La coupe amère de la déception
Pendant un court moment, Kael regretta que ce soit son père, et non Lathelennil, qui se soit trouvé devant lui pour écouter ses doléances. Oncle Lathé aurait grogné à l’outrage, appelé à l’hallali, et échafaudé avec lui des plans pour humilier, soumettre ou même éliminer les deux ældiens. Mais ce que venait de lui dire son père avait une plus grande portée sur le long terme.
« Maintenant, dis-moi pourquoi tu urines dans ton lit la nuit, lui proposa son père, toujours très calme.
Kael baissa la tête.
— Je n’arrive pas à me retenir de… d’évacuer. Ça m’arrive même en pleine journée ! Mais dans ce cas-là, je file aux toilettes. La nuit, ça sort tout seul, sans que je puisse contrôler. Et puis, je fais des cauchemars. D’horribles cauchemars.
Ar-waën Elaig Silivren resta de marbre.
— Quel genre de cauchemars ?
— Des trucs bizarres et dérangeants, plus ou moins érotiques… La nuit dernière, j’ai rêvé que ma psyonique se faisait monter par les deux ældiens dont je t’ai parlé. Plus leur père. Ah oui, il m’a dit de te transmettre ses salutations. Il s’appelle Sheod Uathna, de Tará. Ce qui m’a choqué dans ce rêve – en sus de la menace qu’il représentait – c’est que ça m’a fait de l’effet !
— C’est normal », coupa son père.
Kael lui jeta un rapide regard.
— Ah ouais ? Bref… Mais le pire, c’est celui que j’ai fait la première nuit de mes fièvres, quand ça s’est déclenché. J’ai rêvé – j’ai vu – la Chute d’Ultar. J’étais là, à flotter dans le système en train d’imploser, aux premières loges. J’ai vu le Trou Noir se former. Et il m’appelait ! J’avais peur, mais je ne pouvais pas me sortir de là, je ne contrôlais rien. Puis je me suis vu brûler. Je me suis réveillé en nage, avec toute cette matière gluante dans le caleçon…
— Ton sperme, asséna Ren, impitoyable.
— Ouais. Et là, tu sais ce que j’ai vu ? Mon cristal. Il s’était fissuré. Mon rêve était si intense qu’il a fissuré mon cristal ! »
Kael vit son père croiser les bras sur son large torse. Avec une once de satisfaction, il se fit la réflexion que son père était beaucoup plus massif que les deux ældiens à son bord. Sa haute silhouette était immense, royale.
« Ce n’était pas un rêve, Caël, lui dit alors Ren.
— C’était quoi, alors ?
— Une réminiscence d’une de tes vies antérieures. Cela arrive à tous les jeunes hënnil avant leur majorité. Normalement, on ne parle pas de ce qu’on voit pendant cette période-là. Beaucoup d’entre nous voient la Chute. Car beaucoup d’entre nous l’ont vécue. Ceux qui n’ont pas réussi à s’échapper ce jour-là ne se sont bien sûr pas réincarnés, et ils ne se réincarneront plus, jusqu’au jour de la Lutte Finale, lorsqu’Arawn vaincra le Mangeur de soleils pour récupérer leurs cœurs morts.
— Mais Oncle Lathé, ou même toi, vous n’avez jamais rêvé de ça, vous, protesta Kael.
— Car nous n’étions pas là au moment de la calamité qui a anéanti Ultar. La plupart des cours d’Ombre avaient quitté le système il y a bien longtemps, et leur position dans le Dédale les as tenus en dehors de l’emprise de Shemehaz. Pour ma part, j’étais enfoui sous une strate géologique avec Mana, sur un satellite à des milliards d’UA d’Ultar. Toi, en revanche, et bien il semble que tu l’aie vécue, cette Chute, Caëlurín.
Le susnommé frissonna.
— C’était horrible. Et j’ai entendu une voix me parler… Elle semblait tout savoir de moi. Mes désirs, mes peurs secrètes, tout ! Je l’ai ré-entendue de la bouche d’un ædhil fantôme qui m’a attaqué lorsqu’on a traversé la Vallée des Tombeaux Volants. Il m’a cassé l’épaule, au fait. Mais c’est réparé, maintenant. »
Kael constata que la mention du lieu faisait plus tiquer son père que son histoire d’épaule.
— La Vallée des Tombeaux Volants ? Vous l’avez traversée ? » demanda Ar-waën Elaig Silivren, les sourcils froncés, ses yeux aigus focalisés sur ceux de son fils.
Kael hocha la tête.
— Oui. Pour atteindre Rvehk, c’était nécessaire.
