Interlude : Les nuits féroces de Pangu

11 minutes de lecture

Un feulement colérique retentit dans l’obscurité. La nuit était chaude, le ciel d’un poignant noir bleuté. Les hibiscus et autres fleurs tropicales embaumaient l'air de leur parfum entêtant, comme un gémissement qui montait vers la nuit. Le fermier leva la tête et tendit l’oreille au long hululement rauque. Il venait de la forêt qui bordait son domaine. Il se passait souvent des choses étranges dans ce territoire. Tout le monde le savait. Mais personne n’en parlait.

Il avait lui-même tenté d’évoquer le sujet avec la propriétaire du domaine, une jeune femme aux riants yeux gris qu’il trouvait charmante (bien qu’un peu masculine), toujours suitée d’une flopée d’adorables bambins et dont on ne voyait jamais le mari, le mystérieux « M. Ren ». La jeune femme, pour une ancienne naute (la rumeur lui prêtait même une expérience dans l’infanterie mobile) avait vraiment la main verte : depuis qu’elle s’était installée sur ce petit lopin de terre aride, dix-huit ans auparavant, le coin était devenu un vrai jardin d’Eden. Hisashi ne connaissait pas les chiffres personnellement, mais il avait entendu dire qu’elle produisait plus de quarante mille boisseaux de riz par an, et récoltait même plusieurs fois dans l’année. Tout cela sans machine, à croire qu’elle avait toute une armée de petits lutins qui travaillaient pour elle !

Hisashi se renfonça dans son fauteuil. Il avait entendu un nouveau cri, plus proche du grognement cette fois, et il aurait même mis sa main à couper qu’il s’était rapproché. Il était même tout près d’ici.

Un mouvement saccadé dans les hautes cimes des pins qui formaient le premier fond du bosquet, juste derrière la rangée touffue et couverte de lierre des acantha ordata, le fit quitter son fauteuil pour se rapprocher de la balustrade de la véranda. Cette petite barrière de bois était la seule chose qui le séparait de la jungle luxuriante des Srsen, juste en face. À peine quelques mètres.

*

Son fils s’y était perdu une fois : il avait même disparu pendant plusieurs jours dans ce dédale végétal. C’était M. Ren, le mari de la sympathique Mme Rika, qui l’avait ramené.

« Votre fils s’est perdu chez nous, avait-il annoncé de sa voix basse et chaude, teintée de cet accent étranger que personne n’arrivait à identifier. Je suis venu vous le ramener. »

Keita était en bonne santé, rose et joufflu comme un goret. Plus tard, il raconta qu’il avait vu d’appétissants fruits dorés pendre des arbres, derrière le bosquet, et qu’il s’y était enfoncé pour les cueillir. S’étant aventuré de plus en plus loin, il avait fini par perdre son chemin. C’est comme si les arbres s’étaient refermés sur moi, avait-il dit. Le ciel devenant crépusculaire, il avait commencé à avoir peur, et s’était mis à pleurer. Un petit garçon « avec une longue queue noire et blanche », attiré par ses cris, était venu le secourir. Il l’avait amené jusqu’à sa maison, un « superbe palais dans un arbre, brillant de mille feux, où tout le monde se câlinait, riait et dansait » et l’avait invité à passer la nuit chez lui. Il avait dormi dans son lit, mais le petit garçon, qui répondait au nom exotique de Caëlurín, lui avait tenu la jambe toute la nuit en lui racontant mille histoires toutes plus rocambolesques les unes que les autres. « Chaque fois que mes paupières se fermaient, il embrayait sur une nouvelle histoire. En bas, les gens faisaient la fête. Il y avait beaucoup de musique, des parfums bizarres, et des arbres dans la maison ». Finalement, Keita avait réussi à s’endormir, bordé par le petit Caëlurín qui avait fini par se coller en boule contre lui, lui « donnant très chaud avec sa queue en fourrure », et le « couvrant de bisous partout, surtout sur le cou ».

