Le feu divin
L’équipage retrouva Aodhann dans les docks, juste devant le sas d’appontage menant au vaisseau. Le grand mâle les attendait, bras croisés, adossé contre la paroi, son piwafwi plié comme une sacoche à ses pieds. Kael remarqua que la soie était encore plus rouge et paraissait mouillée.
« Alors ? l’apostropha Aedhen. Tu l’as retrouvée ?
— Non.
— Dommage. Et ça ? »
Aodhann tourna son visage racé sur le côté, la ligne fine de sa mâchoire relevée avec arrogance.
« J’ai été défié par une troupe de faux-singes sur le chemin. »
Son frère hocha la tête. Entre lui et Aodhann semblait passer une évidence qui échappait à Kael.
« Qu’est-ce qu’il y a dans ton piwafwi ? » demanda sourdement Kael.
L’autre sourit.
« Mon prix pour avoir été trompé et déçu, ricana l’autre. Et ennuyé.
— Trompé et déçu ?
— Je n’aurais jamais accepté de te suivre sur ton cair s’il n’y avait pas eu à ton bord cette femelle que je convoitais », répliqua Aodhann avec mépris.
Kael compris que l’ældien avait poursuivi Indis. C’était pour cela qu’il était parti du bar.
« Tu voulais la convaincre de rester, c’est ça ? demanda-t-il.
— La convaincre ? Non. Je voulais juste prendre ce qui me revenait, sans m’encombrer de formalités. Puisqu’elle n’est plus des nôtres... »
Le jeune perædhel frissonna.
« Et tu as dit avoir été ennuyé. Qui t’as ennuyé ?
— Les singes m’ont ennuyé, répondit Aodhann avec un rictus carnassier. Un barrage de singes qui se croyaient armés pour m’affronter. Mais ils l’ont bien regretté ! »
Son frère ricana avec lui de concert, visiblement très fier, et après avoir posé une main fraternelle sur lui, il monta dans le vaisseau. Aodhann ramassa son sac ensanglanté – des trophées, de macabres trophées, Kael le savait – et suivit. Kael resta là, à devoir affronter les regards horrifiés de ses amis.
En s’installant dans son fauteuil de pilote, Kael aperçut par la caméra du sas une troupe de nekomats. Visiblement, les félinoïdes avaient leur vaisseau non loin du leur. Parmi les têtes poilues, Kael aperçut celle, ronde et blanche, de M. Lov, le traducteur qui l’avait confondu. Il resta à l’observer, les yeux légèrement plissés.
« Pourquoi tu ne lance pas la procédure de désarrimage, Kael ? » demanda Keita.
Aodhann, qui avait pris la place d’Indis, lui jeta un regard incisif.
« Ton ennemi se trouve parmi eux ? lança-t-il, soudain agressif. Celui qui t’as vendu aux humains.
— Non, mentit Kael, soucieux d’éviter un nouveau massacre de la part de l’ældien.
— Alors pourquoi tu les observes ? »
Kael tourna la tête. Comme tout ældien, il avait du mal à mentir. Mais il avait une part humaine, aussi, alors il décida de couper la poire en deux.
« Je les observe en vue de ma prochaine configuration », répondit-il.
Ce n’était pas vraiment un mensonge. Il n’avait jamais vu de nekomat avant aujourd’hui, et il se rendait bien compte à quel point il avait été stupide de vouloir se faire passer pour l’un deux, même métisse.
« Ta prochaine configuration ? cracha Aodhann avec un mépris évident. Tu comptes recourir à ce déguisement ridicule toute ta vie ?
— Bah, faut avouer que c’est quand même bien pratique », fit Kael prudemment.
Aodhann échangea un regard avec son frère, qui se tenait debout derrière lui.
« On lui dit, ou pas ? » demanda-t-il en ældarin.
Keita fit mine de ne rien avoir entendu. Il surprit le regard inquiet de Kael, et celui, conspirateur, des deux ældiens. Sentant qu’il était de trop, il se leva et quitta le cockpit.
Kael releva la tête.
« Me dire quoi ? »
Aedhen se planta devant lui, un sourire satisfait sur son visage féroce.
« Eh bien… On ne t’as jamais dit ce qui arrivait aux perædhil, au bout de quelque temps ? »
Kael sentit une vague d’inquiétude lui tordre le ventre. On était sur le point de lui faire une révélation importante sur son destin de semi-ældien.