— Rvehk ? C’est là que vous êtes allés?
— Oui. (Kael eut un mouvement d’humeur). Arrête de m’interrompre tout le temps !
Ren se tut alors. Son regard vert se posa tranquillement sur son fils, et il attendit.
— On est allé à Rvehk récolter de l’ayesh. Je me suis dit que ce serait le plus facile et le plus rentable pour une première entreprise. Mais les choses ont dégénérées. On s’est fait attaqués par des morts-vivants, des gens atteints par un genre de ver… On était en train de se faire déborder lorsque les tárani sont arrivés. Ils ont sauvé ma psyonique et tout mon équipage et nous ont ramené sur leur cair, mais au moment de partir, Yamfa et Indis – ma navigatrice – ont prétendu vouloir rester. J’ai vu qu’elles étaient endwollées alors j’ai trouvé cette solution, voilà.
— Elles ne l’étaient peut être pas, objecta son père. Certains humains sont réellement heureux de partir à bord d’un cair ou dans une cour. Regarde ta mère. »
Les paroles d’Ar-waën Elaig Silivren rappelèrent douloureusement à Kael celles de Yamfa. Elle aussi, avait cité sa mère en exemple.
« Je crois que tu es le meilleur patron de cair qu’on puisse rêver, papa, objecta doucement Kael. Qui refuserait de servir sous ton commandement ? Franchement… C’est incomparable. Ces ædhil là… Tout ce qu’ils voulaient, c’était se faire mes collaboratrices pour leur quatre heures ! »
Kael se rendit compte un peu trop tard que son père avait froncé les sourcils. Ce qu’il disait lui avait déplu.
— Tu crois donc que mes intentions étaient meilleures ? lui répondit durement Ren. Au début, j’ai refusé que ta mère me suive, parce que je ne lui trouvais aucune utilité. C’est tout juste si je ne l’ai pas jetée dans l’espace. Ensuite, je l’ai débarquée sur une colonie humaine hostile, sans me soucier de son sort, parce que je la désirais, que j’avais mes fièvres, et que j’avais peur que ça dégénère. Puis je me suis rendu compte que je la voulais trop, que je n’aurais pas dû la laisser partir. Alors je suis allé la chercher et je l’ai embauchée sur mon cair, pour donner une forme officielle à ce qui sinon n’aurait été qu’un enlèvement. À l’époque, j’étais poursuivi par les troupes de l’Holos et passais mon temps en batailles spatiales : en cherchant à tester mes nouveaux armements et à rencontrer des adversaires intéressants, je mettais sa vie en danger constamment. En outre, elle se faisait molester par Mana qui se montrait aussi féroce qu’une elleth jalouse peut l’être. Et puis plus tard, n’y tenant plus, je lui ai sauté dessus dans les bains, ce qui lui a fait très peur. J’étais également très jaloux de ses amants humains : j’ai même dit à Elbereth que j’allais les tuer, le soir où elle m’a avoué leur avoir offert sa première nuit. Je pense qu’elle l’a su. Elle avait peur de moi, en dépit de ce qu’elle montrait. Mais malgré tout ces déboires – et de nombreux autres encore, tu peux me croire – ta mère a toujours soutenu qu’elle ne voulait être nulle par ailleurs que dans mon cair. Chaque fois, elle revenait. Chaque fois.
Kael regarda prudemment son père.
— Tu l’avais endwollée ?
— Non. J’ai jamais rien fait de ce genre, je n’en voyais pas l’utilité. Je pense que mon luith faisait effet sur elle et, dans une certaine mesure, le dwol inhérent au vaisseau. Elbereth avait passé beaucoup de temps dans le Dédale avant que je la récupère. Je pense que cela a joué. Mais il y avait autre chose. Lorsqu’ils sont endwollés ou victimes de luith, les humains reprennent l’esprit très vite, à partir du moment où tu les remets dans la réalité basique, sans ædhel à côté. Et tout le temps où ils sont avec toi, ils sont terrifiés, renâclants et suppliants, tout en étant incapables de s’enfuir, de refuser ou de détourner les yeux. C’est ça, le luith. Ta mère a passé un an en colonie pénitentiaire sur Astantor, puis encore une année solarienne entière dans l’infanterie mobile, avant que je la retrouve. Et pendant tout ce temps, elle m’a cherché, elle a demandé après moi. Tu vois bien que ce n’était pas le luith, ni le dwol. »
L’amour. C’était l’amour. C’était ce qu’essayait de lui faire comprendre son père, sans oser le dire, par réserve ou modestie.
