Kael-le-chat
« T’as changé de combinaison ? observa Keita une heure plus tard, dans la soute. Mais quand ?
— Tout à l’heure. J’avais renversé du nes dessus », maugréa Kael de mauvaise grâce.
Aedhen et Aodhann, le dos tourné, assistaient Yamfa dans le comptage de la marchandise. À côtés des deux ældiens, la jeune fille avait l’air particulièrement minuscule. Prudemment, Kael jeta un œil sur Aedhen, qui observait les manœuvres de comptage avec son frère. L’ældien sentit son regard, et il tourna son visage par dessus son épaule et lui lança un demi-sourire, aigu comme un lame.
Kael soupira et alla les rejoindre. Yamfa se tourna vers lui.
« Tu peux leur traduire pour les chiffres ? demanda-t-elle. Faut qu’on parle des parts, et ils font semblant de ne pas comprendre l’algèbre solarienne.
— Pareil pour tout le monde, fit Kael. C’est ce qu’on a dit. Tout le monde touche la même part.
— Mon frère et moi devrions avoir plus, sourit Aodhann, car nous sommes plus grands, et plus anciens que vous, les nés-de-la-veille. »
Kael soupira, lassé. Une fois de plus, il allait falloir se battre.
« Non, dit-il, très ferme. Vous toucherez comme tout le monde : pas un crédit de plus, ni un de moins. »
Les yeux d’Aodhann se plissèrent.
« Non ? »
Son frère se tourna vers lui, le poussant vers le fond.
« Laisse, c’est plus qu’équitable. Après tout, ils ont fait la récolte tous seuls, et il s’agit de leur vaisseau. »
Il chuchota quelque chose à son frère, et les deux ældiens s’éloignèrent. Kael se tourna vers Yamfa.
« Tu vois. Ils n’ont pas fait de problèmes !
La jeune femme le regarda, la bouche un peu pincée.
— Non… Presque pas.
Kael resta un moment à superviser le tri, puis il posa une main sur l’épaule de son amie.
— Je peux te laisser seule dans la soute ?
Yamfa opina du chef.
— Oui. Je n’ai pas peur d’eux.
Tu devrais, pourtant, songea Kael. Mais il garda cette réflexion pour lui.
— J’ai mon utilitaire connecté. S’il y a le moindre souci, tu me bipes.
— Ok. »
Satisfait, le jeune perædhel remonta sur le pont en sifflotant l’air qu’il avait entendu la belle Niniamh jouer avec sa harpe. Le souvenir que cette mélodie convoqua dans son cerveau lui chauffa les oreilles à nouveau, et il passa faire un tour aux toilettes. Puis il remonta la passerelle jusqu’au mess, d’où il entendait la voix de Keita et de La Brute.
Ces deux-là étaient devenus très amis, ce dont Kael se félicitait. Il s’apprêtait à appuyer sur la commande de la porte lorsqu’il entendit quelque chose qui lui fit dresser l’oreille.
« Non mais tu déconnes ou quoi ? s’échauffait Keita. T’as vu la taille de sa biroute ? Et celle de ses couilles ? Ces machins doivent peser au moins cinq cent grammes chacun. J’ai jamais vu un truc aussi énorme. Il bandait, en plus, et c’était tout brillant, comme s’il avait… Bleurgh ! Tu vois ce que je veux dire.
— Aodhann est en chaleur, répondit doctement La Brute. Je l’avais dit : ça se voit à son panache tout le temps ébouriffé. Le sexe des ældiens double de volume pendant cette période, il paraît. Et leurs testicules produisent des litres de sperme. C’est pas de leur faute. Attention, Yamfa vient de m’envoyer un message pour me dire que Kael monte nous rejoindre. Ne lui en parle surtout pas. Fais comme si t’avais rien vu : ça le vexerait.
