Le pacte
Sheod les accueillit avec beaucoup d’hospitalité, et leur offrit quelques denrées de sa propre réserve à stocker sur leur navire. Mais lorsque Kael parla de repartir, il sourit, d’un lent sourire de chat, fin et rusé.
« Ah, mais votre équipage a-t-il vraiment envie de repartir ? »
Alarmé, Kael se tourna vers ses amis et employés.
« Je repars, fit La Brute au prix de ce qui semblait être un gros effort de volonté.
— Moi aussi », renchérit Keita avec un peu moins de difficulté.
Kael se tourna enfin vers les trois filles.
Yamfa le regardait d’un air ennuyé. Quand à Indis, elle avait l’air complètement ailleurs, et ce depuis sa sortie des bains.
« Kael, murmura Yamfa. Nous, on a décidé de rester. »
Kael n’en croyait pas ses oreilles. Catastrophé, il se tourna en face de son amie pour pouvoir la regarder droit dans les yeux. Un éclat ensorcelé luisait dans ses yeux : un éclat que le perædhel connaissait bien, pour l’avoir vu dans les prunelles des humains chez qui il s’invitait, petit.
« Mais… Yam’ ! Tu ne peux pas me faire ça ! Et puis c’est trop dangereux pour vous, ici. Les humains ne peuvent pas rester.
— Omen a dit qu’elle te suivrait, répondit avec regret Yamfa en évitant le regard de Kael. Avec elle, Keita et La Brute, tu n’auras pas besoin de nous. »
La jeune femme se tut. Incrédule, Kael se tourna vers Keita.
« Yam’, supplia ce dernier. Pourquoi tu ne veux pas venir ? Tu ne fais plus confiance à Kael ? »
Yamfa garda le silence.
« Aedhen et Aodhann nous ont dit qu’on pourrait avoir tout ce qu’on veut, ici », avoua enfin Indis.
Kael tourna un regard encoléré vers les deux jeunes mâles, qui, appuyés nonchalamment contre un mur, assistaient à la scène en silence, un peu en retrait. Il crut discerner un petit sourire vainqueur sur le visage aigu d’Aodhann.
C’est le plus sauvage et plus féroce des deux, comprit Kael. À la moindre occasion, il sera un plaisir de festoyer sur mon équipage.
« Vous les avez endwollées... murmura le jeune perædhel.
— Ne jette pas des accusations que tu ne comprends pas à la légère, Caël-au-panache-pelé », le mit en garde le mâle au tatouage rouge avec un sourire froid.
Les yeux obliques de l’autre, ambrés comme des gemmes reflétant un feu obscur, se posèrent sur lui.
« Ces femelles veulent quitter ta harde, car elles ne te trouvent pas à la hauteur. À toi de leur prouver le contraire, ou d’user d’un subterfuge pour les attirer dans ta grotte à nouveau, fit l’autre.
— Montre que tu es un ædhellon digne de ce nom, Caël-demi-sang, ajouta son frère. Car pour l’instant... (Il posa un regard faussement désolé sur son panache miteux) On en doute. »
Kael réfléchit à toute vitesse. Yamfa et Indis étaient victimes du luith des ældiens, et tout son équipage, d’une manière générale (à l’exception notable d’Omen) se trouvait sous le coup de la puissante énergie qui imprégnait le moindre centimètre carré de ce vaisseau. C’était normal : ce cair, comme la plupart des bâtiments aeldiens, avait passé beaucoup de temps dans le Dédale, et il était revenu chargé de quelque chose d’autre. C’était la magie ultari : Kael l’avait suffisamment vu mise à l’oeuvre dans sa propre maison, avec les visiteurs qui en perdaient le nord et se cognaient partout, n’arrivant même pas à trouver la porte des toilettes ou celle de la porte pour repartir, à tel point que ses parents étaient obligés de les prendre par la main et de les reconduire dans le champ où ils avaient laissé leur astronef. Il fallait prendre une décision pour tirer son équipage de ce piège subtil sans se mettre ces ældiens à dos. Les deux attendaient sa proposition de résolution : ils étaient prêts à tracter avec lui. Encore fallait-il que le pacte soit à son avantage.
« Très bien, lança Kael en relevant la tête. J’ai compris. Je vous engage dans ma compagnie, tous les deux, jusqu’à ce que vous ayez rallié un endroit qui vous agrée plus. Vous êtes jeunes, vous êtes rompus au combat, vous êtes de fiers et nobles ædhil : vous vous montrerez sûrement un apport non-négligeable à notre équipage. Je vous le propose, mais à mes propres termes et sous ma direction. »
Les deux mâles le regardèrent d’un air mi-amusé, mi-surpris.
« Tu penses donc qu’on va embarquer sur ton cair qui n’en est pas un, Caël-le-perædhel ?
— Et louer nos services comme de simples mercenaires, nous qui sommes apparentés à la famille régnante de Tará ? »
En dépit de leurs paroles, Kael pouvait sentir leur excitation. Ils n’étaient pas opposés à l’idée.
