On s'enfuit !
Kael fut tiré de sa rêverie – un rêve très dérangeant, qu’il espérait non prophétique, tout en sachant qu’un bon nombre des rêves des hënnædhil l’étaient – par un bruit. Chassant de son esprit les visions de la psyonique – sa psyonique – impitoyablement pilonnée par trois mâles fortement membrés, il se leva pour aller aux nouvelles.
« On nous a apporté notre pitance, lui apprit La Brute. Si vite que j’ai rien pu faire ou dire. »
Kael baissa les yeux sur l’espèce de plateau devant eux. Trois longues feuilles fraîches, grandes comme une assiette, sur laquelle on trouvait un fruit de Lomë bien pommelé, une tranche de viande légèrement braisée, trois gros champignons crus accompagnés de confiture de baies et un bout de pain azyme ressemblant vaguement à du coimas, sans en être. Il n’y avait aucune femelle à bord, c’était certain.
Keita prit son plateau, confiant. Pour avoir déjà été invité dans la famille de Kael, il connaissait chacun de ces ingrédients, ainsi que leur présentation. Le tout était rouge, suivant la règle ældienne stipulant de classer les choses par couleur, à peine cuit, et surtout, jamais servi avec des couverts ou de la vaisselle contenant du fer.
Mais La Brute le regardait avec méfiance.
« Il paraît qu’il ne faut jamais manger de la nourriture des ældiens, murmura-t-il en regardant Keita croquer gaiement dans le fruit. Ils mettent des psychotropes dedans… Et tu restes leur esclave à jamais. »
Kael prit sa portion et alla s’asseoir au fond de la pièce. De la viande. Enfin.
« Tiens », vint lui dire Keita en lui apportant sa tranche de viande, emballée dans sa feuille.
Kael remercia du bout des lèvres et s’en saisit, tout en surveillant La Brute du coin de l’oeil.
« Evidemment, fit ce dernier. Tu manges de la viande.
— C’est obligatoire pour un nekomat, murmura-t-il avec réticence. J’ai besoin de taurine.
— Je t’en veux pas. Je sais que vous bénéficiez d’une exception, vous autres. Mais qu’en est-il des ældiens ?
— Les ældiens ne sont pas sapiens, intervint Keita. Et je crois qu’ils ont une philosophie particulière, vis à vis de ça… Manger la nourriture qu’on trouve par ses propres moyens fait partie de la vie, c’est ça Kael ?
— Qu’est-ce que j’en sais ? répliqua ce dernier, mécontent d’être impliqué. Je suis pas un spécialiste de l’Ordo Exo…
— Tu devrais peut-être songer à te reconvertir dans cette branche, pourtant, ricana La Brute. Je te trouve très savant sur les races ultari. Enfin, si on sort d’ici un jour, bien sûr. »
Kael grommela, avant de finir d’engloutir sa viande. Elle était délicieuse : on ne s’était pas foutu d’eux.
Revigoré, il se leva et alla inspecter la porte.
« J’ai déjà essayé, lui signifia La Brute en venant le rejoindre.
— Qui a apporté le repas ? demanda Kael.
— Une espèce de créature de la taille d’un môme, avec de grandes oreilles pointues, énormes et pendant sur le côté, la peau entre le verdâtre et le gris, de méchants yeux jaunes, une grande gueule pleine de dents et une espèce de barbichette. Quatre doigts à chaque mains, des pieds poilus. »
Un sluagh, comprit Kael. La description était plutôt précise. En un peu moins d’une minute, La Brute avait pu en voir, des choses.
« Il va revenir, c’est sûr, murmura Kael. Et lorsqu’il le fera… On sera chacun d’un côté de la porte, prêts à l’accueillir. »
La Brute le regarda en silence de ses yeux calmes et fermes.
« Et après ? J’ai jamais rencontré d’ældien en situation agonistique, mais je sais qu’ils font partie des adversaires les plus dangereux qui existent. Tu as un plan ? »
Kael réfléchit.
« Pas vraiment… Si ce n’est localiser les filles, les délivrer et s’enfuir à bord du cotre.
— Tu penses pouvoir nous guider dans ce vaisseau ?
— Oui. Le problème, ce sera de trouver les filles, sans tomber sur nos adversaires.
— Mhm. En tout cas, c’est un plan d’action, et pour l’instant, on en a pas de meilleur.
— Faudra être rapide avec le sluagh. Il essaiera de donner l’alerte à la moindre occasion.
— Sluagh ?
— C’est comme ça que ça s’appelle, lui apprit Kael.
