectée ailleurs en attente d’une réincarnation future.
Mais la jeune morte ne possédait aucun cristal solénoïde. En se relevant, Kael aperçut d’autres corps, derrière la coudée. Ils jonchaient le couloir. Plus il progressait, plus il y en avait. Des jeunes, des moins jeunes, des femelles et des mâles. Aucun ne portait de cristal.
Kael toucha le sien par réflexe. Il l’avait toujours, par la grâce d'Anwë.
« La Brute à Kael, crépita une voix dans son microvox. Je répète, La Brute à Kael. »
Kael prit la communication. Sa voix résonna d'un écho déplaisant dans les couloirs vides.
« Ouais ?
— Tu dois dire Kael à La Brute, le tança le vétéran.
— Plus tard. Vous êtes où ?
— Dans une grande salle pleine de cadavres. Des ældiens. C’est fou, je n’en ai jamais vu autant de ma vie… Indis n’est pas rassurée. Elle dit qu’on encoure un genre de malédiction. Je crois qu’elle a trop regardé ces films dont elle nous parlait tout à l’heure… Mais qu’est-ce qu’on fait ? Y a rien ici. »
Kael prit une grande inspiration.
« On arrête l’explo. Rebroussez chemin et retrouvez-moi devant le sas. Ah, et si vous trouvez des cristaux sur les corps… Prenez-les.
— Roger. À tout’. »
La Brute mit fin à la communication.
Par acquit de conscience, Kael projeta la lumière de sa torche sur le fond du couloir. Vers le fond, les corps étaient déjà en début de cristallisation. Ce processus de fin de vie des organismes ultari, porteurs de ce fameux organe super-solénoïde – un genre de biocristal qui servait de pile nucléaire, d’après les explications de sa mère – mettait Kael fortement mal à l’aise. Il trouvait horrible de se transformer en statue sur place, comme cela arrivait fatalement aux ældiens qui mourraient de mort naturelle, après leurs millénaires d’existence. Certains avaient gardé la position qu’ils avaient juste au moment de mourir : debout, en train de courir, ou écroulés sur une coursive. L’un d’eux s’était même incorporé au pilier, formant une espèce de sculpture mi-minérale aux formes végétales, puisque le pilier, comme toute colonne ældienne digne de ce nom, représentait un arbre. La faculté à rendre les organismes autour d’eux poreux, altérés par les rayonnements de l’organe S2, était une autre caractéristique des organismes ultari, dont sa mère avait fait les frais. C’était cela, notamment, qui leur permettait de se reproduire avec d’autres espèces. Ici, cet accouplement se faisait dans la mort, entre un pilier qui autrefois était un arbre et une statue de cristal qui lui, était un ældien.
Kael grimaça. Il avait assez traîné dans cet endroit sinistre.
Il s’apprêtait à se retourner lorsqu’un mouvement dans le fond du couloir attira son attention. Fronçant les sourcils, il essaya de focaliser son regard pour mieux l’apercevoir.
C’était un ældien. Une, pour être plus précis. Horriblement amaigrie, et la jambe apparemment brisée, elle se traînait vers lui, ses longs cheveux lui tombant sur le visage.
« Vous allez bien ? Avez-vous besoin d’aide ? » cria-t-il en ældarin.
Sa voix résonna dans les couloirs vides.
Ce n’est que lorsqu’elle ne fut plus qu’à quelques mètres de lui que Kael comprît que quelque chose n’allait pas. Cette femelle n’était pas une ældienne. Pas tout à fait. C’était une ældienne, mais aussi… autre chose.
Et surtout, elle était morte.
« Ne… N’approchez pas ! ordonna Kael en levant le canon de son lance-flamme. Restez où vous êtes ! »
Mais la créature ne l’entendait pas. Ses orbites vides – au fond desquelles brillait une lueur impie – se fixèrent sur lui. Et là encore, la voix.
Fuyez. C’est un pantin de l’Abîme, désormais. Son âme est perdue. Et la vôtre le sera aussi, si vous restez ici. Fuyez !
Cette injonction sortit Kael de son immobilisme. Il prit ses jambes à son cou et déguerpit, sautant puis écrasant les corps dans sa fuite éperdue. Derrière, il savait qu’on le poursuivait.
