Chant d'adieu
Kael n’eut pas vraiment le temps de s’inquiéter pour les frères Uathna. Après l’apparition du vaisseau noir et le départ des deux chasseurs, tout se passa très vite.
Les deux véhicules anti-gravité, sur lesquels étaient montés Aodhann et Aedhen, protégés de leur seule armure, filèrent droit sur les Niśven, à pleine vitesse et sans dériver d’un iota. Puis, sous les yeux médusés de l’équipage, Aodhann se fracassa sur le bouclier du cair dorśari. Mais il avait au préalable opéré une configuration, inconnue de Kael, qui, en démultipliant l’explosion à l’impact, ouvrit une brèche momentanée et permit à son frère de passer.
— Il s’est sacrifié pour nous permettre de nous enfuir, articula Keita d’une voix blanche, stupéfait. Sans la moindre hésitation !
— Aodhann était mourant, fit alors Omen. Il aimait Indis, et sa disparition lui a brisé le cour. Il ne voulait plus vivre. C’est une belle mort, pour lui.
C’était rare que la psyonique prenne la parole. Mais elle l’avait fait, pour annoncer, d’un seul mot, l’épitaphe d’Aodhann Uathna. Quant à cette révélation fracassante, personne n’eut l’air étonné : cela tombait, finalement, sous le sens.
Collé contre le fond du cockpit avec Cerin et Aradryan, Ciann fixait Kael de son regard noir, qui sur le moment parut au perædhel aussi humide et brillant que s’il était sur le point de pleurer. Puis il croisa celui de son ami Aradryan – comme lui, fils d’aios – et il sut ce qu’il devait dire.
— J’annoncerai sa disparition à son père, décida Kael d’une voix ferme, tentant de maitriser son émotion. Et je raconterai sa fin héroïque à son oncle Cirnnan de Tára. Je m’y engage : vous êtes tous témoins !
Anguel le poussa immédiatement sur son siège.
— Il n’y a pas de temps à perdre, tonna-t-il, impérieux. Lorsqu’un soldat donne à son unité l’opportunité de fuir par sa vie même, il faut la prendre sans hésiter. Allez !
La tête vide de toute pensée cohérente, Kael détacha son regard de la baie et se tourna vers sa console de navigation.
Une pensée l’obsédait néanmoins, tournant dans son cerveau comme un oiseau prisonnier d’une tour sombre et sans issue. Le cristal… Qui allait récupérer le cristal d’Aodhann ?
— Prends les commandes, murmura Kael à Keita. Fonce droit dans la porte.
— Ça, j’avais compris ! grogna le jeune homme.
— Yamfa, prends le poste de Keita, ordonna Kael.
La jeune femme s’exécuta immédiatement.
Kael se leva alors, et il se tourna vers Omen.
— Est-ce que tu peux me mettre en relation avec Aedhen ?
On ne voyait déjà plus ce dernier. Il avait largué son astrojet pour sauter sur le cair, par l’arrière. Visiblement, il n’avait aucune intention de revenir.
Je les ai envoyés à la mort et au néant, réalisa Kael. Tous les deux. Et tout cela, pour servir mes petits buts égoïstes.
Mais Omen lui avait déjà pris la main. Le contact de ses doigts froids rassura immédiatement Kael, qui se raffermit dans sa décision.
— Aedhen Uathna, dit-il à voix haute en ældarin. Je pleure la mort de ton frère et salue la naissance d’un grand héros. Vous autres tárani avez le coeur noble, et soyez sûr que vos faits d’armes seront transmis. Mais je te libère de ton serment envers moi. Cherche d’abord à sauver ta vie : le sacrifice de ton frère est bien assez !
La réponse du chasseur lui parvint directement :
Accomplis ta destinée, perædhel. Lorsque tu seras devenu ce que tu es, tu iras tirer nos âmes, à mon frère et à moi, des griffes de la Ténèbre. Je compte sur toi.
Ce fut là les dernières paroles qu’il entendit de lui. Peu de temps après, Omen annonça sa mort : la flamme d’Aedhen s’était éteinte.
— Ainsi tombèrent les frères Uathna, fit Anguel d’un voix grave et vibrante. À nous de faire en sorte que leur sacrifice ne soit pas vain !
Un chant plaintif s’éleva alors : c’était Cerin qui célébrait la mort et la vie des deux ældiens, les accompagnant vers leur ultime – et terrible – voyage. Elle fut bientôt rejointe par Aradryan, dont la belle voix grave accompagnait parfaitement la sienne. Ciann, quant à lui, garda le silence. Ses yeux brillants étaient toujours fixés sur Kael.
Ce dernier reprit les commandes, et, avec l’aide de Keita à la navigation, il fit franchir à l’Ama-no-kawa le portail. Les Niśven ne purent les intercepter : les frères Uathna leur avaient fait perdre trop de temps, et comme ils possédaient déjà un cair, ils ne purent les suivre. Le portail se referma immédiatement après leur passage, et aux dorśari, l’entrée fut refusée.
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