— Sluagh… Ok. Comment on le tue ? »
Kael fronça les sourcils.
« On le tue pas… On l’assomme ! Il n’a rien fait.
— Pour l’instant, objecta La Brute. Il nous tient tout de même prisonnier. »
Kael s’accroupit à gauche de la porte, contrarié. Les sluagh n’étaient certes pas les êtres les plus sympathiques de l’univers. Mais le vieux Gneegsolk qui servait à bord du cair d’Oncle Lathé lui avait un jour tendu un mouchoir pour s’essuyer, étonné et plein de sollicitude : « Vous pleurez, mon jeune seigneur. Savoir que votre peine si spectaculaire est causée par le départ imminent de Son Horreur est pour un vieil esclave comme moi une source de joie ». Les ultari – qu’ils soient ældiens, ruegars, sluaghs, ou encore wyrms – ne sachant pas pleurer, c’était pour eux une grande fascination que de voir des larmes couler. Encore plus pour les dorśari, qui, en quelque sorte, festoyaient sur la douleur des autres comme de la leur.
« On ne le tue pas, murmura Kael. C’est pas de sa faute, s’il est là.
— S’il est pas content d’y être, il n’a qu’à s’en aller, observa La Brute en croisant les bras.
— C’est plus compliqué que ça, répliqua Kael.
— S’il est sous l’emprise d’un dwol, comme tu dis, là, c’est une autre paire de manches, admit le jeune mercenaire. Mais je pense qu’il ne faut courir aucun risque. Parfois, les dommages collatéraux sont nécessaires. Surtout quand il s’agit de sauver sa peau. »
Kael se tourna vers lui.
« J’ai dit, on ne le tue pas, ordonna-t-il, les yeux brillants et la lèvre supérieure rétractée. C’est un ordre ! »
La Brute le regarda un long moment.
« Roger, finit-il par dire. On fait comme tu dis, capitaine. »
Et, enfin, il s’assit de l’autre côté de la porte.
Keita avait assisté à l’échange sans s’y immiscer. Il savait pourquoi son ami d’enfance réagissait si viscéralement. En ce qui le concernait, il aurait trouvé plus souhaitable que Kael admette la vérité une bonne fois pour toutes. Il était à moitié ældien, et alors ? Pour eux, c’était plutôt une bonne nouvelle, vu la situation dans laquelle ils se trouvaient.
« Kael… », commença-t-il d’ailleurs, déterminé à pousser son ami à avouer.
Mais ce dernier lui fit un signe de la main, lui intimant de se taire. Il avait entendu des pas dans le couloir.
D’un signe silencieux – un geste ældien, qu’il avait appris de son père, d’ailleurs – il signifia à La Brute que leur cible approchait. Bientôt, ils entendirent un ordre en ældarin (« Telo ! ») face à la porte, et les serrures jouèrent leur musique d’acier à nouveau.
Le serviteur sluagh était revenu récupérer les plateaux vides. Comment il comptait s’y prendre exactement, Kael l’ignorait, mais il n’hésita pas à lui sauter dessus dès qu’il le vit pointer son visage noiraud et chafouin dans leur cellule. Derrière lui, le vétéran, qui avait formé une arme naturelle redoutable de ses deux mains entrelacées, abattit son poing sur la tête du sluagh, qui tomba raide assommé.
« Le couloir est clear, statua La Brute en jetant un œil à l’extérieur. On peut sortir. »
Agenouillé devant la pauvre créature, dont la grosse langue pendait de façon pathétique, Kael leva les yeux sur La Brute, qui, lui, était déjà passé à autre chose.
« Tu mérites bien ton nom, en fait, grinça-t-il. Tu l’as presque tué !
— Désolé. Mais sauf ton respect, on a mieux à faire, pour l’instant, capitaine. Le reste de l’équipage attend qu’on les délivre de la menace esclavagiste exo.
— Tu parles comme un légionnaire, siffla Kael. Ou pire, comme un Inquisiteur !
— J’ai failli embrasser l’une de ces deux carrières. Et c’est d’ailleurs pour ça que tu m’as engagé. Allez, faut se lancer ! »
Keita ne se fit pas prier. Passant devant son ami, il fit une mine désolée à Kael. Le jeune perædhel jeta un dernier regard au sluagh, puis il se leva à son tour. D’une main décidée, La Brute referma la porte sur la créature inanimée.
« T’as entendu, murmura Keita à son ami alors que La Brute ouvrait la voie. Pour ouvrir la porte, il a juste dit ouvre en ældarin… On aurait pu le faire nous aussi. »
Kael secoua la tête.