« Non… Qu’est-ce qui leur arrive ?
Le grand mâle posa sa main sur son épaule, et d’une pression, il le força à s’asseoir.
— Notre cœur est fait de feu. Ce n’est pas qu’une image : il est de la même matière que ce qui constitue le coeur des étoiles.
— Oui, je le sais, s’empressa de dire Kael. L’organe S². »
C’était ainsi, lui avait expliqué sa mère, que les humains nommaient ce qui leur servait de cœur. Un organe « super solénoïde ». Kael ignorait ce que ça voulait dire exactement, mais il savait que c’était quelque chose de très différent d’un organe humain, ou même sapiens. Seuls les ultari en possédaient.
« Pour cette raison, continua Aedhen, notre coeur est immortel, et ne peut être détruit. Lorsque notre chair meurt, après des éons à être conservée par ce coeur de feu – et régénérée par celle des autres, parfois – ce qu’il contient est réaffecté ailleurs. Ce qui reste de notre corps se cristallise.
— Oui, je sais tout ça… Mais où est le rapport avec les perædhil, et le problème avec les configurations ?
Aedhen arbora un sourire suave.
— Les adannath sont mortels, leur être ne procède de la même nature que nous. Oh, bien sûr, au fond, nous avons la même origine… Comme toute vie dans la Voie. Mais leur cœur est tendre et mou. Périssable. Comme un fruit de Lomë. Lorsqu’ils meurent – très vite – il disparaît. Et la petite, la minuscule étincelle en eux qui était de la poussière d’étoiles s’envole comme les flammèches d’un brasier. Donc… Maintenant, jeune perædhel, imagine un fragile corps mortel habité par une moitié d’organe solénoïde, comme tu dis… Que se passe-t-il, à ton avis ?
— La partie ædhel consume la partie humaine, murmura Kael.
— Exactement. Et ce processus est rapide. Bientôt, Caël… Ton enveloppe humaine fondra. Et alors se révélera ta vraie nature. Tel un phénix, tu renaîtras du feu de ta combustion. Ce processus est la seconde naissance des perædhil. C’est le moment où ils doivent faire un choix : continuer en tant qu’ædhel, ou mourir en tant qu’humain. Tu comprends ?
Kael hocha la tête. Oui. Il comprenait.
— Quand ? demanda-t-il, la gorge nouée.
— Cela dépend. Pour certains, c’est quelques siècles. Pour d’autres, moins. Une seule constante, néanmoins : plus l’individu est puissant, plus il se consume vite.
— D’accord, souffla Kael, la bouche sèche. Mon père me l’avait plus ou moins dit, à mots couverts. Il m’a conseillé de profiter de mon humanité tant que je le pouvais. Et j’ai fait ce rêve, où je me voyais brûler. Mais qu’advient-il des humains ? Ceux qui ont été irradiés par nous ?
Le regard intelligent et calculateur d’Aedhen le regarda de trois quarts.
— Les humains ? Tu veux parler de ta mère, n’est-ce pas ?
— Oui », admit Kael sourdement.
Jamais il n’avait discuté du cas de sa mère avec son père. Il n’avait jamais osé. Surtout, comment imaginer la suite, lui qui était si jeune encore ? Mais son père, lui, devait y penser. Chaque jour, chaque minute, chaque micro-seconde de sa vie. La vie d’un humain était si courte !
Aedhen le regarda, souriant de l’air sûr de lui d’un aîné ayant beaucoup à apprendre à un jeune.
« Les humains irradiés par nous, comme tu dis… Ceux-là, eh bien… Dis-toi qu’ils sont comme ces fleurs que les adannath coupent pour les mettre dans l’eau, à qui ils rajoutent de l’engrais régulièrement pour les faire durer le plus longtemps possible. Ou – si je reprends cette métaphore qui selon moi est encore meilleure – comme un fruit de Lomë conservé dans la glace. Il garde la même apparence, mais il sèche – il se cristallise, lui aussi – puis meurt. C’est très variable. Certains subsistent longtemps. D’autres moins. »
Kael lâcha le regard grenat d’Aedhen. Son père savait-il tout ça ?