— Je ne suis pas idiot, grogna Keita avant de se taire. C’est mon meilleur ami, je te rappelle ! Ça fait quinze ans que je le côtoie, avec tous ses trucs bizarres, son panache et tout le reste. »
Kael attendit un moment derrière la porte, puis il entra en faisant comme s’il n’avait rien entendu. Mais il se sentait si mortifié que le bout de ses oreilles le chauffait à nouveau.
« On arrive dans moins d’une heure », annonça-t-il pour se donner une contenance, sans oser regarder ses amis.
Les deux jeunes hommes se hâtèrent d’acquiescer.
Une immense structure hérissée de pointes et d’arceaux, dont on ne pouvait discerner ni le point de départ et celui de fuite, se donnait à voir sur la baie. Le skyhook de Jeru-Salem, qui reliait les principales colonies de Solaris à la Terre. Un ouvrage d’une complexité extraordinaire, l’une des plus grandes réalisations humaines. Sans surprise, Pluton (et sa face cachée Yuggoth, abritant le royaume de Sorśa), Mars (et sa face cachée Urdaban, abritant le Royaume d’Elfaëma) et Luna (et sa face cachée Syl-Cyurnë, abritant la cité de Minas Athar) n’avaient jamais pu être jointes à cet ouvrage titanesque. Les humains continuaient à essayer pourtant, sans succès.
« Quelle laideur, s’exclama Aodhann. Je n’ai jamais vu une chose aussi laide. Pourquoi les humains ne construisent-ils que des objets laids ?
— Parce qu’ils n’ont pas les même goûts que vous, voilà pourquoi, répondit La Brute. Reconnaissez tout de même que ce skyhook est un prodige de technologie !
— C’est laid. Cela défigure l’Océan des Étoiles. C’est tout ce que je vois, moi. J’attends avec impatience le jour où les monarques d’Ombre expulseront les faux-singes de cette zone, avec toutes leurs laides inventions, et que notre peuple reprendra le contrôle total de la Voie. »
Kael n’écoutait que d’une oreille distraite la querelle entre La Brute et Aodhann. Il avait remarqué que ces deux là aimaient bien se crêper le chignon, et que le vétéran était devenu la nouvelle cible du farouche ældien. Il gardait les yeux fixés sur l’horizon, très loin, songeant à la Lune où se trouvaient peut être son oncle et sa petite sœur.
« Tará se trouve non loin, fit Aedhen d’une voix rêveuse. On pourrait peut-être y passer et rendre visite à notre oncle.
— Je pensais justement à rendre visite au mien à Minas Athar, répondit Kael.
— Minas Athar ? Malheureusement, on n’y entre pas aussi facilement. Il faut être hiérarque ou apprenti hiérarque. Peut-être qu’on pourrait demander à notre oncle.
— Qui c’est ?
— Cirnnan de Tará, répondit fièrement Aodhann. Un des plus anciens régnants, aussi vieux que ce bellâtre de Fornost-Aran. Mais bien plus noble ! »
Kael ne dit rien.
« On ne pourra pas rester sur Solaris, dit-il enfin. Je dois aller sur le Ráith Mebd pour une affaire urgente.
— Quelle affaire urgente ?
— Récupérer un nouveau cristal-cœur.
— Pourquoi sur le Mebd ?
— Il doit m’être livré par des filidhean.
— Laisse-moi contacter mon oncle, alors. Je lui demanderai d’inviter ta troupe de bardes. Quel est son nom ?
— La guilde du Chemin Voilé… Mais ils n’auront pas le temps de venir », objecta Kael.
Sa remarque fit sourire les ældiens.
« Les filidhean arrivent en un éclair où ils veulent. Il leur suffit juste d’être invité.
— Je doute tout de même que notre oncle les accepte, objecta Aodhann. Il ne goûte guère les festivités, et déteste les bardes, depuis qu’il a été insulté par l’un d’eux.
— Quel troubadour n’insulte pas le pouvoir ? Aucun monarque ne goûte les flèches bien tirées des enfants de l’Amadán. Mais ils sont obligés de les tolérer. Et Cirnnan a changé, mon frère. Il est moins austère qu’il ne l’a été.