« Ce n’est pas un cair, en effet, admit-il. Mais vous n’en avez pas non plus : celui-ci est le vaisseau de votre père. Moi, au moins, j’ai un vaisseau. Vous, rien. Et je sais que vous passez tout votre temps dans le Dédale, sans véritablement vous risquer dans la réalité basique. Je le sais, je le sens. Avec moi, vous pourrez arpenter la Voie de nouveau. Apprendre ce qu’il y a à apprendre. Rattraper des siècles d’isolation derrière le voile de la Trame. Des aventures, peut-être même de la gloire : vous en aurez. Vous rencontrerez aussi d’autres ædhil, qui sait ? »
Les deux frères le regardèrent en silence. Toute trace de moquerie avait disparu de leurs visages. Ils le regardèrent, puis s’échangèrent un regard silencieux, avant de s’éloigner pour discuter à voix basse, dans le langage secret des jumeaux. Ils ne tardèrent pas à revenir.
« C’est d’accord, Caël Srsen, finit par statuer Aedhen. Viens jurer sous l’arbre-lige. En quelle qualité nous embauches-tu ?
— Conseillers tactiques et aide militaire, leur répondit Caël. Je veux aussi que vous soyez mes professeurs. Que vous m’appreniez tout ce dont je manque et que j’aurais besoin de savoir. Je vous demande pas de me lécher les bottes – après tout, je suis votre cadet – mais de me respecter un minimum, et d’arrêter de vous moquer de mon panache.
— Cela va être difficile, Caël Srsen, fit Aodhann avec un sourire large.
— Mais vous réussirez, je n’en doute pas. Surtout après avoir engagé votre parole. Ah, et j’allais oublier… Ne faites pas de mal aux filles. »
Le sourire du jeune mâle se fit encore plus large.
« Ah, mais nous ne leur voulons aucun mal, dit-il d’une voix doucereuse.
— Que du bien, au contraire », assura son frère.
Kael secoua la tête.
« Ni bien, ni mal. Vous les laisserez tranquille. Des femelles, vous en rencontrerez plein. Ne touchez pas à celles-là : ce sont mes amies et employées. Je ne veux pas d’embrouilles sur mon navire. »
Aedhen fronça les sourcils.
« Tu as donc la prétention de nous empêcher de prendre ce qui vient se donner à nous de sa propre initiative ? N’as-tu pas compris que si nous refusons ton offre, tu perdras deux de tes femelles ?
— On a bien senti ton état, Caël Srsen, le prévint l’autre. Tu espérais te les garder pour toi ! Mais elles préfèrent notre compagnie. »
Kael savait que Yamfa comme Indis reprendraient leurs esprits sitôt après avoir quitté ce cair endwollé. Alors, elles ouvriraient les yeux et pousseraient des hurlements en voyant ce qu’étaient réellement ceux qu’elle prenaient pour des princes charmants.
Cette seule perspective amena un sourire féroce à Kael.
« Ce petit perædhel a des dents, on dirait, convint Aedhen avec un rictus en apercevant celui de Kael. Tu te sens capable de répliquer ?
— Ou, tout simplement, d’exister à côté de deux mâles adultes ? Deux vrais mâles ?
— Je pense que oui, répondit Kael. À côté de mes deux pères, vous faites figure de petits hënnil. Vous ne me mettrez pas en danger. Et vous m’instruirez de tout ce qu’il y a savoir. »
Aedhen semblait conquis. Il leva un sourcil, approbateur.
« Très bien. Si tu sais où tu vas… J’aime le jeu, moi aussi. Je ne dis jamais non à un défi lancé en bonne et due forme… Et mon frère non plus. »
Le susnommé – un peu plus circonspect – sourit et acquiesça, déjà détendu.
« Sous l’arbre-lige, donc », proposa-t-il.
Kael les suivit au centre du cair, sous un arbre spectaculaire aux feuilles dorées et bosselées, qui tendait ses branches fières sous les étoiles. Son équipage suivit, ainsi que Sheod. Tout le monde allait être témoin.
« Qu’est-ce que tu fais ? » souffla Yamfa en voyant l’un des deux mâles produire un couteau cranté.
Les tractations ayant eu lieu en ældarin, personne n’avait pu les suivre dans l’équipage de Kael.
« Je rachète votre peau », répondit Kael en tendant sa paume.
Aodhann lui entailla la main avec un sourire féroce, visiblement très content de voir couler son sang. Puis il fit de même sur sa main à lui, et sur celle de son frère.
« Qu’est-ce que tu fais ? répéta La Brute à son tour en voyant Kael donner sa main ensanglantée aux ældiens.
— Je les embauche dans l’équipage.
— Hein ? s’étrangla La Brute. Tu vas embaucher ces deux créatures aux yeux de meurtre dans ton vaisseau ? Des ældiens sauvages ? »
Kael jeta un regard flamboyant au vétéran. Des ældiens sauvages… Non, justement. Ces ældiens étaient au contraire parfaitement civilisés, ældiens jusqu’au bout de leurs griffes taillées en pointe et recouvertes d’eyn. C’était précisément pour cela qu’ils agissaient ainsi.
C’est ça, ou ils garderont Yamfa et Indis pour leur petit goûter, pensa-t-il. Fais moi confiance. Je sais comment leur parler.