Lorsque le lendemain, M. Ren, le père de Caëlurín, avait voulu le ramener, ce dernier avait, paraît-il, fait une terrible crise. Il avait supplié ses parents de laisser Keita habiter avec eux, arguant qu’il avait besoin d’un « frère de portée de son âge ». Très embarrassé, M. Ren avait fini par lui promettre qu’on le mettrait à l’école pour qu’il se fasse de nouveaux amis du genre de Keita, et, gêné, le taciturne exploitant terrien avait ramené Keita chez lui.

« Je suis désolé, s’était excusé M. Ren en pliant son immense silhouette pour accompagner ses propos. Cela ne se reproduira plus : vous avez ma parole. »

Le fermier avait balbutié qu’il était le premier désolé, que son fils était un chenapan, à venir chaparder des fruits sur son terrain, et qu’il allait mieux le surveiller. Ce à quoi M. Ren lui avait répondu, avec beaucoup de timidité, que s’il le souhaitait, son fils pouvait revenir quand il le voulait.

« Cela plairait beaucoup à Caëlurín », avait dit Ren à Hisashi. C’est ainsi qu’il avait su que son fils ne lui avait pas menti : le gosse des Srsen s’appelait bien Caëlurín. Ce n’était pas une invention.

La queue de fourrure en revanche… Hisashi avait revu le petit Caëlurín à peine deux mois après, lors de la rentrée scolaire à l’école agricole. C’était un bambin adorable et très vif, toujours rieur et prêt à faire des farces, mais très gentil, d’une beauté incroyable avec son teint de fruit bien doré au soleil, ses cheveux d’un blond tellement clair qu’ils semblaient blancs et ses yeux verts comme le fond de la mer. Hormis cette beauté hors du commun et la grande indépendance qu’il manifestait, le gamin était tout à fait normal. Hisashi avait apprécié le fait qu’on le laisse avoir les cheveux longs comme le petit gosse libre et sauvage qu’il était, et il s’était surpris à penser que les Srsen devaient être des gens bien, partageant une philosophie similaire à la sienne, avec qui il pourrait s’entendre.

La deuxième fois qu’il vit M. Ren, Hisashi fut très surpris. Son voisin, bien que particulièrement grand et impressionnant physiquement (la rumeur locale le disait vétéran d'une escouade d'élite), dégageait une impression de force tranquille qui avait beaucoup inspiré confiance à l’ex soldat qu’était lui-même Hisashi. Mais la deuxième fois qu’il l’aperçut, au marché du village le plus proche (et le seul de Pangu à l’époque, situé tout de même à six cent kilomètres), Hisashi lui trouva un air différent, pour ne pas dire obscur et effrayant. « Cela ne peut pas être lui », pensa Hisashi en voyant sa voisine, Mme Rika, rire des murmures d’un sombre hère culminant derrière elle comme un corbeau de mauvais augure, ses doigts immenses posés sur sa taille fine alors qu’il se penchait pour lui chuchoter on-ne-savait-quoi à l’oreille. M. Ren, tel qu’il apparaissait ici, ne ressemblait plus à l’honorable légionnaire en fin de carrière devenu planteur de végétaux rares, mais à une star décadente de la pop galactique, cette horrible musique que les jeunes écoutaient dans les colonies les plus proches de l’axe. Bien sûr, Hisashi savait que son voisin avait les cheveux blancs. Mais il était certain que chez un homme viril et franc comme l'était Ren, il ne s’agissait pas d’un effet de style. Hisashi savait ce que le front faisait aux combattants. Ce qu’il lui avait fait à lui… Et les cosmo-légionnaires voyaient, affrontaient des horreurs qu’aucun autre soldat ne pouvait imaginer. Pour Hisashi, il s’agissait donc de cheveux naturels : il en aurait mis sa main à couper. Alors quelle ne fut pas sa surprise en découvrant que Ren avait en fait les cheveux encore plus noirs que sa femme, mais qu’il en teignait la moitié en blanc ! Et qu’il était tatoué, sur le visage, comme un gangster d'astroport ou un hérétique ! Qu’il portait des bijoux aux symboles bizarres et même, pour ce qu’il avait pu en juger, du maquillage ! Hisashi n’avait jamais vu le visage de Ren jusqu’ici. L’impression avait été très forte et l’avait beaucoup troublé. En rentrant, il avait dit à son épouse que, finalement, les Srsen étaient peut être encore plus originaux qu’il ne l’avait pensé.