— J’en doute. Si c’était le cas, cela fait longtemps que Père serait rentré en Tará !
— Tu sais pourquoi il ne le fait pas. Les faux-singes, qui la cernent de toutes parts ! »
Kael tourna la tête à nouveau, laissant les deux frères à leur discussion. Le skyhook se rapprochait.
« On va bientôt entrer dans le champ de force du pont d’arrimage, annonça-t-il à tout le monde. Yamfa, tout est bon de ton côté ?
— Tout est bon. L’ayesh est bien emballé, pesé et compté, prêt à être débarqué. »
Kael se tourna vers les deux ældiens, qui continuaient à évoquer leurs souvenirs de Tará et de leur oncle Cirnnan, visiblement de très mauvaise composition. Ils ne s’intéressaient pas du tout à la manœuvre.
Après s’être identifiés à l’astroport de commerce qui allait les prendre en charge, Kael et son équipage humain entamèrent le protocole d’arrimage. Une fois que ce fut fait, et que les lourds verrous se furent accrochés au vaisseau, Kael coupa les moteurs et se tourna vers les ældiens.
« On est arrivés. Faut que je vous dise… Mieux vaut vous faire passer pour des nekomats, si on vous demande. »
Les yeux rubis d’Aodhann se plissèrent.
« Nekomat ? Et toi, Kael le-chat, tu te feras passer pour quoi ?
— Pour un moitié nekomat, s’il le faut. Je ne vous demande pas de mentir. Juste de ne pas montrer ostensiblement que vous êtes ældiens.
— Et ça veut dire quoi, ne pas montrer qu’on est du Peuple ? s’enquit Aedhen avec une lueur d’amusement dans le regard.
— Ça veut dire planquer vos armures et vos armes sous votre piwafwi, et rabattre votre capuche. En général, c’est à l’armement que les ældiens sont reconnus, leur apprit Kael.
— Au moins, les faux-singes ont l’intelligence de reconnaître que de ce côté-là encore, on continue à les battre à plate-couture », ricana Aodhann.
Kael échangea un regard las avec ses amis. Ces ældiens étaient restés longtemps dans le Dédale, isolés de tout. Ils n’avaient pas l’air de se rendre compte que l’univers avait bien changé, depuis la dernière fois qu’ils étaient allés trainer dans la réalité basique.
« Ne les emmène surtout pas sur Terre, lui murmura La Brute à l’oreille. Ça leur ferait un horrible choc.
— Ça va, les ældiens ne sont pas en sucre, souffla Kael avec humeur, se remémorant la petite conversation que le vétéran avait eu avec Keita. C’est même plutôt le contraire.
— Je croyais qu’ils étaient hyper sensibles, et ressentaient tout cent mille fois plus intensément que nous ? s’étonna La Brute.
— Quand ils sont jeunes, lui apprit Kael. Après, plus ça va, plus ils se fossilisent.
— Fossilisent ? Tu parles de la cristallisation à la fin de votre vie ? »
Kael se pencha pour éteindre son moniteur, les sourcils froncés. Il n’aimait pas cette façon nouvelle qu’avait La Brute de le prendre à partie dès qu’il parlait des ældiens.
Avant de se lever, le jeune perædhel jeta un coup d’oeil à Indis. Depuis qu’elle avait appris ce qu’il était, la jeune femme ne lui avait plus adressé la parole. Elle était même anormalement silencieuse, et fuyait les deux frères Uathna. Surprenant son regard, Aodhann se pencha vers Kael, appuyant ses avants-bras sur le dossier de son fauteuil.
« Cette femelle n’est plus du tout réceptive à mon luith, murmura-t-il en regardant Indis. Dommage, elle me plaisait bien ! »
Aodhann se redressa. Interloqué, Kael le regarda s’éloigner, avant de regarder à nouveau la jeune femme qui enfilait sa combinaison de sortie. Pourquoi l’ældien avait-il parlé au passé ?
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