Il savait qu’Omen était là, et qu’elle allait relayer.
Brute se demande si vous savez ce que vous faites, capitaine, fit la petite voix d’Omen dans sa tête.
Malgré la douleur ressentie lorsqu’Aodhann enfonça vicieusement les griffes de son index et de son majeur dans le sillon sanglant de sa paume, Kael sourit.
Et toi, qu’en penses-tu Omen ? Tu penses que je sais ce que je fais ?
Jamais il n’aurait osé demander une telle chose à voix haute. Mais entendre la jeune fille l’appeler « capitaine » et le vouvoyer lui donnait certaines velléités.
Oui. Je le pense.
Kael se sentit rasséréné. Il se redressa – ce qu’il faisait rarement, habituellement complexé par sa taille au milieu de ses deux amis – déplia son deux-mètre cinq et regarda Aedhen (qui avait remplacé son frère) dans les yeux. Les pupilles ambrées de l’ældien s’agrandirent, puis se rétractèrent malicieusement. Déterminé à ne pas baisser le sien, Kael ne quitta pas son regard brûlant, et il rata le sourire carnassier – annonciateur de bien des triomphes – qu’affichait l’ældien.
« Nous sommes désormais liés par le pacte, murmura ce dernier. Quiconque trahira sa parole et les termes de notre arrangement méritera la mort et la ruine… Moi, Aedhen Uathna de Tará, je te suivrai sur ton cair et te servirai de garde du corps (À ces mots, son frère ricana sombrement). Et ce, jusqu’à ce que je trouve un terrain de chasse qui plaira plus à ma fantaisie et à mon amusement. »
Kael l’interrompit.
« Pas en tant que garde du corps, corrigea-t-il. En tant qu’ædhel-lige. Allez, jure-le, Aedhen Uathna de Tará. »
Il tenait encore sa main dans la sienne, sang contre sang. L’ ældien essaya de se dégager, grimaçant, mais Kael tint bon. C’était le moment où il ne fallait rien lâcher.
« Lâche ma main, grogna le grand mâle, mécontent.
— Jure, et je te relâcherai.
— J’ai déjà juré.
— Non, les termes n’étaient pas bons. Dis-le mieux : Moi, Aedhen Uathna de Tará, je te suivrai sur ton cair et te servirai en tant qu’ædhel-lige. »
Son interlocuteur renâcla.
« Ah non, je ne peux pas dire ça !
— Pas de pacte, alors. Et tu es parjure, puisque tu as mêlé ton sang au mien sous l’arbre-lige de votre maison. »
Cette fois, c’est Sheod lui-même qui intervint.
« Fais ce que te dit ce rusé perædhel. Il s’est montré plus malin que toi : il a gagné ta soumission ! »
Aedhen dut obtempérer. Il jura et relâcha la main de Kael brusquement, comme si elle le brûlait. À ses côté, son frère le regardait, les sourcils froncés.
« Tu t’es fait avoir par un perædhënnel ! » murmura-t-il.
Pour la première fois, Kael discerna une nuance d’inquiétude dans son ton.
Aedhen darda sur lui un regard mauvais. Raide comme un pieu, ses yeux étaient illuminés par un feu glacial.
« Qu’importe, il regrettera sa passade, susurra-t-il à son frère. Tout cela sert mes plans. »
Kael se permit un sourire.
« Et tu le dis devant moi, en plus ? On se demande bien qui endwolle qui, ici ! »
Les yeux des deux frères flamboyèrent de rage. Kael était certain que, s’ils ne s’étaient pas engagés à le servir en tant qu’ædhil-lige – car en faisant jurer l’un, il avait aussi engagé l’autre, dans une moindre mesure – alors ils lui auraient sauté dessus et l’auraient mis en pièces.
« J’admets que tu t’en es bien tiré, Caël Srsen, grinça l’ældien. Pour l’instant, je m’incline. Mais prends garde à ne pas en abuser. Ma vindicte a la mémoire longue ! »
Kael, qui se découvrait des griffes (et également, qu’il avait le triomphe peu modeste) partit d’un petit rire franc.
« Et on menace son capitaine, maintenant ? Je crois qu’un petit stage à bord d’un vaisseau vous fera le plus grand bien ! Je vais vous former à la culture humaine, moi. Dans l’Holos, on aime l’ordre et la discipline ! »
Il avait dit cela en Commun, afin d’en faire profiter son équipage, et d’humilier encore plus ses deux nouvelles recrues. Un prêté pour un rendu : ils s’étaient montrés tellement sûrs d’eux, de leur supériorité et de leur intelligence ! Ils avaient tenté de se jouer de lui. Et il avait retourné la situation contre eux.
Alors que les ældiens, trop fiers pour en dire plus, fulminaient en silence, le dos tourné, Kael se tourna vers son équipage avec un sourire rassurant. Il fit un clin d’oeil à Keita qui le regardait, de l’admiration plein ses yeux noirs, puis alla retrouver ses « femelles », protecteur. La Brute lui tapa dans le dos.
« Bien joué. Tu les as bien calmés, ces deux-là », lui murmura-t-il.
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