Puis il avait revu Ren, à la lisière de sa propriété, sur le dos de l’un de ses chevaux bizarres. L’aimable voisin lui avait fait un signe (auquel Hisashi répondit, bien sûr) sans s’approcher. Mais Hisashi avait été rassuré de constater, même à cette distance, que son voisin avait repris son aura de vétéran des guerres galactiques. En fait, ce n’était pas lui au marché ce jour-là, c’était même évident. Mais alors, qui était l’autre ? Sentant qu’il empiétait sur un terrain privé, Hisashi avait renoncé à y réfléchir.

*

Jusqu’à cette nuit-là. La nuit des feulements. Des feulements qui se rapprochaient. Pensant que c’était peut être quelque fauve dangereux, Hisashi était allé chercher son fusil d’embuscade avec calculateur balistique, silencieux et vision nocturne intégrés. Une merveille qu’on lui avait dit être de l’armement d’élite du SVGARD, destiné aux missions d’assaut. Il avait épaulé et attendu que la bête se montre, l’œil rivé dans le viseur.

Et alors, il l’avait vu. Il n’y avait pas un, mais deux fauves. Le premier était particulièrement impressionnant : son corps aux lignes puissantes était anthracite, d’un gris noir comme le ciel de l’espace, et constellé de micro-taches comme autant d’étoiles. Cette créature extraordinaire possédait une crinière si blanche qu’elle reflétait la lune et surtout, un panache spectaculaire, qui se déployait derrière lui et suivait ses mouvements comme la queue stellaire d’une nova. La seconde bête paraissait moins puissante, mais elle était élégante et racée. Elle n’arborait pas de panache mais son corps portait des zébrures noires se découpant sur le blanc, parmi d’autres motifs d’un type que Hisashi n’avait jamais vu. Les deux créatures possédaient toutes deux d’impressionnantes griffes, avec lesquelles elles se battaient, essayant de se lacérer l’une et l’autre, et un long visage triangulaire, pointu, qu’une incroyable symétrie et des traits délicats rendaient presque humain. Leurs yeux étaient deux miroirs de mercure poli, dans lesquels se reflétaient la bioluminescence de l’écosystème de la jungle. Et les somptueuses créatures, en dépit de tous leurs sauts et acrobaties dans les arbres, de la souplesse de leurs positions accroupies, semblaient bipèdes.

Hisashi n’en avait jamais vu, ni en représentation ni en vrai (jusqu’à aujourd’hui) mais il su tout de suite ce que c’était : des chats-singes sylvestres. Deux grands mâles. Il renonça à tirer, poussant le cran de sécurité de son fusil pour plus de prudence, et les observa se battre toute la nuit, se poursuivre dans les arbres. Le combat était violent, mais Hisashi se rendit rapidement compte que les deux créatures s’amusaient ensemble. Elles jouaient. Lorsque l’un des chats-singes semait l’autre, le premier l’attendait. C’était souvent le superbe mâle gris au panache qui l’emportait sur l’autre et l’attendait en haut d’un arbre, accroupi, son visage féral tourné vers le bas et ses yeux miroitant dans l’obscurité, sa longue queue se balançant de droite à gauche. Le second le rejoignait en trois prodigieux bonds, griffes plantées dans le tronc, puis il se jetait sur lui tous crocs dehors, bras ouverts pour l’enserrer. Les deux roulaient jusqu’en bas de l’arbre, s’agitaient dans les fourrés pendant un moment puis se séparaient en un saut spectaculaire. Et le ballet reprenait. Sous les trois lunes de Pangu, cette danse sanglante entre deux magnifiques fauves stellaires qu’on disait éteints était d’une beauté à couper le souffle. Pendant un moment, Hisashi regretta que son fils et sa femme ne soient pas là pour assister à ce spectacle rare. Des chats-singes sylvestres… Une espèce qu’on croyait disparue. Le plus grand prédateur mammifère existant sur les planètes terraformées. Il faudra que je prévienne mes voisins, se résolut-il en observant les deux créatures au viseur. Les chats-singes sont beaux, mais extrêmement dangereux. Il fallait penser à la sécurité des enfants.