« Non. Le glyphe reconnaît l’empreinte psychique : c’est comme un système de reconnaissance facial ou vocal. Il ne se serait pas ouvert pour nous, encore moins de l’intérieur. »
Kael se rendit compte que, maintenant qu’il n’était plus dans la cellule, qu’il pouvait sentir la présence d’Omen. Aussi, lorsqu’ils eurent à choisir entre la droite ou la gauche, il sut dans quelle direction ils devaient aller.
« Là », décida-t-il en passant devant La Brute.
Dans son champ psychique, Omen semblait vaciller comme la flamme d’une bougie malade. Inquiet, Kael courut droit devant, sans se poser de questions. Il reconnu bientôt les ors spectaculaires et raffinés des quartiers d’habitation. Derrière un rideau de soie qui flottait comme si le vent soufflait – un dwol permanent de décoration, conçu pour évoquer un environnement naturel – il entendit des soupirs, ponctués même d’un petit cri. Soudain très inquiet, et croyant reconnaître ces bruitages pour ce qu’ils étaient, il se précipita derrière le rideau, flanqué de Keita et de La Brute, prêts à en découdre.
Ils se retrouvèrent dans une salle embuée, garnie de chandeliers et de lueurs féériques dont le miroitement éclairait discrètement des parois de marbre et des dalles immaculées sur lesquelles courait une eau pure et scintillante. Au centre de la pièce bruissait une petite fontaine délicate, agrémentée de pétales de fleurs exhalant un doux parfum. Le fond de la pièce s’ouvrait sur une arcade garnie d’un nouveau rideau de gaze soulevé d’une légère brise, dévoilant par intermittence des appartements cossus d’un luxe inouï. Dans un coin, un bassin immense, à l’eau si pure qu’elle en était transparente, accueillait le corps ébène de Yamfa, qui croisa aussitôt les jambes et les bras pour cacher sa nudité.
Indis – dont ils avaient entendu la voix – venait de se plonger dans l’eau chaude. Assise à l’extérieur, cachée par une simple serviette de lin, Omen dardait ses yeux aveugles sur eux. Très embarrassé, se sentant rougir sous l’épaisse couche de boue qui lui recouvrait le visage, Kael baissa le nez.
« Qu’est-ce que vous faites là ? demanda Indis. Cela ne vous dérange pas de surgir comme de grosses brutasses dans la salle de bain alors que des filles se lavent ? Et regardez, vous avez complètement dégueulassé le sol avec vos bottes pleines de boue séchée ! »
Kael regarda ses pieds. C’était vrai : ils avaient transformé le sol de marbre délicat et d’eau ruisselante en infâme bourbier. La part ældienne dans la psyché du jeune perædhel se révolta contre tant de saleté, de laideur, de manque de précision et de barbarie.
« On vous a entendu crier, fit La Brute. Alors, on est venus. Où est l’ennemi ? »
Indis haussa l’un de ses sourcils à l’arc aérien.
« L’ennemi ? Jusqu’ici, nous avons été très bien traitées. Je comptais justement demander à nos hôtes où vous étiez, après le bain. »
Kael sentit que, malgré les apparences, la jeune fille n’avait pas tous ses esprits. Une épaisse odeur de dwol flottait dans l’air, et à voir l’air béat et détendu qu’affichaient les membres féminins de l’équipage, il ne s’agissait pas que de dwol.
« On s’inquiétait, bougonna Keita. La Brute pensait que ces ældiens vous avaient violées… Alors qu’en fait, vous étiez tranquillement en train de vous délasser dans une baignoire de luxe !
— Ils ne nous ont pas fait le moindre mal, répondit Yamfa. Mais on ne les a pas vus. Ils nous ont envoyé une espèce de créature un peu grotesque qui nous a montré les baignoires et nous a apporté à manger, ainsi que des vêtements propres. »
Les trois garçons se regardèrent. Le sluagh. Cela devait être le même.
« Et vous ? s’enquit Indis. Vous n’avez pas pris de bain, visiblement. »
Kael regarda ses mains pleines de boue. Comme ses amis, il en avait partout, même dans les cheveux.
« On était enfermés dans une cellule froide en sous-sol, grogna Keita. On a pas eu droit à tout ça, nous !
— On a eu droit à la bouffe et au sluagh, cela dit, ajouta La Brute.
— L’espèce de créature pataude ? Et vous lui avez parlé ? s’enquit Yamfa en regardant tout particulièrement Kael.