« Garde-toi de vouloir décider ce qui est bon pour les autres, ou de prétendre le savoir, ajouta-t-il. Le coeur des humains n’est pas si simple que certains le disent. Peut être que Yamfa et Indis ont vraiment envie de vivre avec les ædhil. Tout comme il y a des ædhil qui souhaitent et recherchent la compagnie humaine. Par le passé, beaucoup plus d’humains que tu ne le crois sont partis vivre sur Ultar. C’était un choix conscient. C’est ceux qui les ont vus partir et qui sont restés qui les ont cloués au pilori, en disant qu’ils étaient maltraités ou victimes de dwols, de ruses de notre part, sans savoir de quoi ils parlaient. »
Kael grommela.
« Je suis d’accord. Mais ces deux ældiens… Ils sont très insistants envers les filles, et ils m’humilient constamment. Je t’assure que ce ne sont pas des enfants de coeur.
— Affirme-toi un bon coup et ils reconnaîtront ton autorité. Plus tu feras le dos rond, plus ils viendront te provoquer et iront loin dans leurs maltraitances. Encore une fois, regarde ta mère ! Elle est cent pour cent humaine, elle fait un mètre cinquante, et pourtant, en à peine quelques cycles à Sorśa, elle a maté les frères Niśven. Maintenant, elle est reçue dans la Cité Noire comme jamais aucun humain ne l’a jamais été. On lui déroule le tapis rouge, des milliers de sluags, de finasyn et autres se prosternent à ses pieds.
— Le troisième prince de Sorśa est son Second-Mâle !
— Tu crois que ça a toujours été comme ça ? Ta mère s’est battue bec et ongles pour se faire respecter comme la féroce femelle qu’elle est. Elle s’est battue pour sa vie et elle a prouvé à tous sa valeur. Les nôtres ne comprennent pas bien la fragilité d’une vie humaine, mais ils reconnaissent la force et les actions d’éclat, tu le sais. Si tu montres timoré ou que tu fais les choses à moitié, tu ne seras pas reconnu. Mais si tu fais comme ta mère, on te respectera. Du reste, si ces ædhil sont toujours sur ton dos, c’est que tu les intéresse.
Kael médita les paroles de son père.
— Ce que je trouve grave, reprit ce dernier, c’est ton histoire de cristal. Je vais contacter le Ráith Mebd et leur demander de venir à ta rencontre. Tes sœurs y sont, ainsi que Eren et Eshlyn, avec leur troupe. Ils te donneront un nouveau cristal.
Kael déglutit.
— Tu vas demander à un vaisseau-monde de dériver de sa trajectoire pour livrer un cristal à un seul perædhel ? s’écria Kael, incrédule.
— Non. Je vais demander leurs coordonnées à ce vaisseau-monde et lui demander de t’attendre de façon à ce que tu puisses aller à leur rencontre.
— Et ils t’écouteront ? Toi ? Un chef d’exploitation agricole d’une colonie perdue dans la bordure ?
— Moi ? Non. Mais j’ai des relations. Des relations haut placées, qui peuvent parler directement à Edegil Arahael ou au prince Shaimesh.
— Oncle Lathé », fit Kael d’un air entendu, en hochant la tête.
Mais, à la grande déconvenue du jeune perædhel, Ar-waën Elaig Silivren secoua la tête.
« Non. Pas lui : ceux des anciennes cours de lumière le détestent.
— Quoi ? s’indigna Kael. Mais comment peuvent-ils ?
— Tout les ædhil détestent les dorśari, répondit son père froidement. Je te rappelle que ce sont des sécessionnistes. Avant la Chute, tout le monde se faisait la guerre ouvertement. Certains n’ont jamais arrêté, d’ailleurs. Je te conseille de faire attention à qui tu as en face de toi avant de dire que ton Second-Père – et ton aïeule – est Niśven. Ces Uathna de Tará par exemple. Il est fort probable qu’ils sautent au plafond en l’apprenant. Tant qu’ils ne te demandent rien, ne le leur dit pas. »
Kael protesta, n’en croyant pas ses oreilles.
« Je ne comprends pas, fit-il en secouant la tête. Oncle Lathé est tout de même un personnage hors du commun !
— La Chute a changé beaucoup de choses, admit Ren. Aujourd’hui, pour beaucoup d’entre nous, la vie de chaque ædhel ou perædhel est précieuse. Même des gens qui étaient en guerre autrefois y réfléchissent à deux fois avant de tirer leur sigil. Mais on ne sait jamais. Sois prudent. »
Kael acquiesça. Et après lui avoir dit qu’il le recontacterait le lendemain à la même heure, son père mit fin à la communication.
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