Les deux mâles disparurent au petit matin. Vers dix heures, Hisashi prit son fusil, quatre boîtes d’anguilles de rocher marinées préparées par sa femme et se rendit, à pied, au domicile des Srsen. Il marcha pendant une bonne heure et crut même s’être égaré, jusqu’à ce qu’il croise Caëlurín à l’orée d’une clairière. Derrière le gamin facétieux, dans une mer végétale remplie de fleurs violettes, il vit trois petites s’éparpiller en gloussant vers la forêt. Ses sœurs.

« Bonjour, Caëlurín, l’interpella-t-il en répondant au salut jovial du gamin. Je viens voir tes parents. Toi et tes sœurs ne devraient pas jouer sans un adulte armé dans ses bois : c’est dangereux, tu sais. »

Le petit gosse darda ses beaux yeux émeraude sur lui, et il se dandina d’un air confiant tout en continuant à mâcher son brin d’herbe.

« Rien n’est dangereux pour nous dans cette forêt, sourit-il, car c’est notre domaine, notre bosquet. Notre territoire. »

Mais il accepta joyeusement de l’escorter jusqu’à la maison, avec ses sœurs qui suivaient à distance prudente, comme une troupe de limiers républicains encercle l’intrus. À cette occasion, Hisashi remarqua qu’aucun des gamins ne portait de chaussures. Ils allaient tous pieds nus.

Hisashi tomba en arrêt devant la maison lorsqu’il déboucha du bois. Il s’agissait d’un mini château dans un arbre, exactement comme son fils le lui avait décrit. Sous une branche, somnolant au soleil dans un hamac, se tenait Monsieur Ren, un grand chapeau de paille sur le visage. Il ouvrit un œil opalescent sous son couvre-chef en voyant l’invité que lui ramenaient ses enfants, puis afficha un sourire à la fois nonchalant et résigné. Lorsqu’il se leva pour l’accueillir, Hisashi remarqua la longue queue blanche qui dépassait de sa combinaison, et l’estafilade toute fraîche qu’il avait sur la joue. Ses pieds, nus eux aussi, étaient gris anthracite.

Hisashi ne recula pas. Il ne baissa pas non plus les yeux et répondit au sourire d’abord timide de son voisin, puis le salua chaleureusement. Ils parlèrent un peu du temps et des récoltes, puis Ren l’invita à venir se désaltérer à l’intérieur. Là, sur un canapé, il aperçut l’autre, qui darda sur lui un œil d’un noir d’encre dès qu’il eut franchi la porte. Confortablement installé sur une banquette parmi un amas de coussins, il faisait la lecture d’une voix basse et gutturale à une petite fille aux cheveux bicolores, calée contre lui. Sur son visage pâle et tatoué, ses pommettes arrogantes arboraient un hématome violacé. Une paire d’oreilles pointues dépassaient de sa chevelure noire et blanche. Ses longs doigts étaient munis de griffes, dont certaines étaient arrachées.

Sans s’arrêter de lire, il regarda passer Hisashi. Ce dernier le salua, sans obtenir de réponse. Puis, sentant la pression amicale de la main de Ren sur son épaule, il continua vers le fond de cette maison merveilleuse, confiant. Rika se tenait au fond, contre les vitres colorées et bombées au travers desquelles se dessinait une clairière envahie par les fleurs. Elle se retourna et eut un sourire désarmant.

« Oh, fit-elle dans leur dialecte commun, l’ouralo-altaïque pacifique amélioré. Ainsi, vous les voyez, maintenant. »

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0