— On l’a assommé », répondit La Brute.
Kael lui jeta un coup d’oeil rapide. Il avait un mauvaise pressentiment.
« Je me demande si ces ældiens sont vraiment hostiles, murmura-t-il à ses deux comparses.
— Ils nous ont jeté dans une cellule, objecta La Brute.
— Parce qu’on était des mâles armés. Mais regarde comment ils ont traité les filles !
— Dans le but de les séduire, peut-être… Et s’ils ont l’intention d’abuser d’elles, ils les préfèrent sans doute propres. Et je te rappelle qu’Indis était armée, elle. Ton argument ne tient pas. La seule différence entre elles et nous, c’est qu’elles ont des seins et un vagin, et nous, une biroute et une paire de joyeuses. »
Rendue furieuse par les propos du mercenaire, Indis pointa un index accusateur sur eux.
« Eh, arrêtez un peu avec vos fantasmes de machos de merde ! Personne ne veut nous violer, ok ? Vous êtes graves !
— Elle a raison, ajouta sombrement Yamfa. On est pas des bouts de viande qui font envie à tous les chiens du coin.
— Et il s’agit d’ældiens. Pas d’orcanides », continua Indis.
Visiblement, elle n’en avait pas peur du tout.
Endwollées, comprit Kael. Elles devaient être victimes d’un bon dwol d’illusion, et se croire contentes d’être là. Encore un peu, et elles allaient oublier le nom de leurs parents, et même le leur.
« Tu les as vus ? s’enquit La Brute. Je parle de nos ravisseurs. »
La jeune fille secoua la tête.
« Non… Enfin, si, rapidement… Je me souviens d’un grand et beau guerrier avec de longs cheveux noirs… Et d’un autre avec une superbe fourrure sur les épaules, qui sentait très bon… Il m’a pris dans ses bras pour me sortir du cotre et me conduire ici. »
La Brute leva un sourcil, l’air de celui à qui on ne la conte pas.
« Le dwol, assorti d’une bonne dose de luith. C’est ça, Kael ? »
Machinalement et sans un mot, ce dernier hocha la tête.
Satisfait d’avoir l’approbation de son capitaine, le vétéran se tourna ensuite vers Indis.
« Je les ai vus, moi, ces ældiens, et de près. Sans le glamour qu’ils réservent au sexe féminin. Je te passe la description d’exogènes prédateurs sans une trace d’humanité dans le regard et aux crocs longs comme mon pouce. Ce que j’ai vu, moi, c’est qu’ils sont armés jusqu’aux dents, et qu’ils m’ont parus très mal intentionnés lorsque l’un d’eux m’a enfoncé la tête dans la boue en me poussant du pied comme un vulgaire animal, avant de m’hypnotiser par je ne sais quelle manipulation mentale et de me jeter dans une cellule. Alors tu m’excuseras Indis, mais je pense que tu te fourvoie.
— Tu oublies que j’ai des origines ældiennes !
— Je doute que cet argument tienne face à tes tortionnaires, lorsqu’ils s’y mettront à trois pour te labourer le sillon, ou qu’ils te vendront au marché à la chair des gobelinoïdes. »
Le cri outré d’Indis couvrit celui de Yamfa et Keita. Kael jeta un regard réprobateur au vétéran, mais quelque part, il savait qu’il avait raison.
« Je pense qu’il vaut mieux se barrer d’ici avant qu’ils nous repèrent, statua-t-il. Allez, sortez de l’eau et ramassez vos affaires. »
Indis jeta à Kael un regard furibond.
« Dis donc, ne me parles pas comme si t’étais mon père ou mon mac ! Parce que tu n’es ni l’un ni l’autre, je te signale, Kael Srsen ! »
Le susnommé darda sur elle un regard plus froid que la glace.
« Je suis ton capitaine, lui rappela-t-il en se plantant devant elle. Et le capitaine, c’est Dieu le père, sur un navire.
— Je ne vais pas rester longtemps sous tes ordres, alors ! rugit Indis.
— Et ce que tu m’as dit sur Rvehk, c’est de la gnognote alors ? s’indigna Kael. Mais tu n’as pas de parole, dis donc !
— Je t’ai jamais donné ma parole ! répliqua la jeune fille. J’ai dit peut être, rien de plus !
— Il a raison, intervint La Brute. Faut se tirer de là. La mutinerie, tu la feras plus tard, quand on se sera éloigné de ce navire ældien ! »
Cette fois, Indis ne trouva rien à redire.
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