Interlude : Avant les Cours
Je n’ai pas connu ces temps-là, mais il y a très longtemps, aux tous débuts de notre race, alors que nous vivions encore dans les bois et dans les grottes, libres et sauvages, les clans étaient des groupes de femelles et leurs petits, ne comptant qu’un seul mâle dans leurs rangs. L’organisation des maisons nobles de certaines Cours Sombres, comme à Kharë ou Urdaban, où une matriarche dirige un clan composé de ses enfants, avec un maître d’armes qui gravite en orbite sans vraiment faire partie de la famille, est, paradoxalement, une survivance de cette époque.
Dans les temps anciens, le mâle pouvait être le père – ou non – des petits du clan, mais il était surtout l’amant de toutes les femelles. En dehors du temps de la lune rouge, il ne vivait pas avec elles. Il restait en marge du groupe, chassant pour lui et le protégeant de loin. Lorsque venaient ses fièvres, il rejoignait son clan pour vivre avec lui, ensemencer les femelles et produire des petits. Toutes les six lunaisons, de façon à pouvoir entretenir la portée. Il dormait devant l’entrée de leur abri : sur le seuil de la caverne, si le clan vivait dans une grotte, sur la branche la plus basse, si le groupe habitait un arbre. De temps en temps, des mâles isolés – exclus de leur propre clan – venaient le défier pour tenter de conquérir les femelles. C’était alors à lui de se battre pour défendre sa harde. Le but du mâle, plus encore que de protéger ses femelles, était d’empêcher que son rival puisse être vu de ces dernières. Car après s’être battu avec leur mâle, il fallait encore que le concurrent les séduise. Nombres de mâles ont frôlé la mort pour ne pas avoir réussi cette dernière épreuve. L’intrus était alors chassé par les femelles furieuses d’avoir perdu leur conjoint, et souvent, il était mis en pièces et dévoré.
C’était une autre époque, différente de maintenant. À cette époque reculée, on ne s’inquiétait pas de la survie de la race en tant que telle, mais de sa famille proche, de son clan uniquement. Et encore, pour un mâle qui fécondait des centaines, voire des milliers de femelles tout au long de son existence, les très nombreux petits qu’il produisait n’avaient aucune importance. Dès qu’ils devenaient aptes à se reproduire, ils étaient vus comme des rivaux. Vivre avec ses deux fils adultes comme je le fais était impensable pour les ædhellonil de cette époque.
Lorsqu’un mâle avait ses premières fièvres, il quittait le clan, avant de prendre le risque d’être attaqué ou tué par le dominant du groupe. Très souvent, les jeunes mâles ne survivaient pas à cette séparation forcée avec le clan qui jusqu’ici prenait en charge tous leurs besoins : ils mourraient de faim dans la grotte où ils avaient pris refuge, incapables d’aller chasser seuls, ou de se battre dans leur état. Ceux qui survivaient le faisaient en rejoignant des groupes indépendants de jeunes mâles, en attente de fonder leur harde. Ils intégraient ces groupes en prenant la place la plus basse dans la hiérarchie, obéissant aux dominants et servant souvent de défouloir aux plus âgés. En prenant de la force et de l’expérience, apprenant sous la dure loi de leurs aînés, ils cherchaient eux aussi à rameuter des femelles pour fonder leur clan. Cela ne se faisait pas avant de nombreuses années. C’était une vie très dure pour les ædhellonil, bien plus dure que nous avons connu, nous.
L’une des histoires les plus tragiques dans notre culture, parfois jouée par les filidheann, est une légende de fondation que se donnent les Ytinnach d’Urdaban pour justifier leur refus d’intégrer des mâles dans leurs phalanges. Elle raconte le destin d’Ailill, un jeune très proche de sa mère – c’était un petit unique – qui fut chassé de son clan par le mâle qui le protégeait – son père, très probablement – et trouva refuge, mourant de faim, dans une grotte. Sa mère quitta le clan pour le rejoindre et le protéger, chassant pour lui et le nourrissant même de son lait le temps qu’il aille mieux. Mais le fils et sa mère finissent par être découverts par un groupe de jeunes mâles qui veulent prendre la mère pour leur harde naissante. Le fils s’interpose, les choses s’enveniment. Finalement, pris par une rage meurtrière, ils tuent le fils, sous les yeux de la mère impuissante. Cette dernière, grièvement blessée, parvient à leur échapper. Elle se remet seule de ses blessures, puis traque le groupe des jeunes. Une nuit, elle s’introduit dans leur grotte et les égorge tous, festoyant de leur chair et se lavant les cheveux dans leur sang… Puis elle part de son côté, seule et folle. Cette histoire était racontée pour justifier la domination des ellith sur les ellonil, pour nous expliquer à quel point il était important que les femelles décident entièrement de ces choses là à notre place.
Capitaine Kaëlurin Rilynurden-Srsen, Journal de Bord, entrée XXI – Cair de Sheod Uathna. Explications de Sheod sur le fonctionnement des clans ældiens.
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