Un jour, pensa Kael, ma mère disparaitra. Elle ne flambera pas comme moi, ni ne se transformera en statue de cristal comme mon père, non : elle disparaitra. Et le coeur de mon père sera atteint par le muil, la maladie de l’ennui. Il prendra son cair et cherchera Tyrn-an-nnagh. Comme Śimrod a une époque… Sauf que mon grand-père, au moins, a eu la chance de mourir avec sa bien-aimée, en une seule flambée. Une telle apothéose sera déniée à mes parents.
Kael tourna à nouveau son visage vers Aedhen. L’ældien sourit en voyant l’expression grave et déterminée sur celui du perædhel : il était beau, oui ! Et la tristesse ne faisait que rehausser cette beauté.
« Parle-moi des configurations. En quoi peuvent-elles s’avérer dangereuses, pour moi ?
— Lorsque ton épiphanie arrivera, ton corps en délitement passera par toutes les configurations que tu as assumées dans ta vie de perædhel, toutes. Il les passera en revue pour arrêter ta dernière apparence – celle que ton cœur considèrera comme ta véritable forme. Si tu as passé tout ton temps sous le masque d’un nekomat… Alors un nekomat tu deviendras, mon petit Caël. Pour toujours. »
Un nekomat, pour toujours ? Non. Ce n’était pas envisageable.
« Je peux donc devenir un humain pour toujours ? Choisir la forme que j’assume maintenant ?
— Oui, c’est pour cela que je te parle de choix. Mais si tu fais ce choix, Caël, alors tu ne dureras pas. Tu gagneras, quoi, la moitié d’un siècle ? Un peu plus, peut-être. Puis tu mourras, en tant qu’humain. Sans espoir de retour. Et il n’y aura même pas de cristal à récupérer sur toi.
— Certains perædhil ont fait ce choix par le passé, annonça Aodhann de sa voix grave. Des femelles, surtout. Par amour pour un mâle humain. Deux en particulier sont restées célèbres, on a chanté des chansons sur elles… Des chansons tragiques.
— C’est là le point de départ des lignées que l’ont dit originaires de notre sang, ajouta Aedhen. Mais aucun de ces descendants ne possèdent d’organe S², jamais. Ce ne sont donc pas des ædhil. Ils ont quelques dons, toutefois.
— Et surtout, ils portent bien nos petits, précisa Aodhann. Ces lignées étaient recherchées autrefois.
— Peut-être que ta mère en est descendante. Combien de portées a-t-elle menées à terme, déjà ? »
Kael ne répondit pas à cette question purement réthorique. Le tableau venait de lui apparaître plus clairement.
« Je vous suis reconnaissant de m’avoir instruit de tout cela, fit-il en regardant les deux ældiens dans les yeux. Mon père ne parle que par métaphores, et je me rends compte que j’étais loin de posséder les clés pour comprendre ce qu’il disait. Grâce à vous, maintenant, je le peux, et j’ai une meilleure idée de ce qui m’attends, ainsi que de la portée de certains enjeux.
— Ah oui, sourit Aedhen. Ton père est fils de filidh.
— Fils de sidhe, lui même fils de filidh, corrigea Kael.
— La rumeur faisait de Śimrod Surinthiel le porteur du masque de l’Etranger, répliqua Aedhen. Un filidh, donc, le plus révéré d’entre eux. (Il fit une pause). Le plus craint, aussi. »
Kael en resta coi. Encore quelque chose qu’il ignorait. Ces deux ædhil avaient tant à lui apprendre !
« L’Etranger ? demanda-t-il timidement.
— Celui qui incarne Arawn sur scène, lors de la cathbeanadth, lui apprit Aedhenn avec un sourire patient.
— La quoi ?
— Ah, Caël-le-perædhel, c’est encore une autre histoire ! Nous te la conterons plus tard, à une autre occasion. Tu en as assez entendu pour aujourd’hui, je crois. »
Keita était revenu. Comme il se tenait timidement au fond du cockpit, sans oser s’approcher, Kael lui fit signe.
« Il faut se désarrimer, Kael », chuchota son ami.
Kael acquiesça. Yamfa vint les rejoindre, s’installant entre Keita et lui. En s’asseyant, elle lui jeta un bref regard. Kael chercha à le soutenir, mais elle rompit rapidement ce contact. Puis les machines se mirent à vrombir, et le perædhel se plongea dans sa tâche comme seuls ceux de son espèce savaient le faire, oubliant tout le reste.
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