« Putain Kael ! résonna la voix de La Brute. T’es là ? On est attaqués ! Je répète, on est attaqués ! »
La voix impérieuse du vétéran fut bientôt couverte par le son des détonations de son bolter. Il avait ouvert le feu. Cela décida Kael, qui se retourna pour apercevoir l’ældienne morte qui courait vers lui, à une vitesse phénoménale.
« Merde ! » hurla Kael en pointant son arme sur elle.
Il appuya comme un fou sur la détente, mais rien ne sortit. Il avait oublié d’enlever le cran de sûreté. Il le fit sauter d’un doigt fébrile, et ouvrit le feu, juste au moment où la créature fondait sur lui.
Elle s’embrasa et tituba un moment, mais elle ne s’arrêta pas pour autant. Kael en remit une couche. Elle bascula par-dessus la coursive et disparut dans les étages inférieurs, silhouette enflammée qui perçait momentanément l’obscurité des profondeurs du vaisseau.
Kael préférait ne pas imaginer ce qu’elles cachaient.
Visiblement, La Brute avait réussi à se tirer du guet-apens dans lequel il était tombé. Sa voix résonna, essoufflée.
« Kael ? Tu es entier ?
— RAS, répondit le susnommé en courant sur les coursives, ses bottes résonnant bien trop à son goût désormais. Indis ?
— Elle n’a rien. On arrive bientôt au sas… Merde, c’est quoi ça encore ? »
Kael accéléra.
« J’arrive ! »
Un petit disque noir vibrant à ras du sol, arrivait dans leur direction, leur coupant l’accès au sas. Ses angles élégants et les gravures délicates qui le couvraient en disaient long sur sa provenance : il s’agissait d’un artefact ældien. De l’autre côté du couloir, Kael aperçut La Brute et Indis.
« M’en fous, cria le vétéran, je passe ! On a les morts-vivants au cul ! »
Les yeux agrandis, Kael observa le disque se transformer. Des microlames crantées sortirent de ses côtés, et il se mit à tourner à toute vitesse dans la direction de La Brute et d’Indis.
« C’est une arme nanomoléculaire ! comprit soudain Kael. Ne le touchez surtout pas ! Reculez ! Fuyez d’où vous venez ! »
La Brute releva ses yeux marron sur Kael. Il avait l’air paniqué.
« Mais t’es fou ou quoi ! hurla Indis. Ça grouille de morts qui marchent là-bas !
— Faites ce que je vous dit ! Prenez une autre coursive, un autre couloir, mais contournez c’te merde ! »
Le couloir de gauche, fit la voix. Dites-leur de prendre le couloir de gauche.
« Couloir de gauche ! hurla Kael à ses amis qui étaient repartis en arrière, le disque maudit sur leurs talons. Couloir de gauche ! »
C’est avec soulagement qu’il les vit revenir par là où lui-même était arrivé. Les trois jeunes se précipitèrent sur le sas, alors que le disque – assorti de tout un bataillon d’ældiens mort-vivants, grandes silhouettes décharnées aux yeux blancs et aux joues creuses – filait sur eux. Des doigts griffus et filiformes, encore plus longs dans la mort que dans la vie se tendirent vers eux. Indis hurla lorsque l’un des fantômes attrapa ses cheveux, la tirant en arrière.
« Au secours ! À moi ! »
Kael tira son couteau de sa veste et, sans l’once d’une hésitation, il coupa les longs cheveux blonds de la jeune fille. Puis il la prit par le bras et la tira dans le sas.
La Brute était déjà en train de s’activer sur leur vaisseau. Une fois leur sas ouvert, Kael poussa Indis dedans. Il s’apprêtait à y monter lorsqu’une pression sur son épaule le fit hurler.
La main griffue de l’un des fantômes l’avait saisi, et lui broyait l’épaule. Kael se retourna pour apercevoir une grande bouche noire munie d’un croc unique, de longues robes déchirées et de longs cheveux usés flottant dans l’espace. Des yeux obliques et méchants, dépourvus de leurs globes, obstruèrent son champ de vision.
Ne crois pas que tu vas pouvoir m’échapper, Caëlurín Rilynurden. J’aurais toute ta famille. Ton père, ta mère, tes sœurs, toi…tous, vous finirez en mon palais.
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